1. As we bleed
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Le jour où on nous annonça la fin du monde, j'étais trop occupé à râcler le chewing-gum qui s'était étalé sous ma semelle pour paniquer.
San Francisco disparut en premier, comme dévoré par la gueule d'un monstre.
Parmi les dernières lueurs rougeoyantes du soir, la ville s'éteignit dans un geyser d'écume. Demeura alors l'empreinte de sa présence : une mer ocre dont plus personne ne voyait le fond. Les professeurs nous parlaient souvent de mouvements des plaques et de choses étranges qui se passaient sous nos pieds, loin dans le manteau de la planète, peut-être même jusqu'au noyau. Mais à part pour alimenter les esprits tordus de certains et leur soif de scénarios catastrophes, jusqu'à ce jour sinistre rien ne nous avait jamais semblé à ce point alarmant. Nous savions tous que la Terre crevait, sous nos yeux même.
Pourtant, cette fois-là, ce n'étaient plus des paroles en l'air.
Sur le chemin de la maison, une sirène résonna, stridente et glaciale ; comme celles qui annoncent la purge dans American Nightmare. Une voix, provenant de je ne sus où - sûrement une espèce de méga méga mégaphone qui faisait le tour des quartiers - nous demanda d'un ton encore trop posé de rentrer nous abriter chez nous et d'allumer la télévision.
Je me souvenais des images diffusées dans mon salon, assis tout seul, le pain rassis d'un sandwich au thon misérablement posé sur ma table. Je me demandais quand mes parents allaient arriver.
Felix était encore en voyage et Changbin me considérait comme un homme mort depuis la rentrée. Notre trio, c'était celui des bras cassés ; impossible à faire tenir en place, impossible à séparer. J'étais pourtant seul, blasé, quand sur une chaine qui n'avait rien à voir avec les actualités, San Francisco s'écroula dans un magma âcre.
Ma main se figea sur la télécommande au moment même où je m'apprêtais à changer de chaîne.
Oh.
Oh.
Le déclic ne fut pas immédiat, pas comme je l'aurais voulu. Il s'écoula sûrement une dizaine de secondes avant que je ne revienne à moi et découvre que les images ne venaient pas d'un film de science-fiction bas budget. A la onzième seconde, je sus que mon corps venait de passer en mode pilote. A cet instant, tout devint brumeux. Mon cerveau renia la signification de l'événement et mon premier réflexe fut d'appeler mon père.
- La route est trop longue, tempéra-t-il à l'autre bout du combiné, ils ne peuvent pas nous laisser faire trop de distance.
- Vous restez comme des sardines à votre boulot ? j'entendais dans ma voix que je ne comprenais pas encore ce qui se passait. Et maman ?
- Elle est chez une amie qui ne vit pas loin.
Il me demanda si j'allais bien, et je ne sus pas quoi répondre. Il répéta la question. Désorienté, je lui dis que « non ». Ça n'allait pas. Parce que ce jour-là, nous commençâmes à prendre conscience du fait que quelque chose était en train de se casser gueule.
J'appelai ensuite mon meilleur ami : Changbin. Mais Changbin, il ne me répondit pas. Il ne répondait plus à mes messages depuis un moment. Je passai la première nuit de cette métamorphose du monde, seul, dans mon salon.
Le lendemain, Felix me donna de ses nouvelles. Il ne pouvait pas revenir de ses vacances en Australie pour la date prévue.
Ce fut de cette façon que débuta la chute de l'espèce humaine.
Presque tous les vols s'annulèrent le troisième jour et un nuage de soufre survolait désormais le ciel de l'Australie. Nous nous étions appelés un soir, en facetime. Je trouvais qu'il avait très mauvaise mine, mais son sourire me répondait avec la même chaleur.
- T'es malade ? ma voix semblait lointaine.
Peut-être que ma question, j'avais peur qu'il l'entende. Peut-être avais-je surtout peur qu'il y réponde.
De premiers cas de pneumonie sévères furent déclarés près de Canberra, causés par les résidus de silice, par les éclats chimiques, par le souffle toujours plus tonitruant des volcans. Leur air était devenu un véritable poison et chaque jour qui passait, je voyais mon autre meilleur ami et toute sa famille s'affaiblir. Peut-être que sous la croûte décrépite de cette planète, plus loin dans ses entrailles, madame bouillonnait comme un homme en colère.
Colère. Ce furent ce que nous dirent églises, écolos spirituels, et mes voisins que j'avais toujours pris pour illuminés : la Terre était en colère. Et même si j'espérais un dernier signe de miséricorde de sa part, je pouvais la comprendre.
Plusieurs catastrophes arrivèrent sur un laps de temps très court, nous n'avions même pas eu le temps d'assimiler l'ère dans laquelle nous étions en train de plonger ; un océan de ténèbres, noir et rouge, comme dans ces films, avec les explosions, la violence et le courage d'un héros.
Le genre de héros qui m'aurait ramené Felix.
Le genre qui aurait retrouvé San Francisco dans les abysses - un peu comme un nouvel Atlantide et que tous les habitants étaient devenus des hommes-poissons vivant une nouvelle vie prospère -.
Le genre qui m'aurait soufflé une bonne fois pour toutes pourquoi Changbin me détestait à en crever.
Mais ce héros, je l'avais attendu si longtemps que j'étais persuadé qu'il s'était coincé le cul dans les chiottes.
Changbin m'avait croisé un jour dans les couloirs, mais son regard s'était ensuite déporté vers la fenêtre. Les nuages n'étaient déjà plus blancs, ni gris, ni noir. L'atmosphère penchait peu à peu vers une aquarelle périmée. Pour les plus optimistes, elle croisait l'or et le crépuscule ; pour d'autres, c'était le reflet du feu qu'il y avait de l'autre côté.
La Corée du Sud n'avait pas encore été touchée.
Mais autour, c'était semblable à un domino grandeur nature. Et je savais que l'homme entamait un exode collectif pour nous rejoindre là où le mal n'avait pas encore sévi. Lorsque les médias cessèrent de nous informer sur le sort des autres régions du monde, je me rendis peu à peu compte que la réalité devenait trop atroce pour être retranscrite sur écran. La guerre avait été déclarée dans les plus grandes métropoles, réduisant certaines villes au stade de charpie. Nous devenions une fournaise, un brasier.
Certains d'entre nous avaient encore espoir que tout s'arrange. Pour d'autres, la décadence était inévitable, et en conséquence, certains craquèrent autrement que sous la virulence des cataclysmes.
Un jour, alors que je rentrais chez moi, la voiture de mon professeur de philosophie dérapa dans le ravin. « Dérapé » fut le mot que j'employai quand les policiers - ils servaient encore à quelque chose ? - voulurent reconstruire la scène. « Dérapé », pour ne pas dire que cet homme qui avait accompagné mes années lycée depuis la seconde, je l'avais vu à l'arrêt, à une centaine de mètres de l'impact. Je l'avais vu les mains au volant, le regard dans le ciel. Il n'y avait rien dans ces yeux-là. Je sus une seconde trop tard qu'il tournait la clé pour la dernière fois. Le vacarme qui suivit me glaça les veines, et pendant plusieurs jours, je ne sus jamais si le dernier craquement que j'avais entendu partait de la carrosserie ou sa boite crânienne.
Le lendemain, il y eut une minute de silence. Le surlendemain, une autre. Deux suicides à un jour d'intervalle, car l'Homme, si puissant et si minable, voulait échapper à l'apocalypse.
Ce mot n'avait jamais été énoncé comme tel, mais nous savions tous qu'il représentait désormais notre vie. Nous venions de passer le point de non-retour, la température globale avait grimpé à cause des incendies, le niveau de l'eau avait monté et les morts se démultipliaient comme la reproduction cellulaire d'un oursin. Une partie des côtes était immergée, les populations s'étaient serrées dans le littoral, avant de remonter jusqu'aux montagnes où elles croyaient trouver un instant de répit.
Même si notre petit pays était encore éloigné de la misère, je savais que dans sa grande maison bleue notre cher président fronçait sévèrement les sourcils. Il décida un beau matin de fermer les établissements scolaires. Youpi.
- J'arrive pas à croire qu'ils aient été assez cons pour pas fermer les écoles dès le début !
Pendant que nous nous dirigions telles des marionnettes vers la sortie du lycée, j'entendis la voix criarde de Changbin. Il passa à côté de moi et son épaule musclée bouscula la mienne. Je fis volte-face sans rien dire, mon corps face au sien. Et tandis qu'on se scrutait, je me rendis juste compte que je n'avais même plus la force de m'énerver.
- Bouge de là Han.
Je ne savais pas que je le voyais sûrement pour la dernière fois.
Moi, je n'étais plus qu'un parmi la première vague de survivants : ceux qui avaient tenu le coup parce qu'ils ne vivaient ni sur la côte, ni à la limite de deux plaques défaillantes. J'étais de ceux qui avaient un toit, l'air conditionné, et encore un garde-manger bien rempli.
Malgré tout, Séoul n'était pas non plus le lieu le plus sécurisé. La Corée du Sud était un tout petit pays aux reliefs moyens et à la superficie limitée. Bientôt, nous allions nous piétiner pour la place comme des fourmis piégées sur un minuscule monticule de terre. Et pourtant, quitter les terres étaient une option luxueuse que nous ne pouvions pas tous nous permettre. Pourquoi ? Parce que les vols devenaient rares, sélectifs, et dangereux.
Nous devions partir.
Lors de mon dernier appel avec Felix, la veille de mon supposé départ pour les terres de Chine, je vis la tache de sang sur le mouchoir près de son bureau. Il n'essayait plus de sourire, il était emmitouflé dans son lit, pâle et faible. Il était sale, sa peau se recouvrait d'une fine pellicule de cendre. Du fer claquait dans ses quintes de toux, il respirait comme un vieux quinquagénaire qui avait traversé toutes les crasses de la vie. Ce n'était même plus au stade de la pneumonie, c'était plus criard, plus vicieux. Sous le regard d'un gouvernement qui avait fermé les yeux.
Mère nature s'amusait avec toutes les cartes qui lui restait. Les habitants de San Francisco avaient connu le genre de mort spontanée, sans même avoir le temps de prendre conscience de ce qui leur arrivaient. En quelques minutes à peine, le sort était scellé.
Et à côté, plus cruelle, plus sadique, elle avait emprisonné l'Australie dans une ère hostile, exposée à une déchéance lente et douloureuse. Felix ne méritait en aucun cas de faire partie de cette tranche de condamnés.
Juste avant que l'écran ne se fige en noir, je m'étais entendu lui dire « Je t'aime ». Car je savais que c'était trop tard pour lui. Ensuite, j'avais pleuré en silence, parce que nous n'étions que des enfants.
Quelques heures après la fin de l'appel, je n'eus pas besoin d'un quelconque signe de sa famille pour savoir que Felix était mort.
Ce fut le moment où tout changea.
La léthargie que m'avait causé ce début de fin du monde se dissipa avec son dernier souffle. Je ne l'entendis pas, mais la sensation demeura comme un pieu dans mon cœur. Je n'attendis pas mes parents pour prendre la route. Et à deux heures du matin, j'embrassai le front de ma sœur endormie avant de disparaitre par la fenêtre.
***
Je pensais que ma fugue représenterait la période la plus sombre de cette odyssée. Mais depuis le premier jour, celui où j'étais rentré chez moi avec un chewing-gum sous la chaussure et San Francisco dans les remous, je ne me souvenais pas avoir été aussi calme.
La première nuit ne fut pas silencieuse, je me rendis compte de la vie qui subsistait encore dans la terre. Les grillons étaient toujours là, colmatés aux troncs lacérés des arbres. Ils chantonnaient la marche funèbre de chacun d'entre nous. Peut-être étions-nous devenus notre propre défilé de corbillards. Pourtant, j'avais pu, en cette soirée, observer dans le ciel l'une des dernières étoiles qui apparaissait encore. Quelque part dans ma course silencieuse, j'étais pratiquement sûre qu'elle était autrefois l'une des sœurs qui composaient la constellation de Cassiopée.
Ma première erreur aura été de ne pas dormir cette nuit, même pas un peu. L'adrénaline qui coulait en moi désintégrait la sensation de fatigue, mais pas la fatigue en elle-même. Je me sentais invincible, et quelque chose bouillonnait dans mes viscères sans que je ne sache quoi. Quelque chose qui me maintenait debout quand je sortis de la première forêt sans mourir.
Je perdis bien vite la notion du temps et de l'espace. J'avais pris la fuite sans savoir où je me dirigeais. Je partais en exile, je quittais la bombe à retardement qu'était devenue Séoul. Je savais que tout le monde se dirigeait vers la capitale, car nous étions l'un des derniers territoires vierge de catastrophes, parce que nous étions muets et gauches, et sûrement illégitimement chanceux. Je savais que du jour au lendemain, là-bas, ça exploserait. Les gens ne voulaient plus coloniser pour l'or, le pétrole ou l'eau : ils partaient envahir la terre qui leur permettrait de vivre quelques minutes de plus. Et j'espérais que mes bons vieux compatriotes Séoulites avaient bien étudié leurs cours d'histoire, car ce ne fut pas en leur baisant les pieds que les colons avaient rendu visite aux Amérindiens quelques siècles plus tôt.
Pendant longtemps, je ne sus pas comment j'étais encore ici, vivant, debout. Ainsi, la frontière de la Corée du Sud s'érigea sous mon œil.
Je n'allais pas prétendre que la fin du monde ne m'avait pas atteint. Mon reflet n'était plus le mien. Face au miroir se tenait un ancêtre, la peau rêche et crasseuse, les joues creuses et le regard vide. La première fois, je m'étais pris pour le spectre volant de mon arrière-grand-père, lui implorant de l'aide, gémissant sur la glace jusqu'à m'en tailler les doigts sur les fêlures. Je me demandais pourquoi l'aïeul pleurait autant que moi, pourquoi ses sanglots faisaient écho aux miens. Et la réalité m'avait frappé, j'étais seul, je m'apitoyais sur une image qui n'était autre que la mienne, déformée par le temps et le palissement de la terre. Je n'avais plus d'identité.
Ma deuxième erreur aura été liée à la première : l'épisode de manie qui m'avait suivi jusqu'à l'orée de la frontière m'abandonna comme un mirage. Vous ne la connaissiez peut-être pas, la manie, car moi-même j'ignorais tout des dégâts qu'elle pouvait engendrer dans votre esprit et votre corps. Le feu qui alimentait ma volonté de marcher toujours plus loin consuma sa dernière braise et sans transition aucune, je fus victime la plus glaçante des tétanies. L'euphorie se brisa entre deux souches d'arbres, la force partit, j'eus froid et mal. Et je tombai en geignant à la mort. La douleur revint à moi en réenclenchant le fonctionnement normal de mon cerveau. Ce cerveau avait besoin d'être nourri par autre chose que de la rage.
La rage.
Un lourd frisson me parcourut, à terre, face dans le ciel vers cette unique étoile qui s'effilait de nuit en nuit. Mes pupilles se dilatèrent et j'hurlais pour la première fois. C'était un cri que je ne reconnus pas, il provenait du chaos, voire des ténèbres, mais je le sentis insuffler son dernier fracas en moi. Car c'était ça, cette chose qui frémissait comme des mites dans mon ventre et mes tripes : la rage. Mère nature n'était pas la seule en colère, je l'étais aussi.
Je n'étais pas perdu, je n'étais pas effrayé, ni abattu par tout ce qui s'écroulait autour de moi : j'étais enragé. Et la rage de Han Jisung, je ne l'avais pas encore assez exploitée pour savoir jusqu'à où elle pourrait résonner.
Mais dans ce corps accablé, affaibli, je me sentis piégé. Tout en moi gémissait pour me sortir de cette paralysie supposément salvatrice. Mon esprit ne suivait plus la limite de la chair qui me recouvrait. Je voulais courir, je voulais voler, briser le monde en mille. Mais je ne pouvais pas bouger, j'étais tout à coup scindé en deux entités distinctes : celle qui écumait à s'en disloquer la gorge, et celle qui ne pouvait plus faire un pas. Le choc de cette soudaine décalcomanie me conduisit, bon gré mal gré, vers l'inconscience.
L'apocalypse n'avait pas juste anéanti des os, elle avait aussi corrompu des âmes.
***
Je me réveillai dans le noir, sans grillons et sans étoile. Tel un revenu de guerre, ce fut justement ce silence qui me fit sursauter, les sueurs froides aux tempes. Et encore une fois, ce corps si faible me rappela en s'effritant. Je le sentis abdiquer dans cet espace qui m'était encore inconnu. Mains moites, mollets, jambes et chevilles meurtris, il m'aurait suffi de passer un doigt sur chaque centimètre de ma peau pour sentir la raideur d'une ecchymose. Ce noir tentait de me donner l'occasion de faire un bilan sur l'état dans lequel je me trouvais, mais je ne voulais pas céder et découvrir les ravages dont je ne m'étais jamais soucié. La santé n'était plus une priorité pour personne. Dans la survie, un foie en piteux état ou une rate empalée valait autant qu'un rhume.
Je posai une main sur mon flanc, je devinai ma grimace. L'angoisse grimpa d'un cran en sentant la couverture glisser de mon torse lorsque je me redressai. Dans mon dos, ce n'était pas la terre de la forêt, mais une matière douce comme du coton.
Je ne parvenais pas à discerner mon environnement, mes sens émergeaient trop lentement et je mettais la faute sur le manque de force qui me gagnait toujours. Ma vision restait pauvre, à croire que quelqu'un m'avait fichu une camisole jusqu'au crâne. Néanmoins, si je ne réussis pas à adapter ma vue, mon ouïe revint à moi plus rapidement. La première chose qui brouilla sur mon tympan fut le bruit sourd d'un cours d'eau. J'imaginais un mur près de moi, qui alourdissait le son et qui parasitait celui de la nature. Un autre bruit fut celui du vent, une sonorité froide et hargneuse. Je reconnus un orage, mais l'ambiance en elle-même me fit prendre conscience qu'il y avait sûrement plus que quatre murs qui me séparaient de la sortie. Avais-je été kidnappé ?
Cette pensée fit remonter un autre frisson dans mon échine. Mes mains parcoururent mon corps en pilote automatique, et le souffle court je me surpris à chercher des preuves que j'aurais possiblement été abusé. Qu'importe de quelle façon, quels sévices, quelle monstruosité. Je n'avais plus, absolument plus confiance en l'être humain. Mes épaules retombèrent et ma nuque ne sembla plus me soutenir, j'expirais un trop plein d'air, qui se brouilla en demi-sanglot. Mon corps était toujours mien.
Ainsi, je venais de me savoir maitre de mes mouvements. Je me savais de retour à la dure réalité. Les flashs de l'apocalypse se réimprimèrent sur ma rétine. Je me recroquevillai pour faire taire le torrent de cris et de jérémiades, mains dans mes cheveux, genoux contre ma poitrine. La mort de Felix demeura plusieurs minutes, comme un sceau. Je sentais que la colère sortait de sa tanière, et je ne voulais pas qu'elle me consume encore une fois. Elle avait fait assez de dégâts. Telle une bête, je voulais qu'elle reste en cage. Le suicide de mon professeur sauta comme un disque rayé, je revoyais la scène mais à chaque fois, elle se rallongeait un peu plus. J'imaginais ma sœur et mes parents perdus en forêt, ou pire ; restés à Séoul. A Séoul où tôt ou tard toute la population serait décimée.
- Il y a quelqu'un ?
Lorsque j'entendis cette voix, je crus d'abord qu'elle venait de mon imaginaire. Alors, ma réaction fut pratiquement inexistante. Il y a quelqu'un ? Ce pouvait être moi qui me parlait, mais je ne me reconnaissais pas dans ce timbre craintif. Du moins, ce n'était pas de ce genre de crainte que j'étais victime. Il y avait la peur pure, sans faux-semblant, presque comparable celle d'un enfant. Et il y avait ma crainte à moi, qui lisait entre toutes les lignes et qui n'avait plus de source primaire. La crainte que j'entendais provenait de l'instinct, des viscères ; ce n'était pas la mienne.
Ce n'était pas ma voix.
Alors je m'écroulais en sentant du mouvement. Coup de tonnerre, glapissement. Mais pas de lumière, mon corps tomba contre le ciment, provoquant mon sifflement. Mon bras rattrapa comme il put le reste de ma carcasse, appuyant paume la première sur la crasse du sol. Et la voix craintive se coupa, souffle effrayé dont je parvins bientôt à localiser la provenance. Ma main droite se leva, et je jurai qu'elle venait de cette direction. A quatre, peut-être cinq mètres, dévoré par la pénombre. C'était un garçon, jeune, fatigué. Je ne le voyais pas encore, mais je le savais.
Et je savais qu'il était tout autant terrifié que moi. Je savais que comme moi, il ne voulait pas mourir. Alors il se tut, il n'était pas bête. Il fallait que je me déplace. J'étais sûr qu'il avait le même plan, nous venions dans un instant de détresse de dénoncer notre présence et notre emplacement. Mes genoux glissèrent sur le sol et je mordis ma langue jusqu'au sang pour ne pas geindre.
Ouest, puis Nord, je rampais. À tout moment, je pouvais croiser sa route et j'eus l'impression de vagabonder en terre hostile.
Le suspens ne dura pas bien longtemps, car effectivement, le cœur me monta au bord des lèvres quand je découvris qu'il ne me fuyait pas, mais me cherchait. Un chiffonnement traitre m'annonça qu'il était proche. Et peut-être que contrairement à moi qui étais encore trop dans le coaltar, lui me voyait.
Je frôlai ce qui sembla être une cheville, et tout à coup, le garçon me sauta dessus.
Sa main fut rapide en se plaquant contre ma bouche, et son corps bloqua le mien comme si je n'étais qu'une poupée de chiffon.
Je savais que mon regard se rapprochait de la mort.
Je voyais tout et rien telle la rétrospective de ma vie, je me sentais comme un aliéné. Je sus qu'encore une fois je méprisais ce qui me constituait, de ne pas pouvoir me défendre contre l'ennemi. J'allais être tué par quelqu'un dont je ne connaitrais jamais le visage.
Contre ses doigts, je fulminais, j'entendais ce « Lâche-moi » résonner dans ma tête. Un peu plus et elle exploserait pour lui prendre la jugulaire. Il n'en fit rien, maintenant une pression trop forte, et l'air me manqua. Il ne reculait pas, il comptait me tuer que ce soit inconscient ou de sa propre volonté. Je griffai ses bras, battis des jambes dans le vide. Son grognement n'exprimait que survie et sacrifice : dans une pièce où plus personne ne se voit, toute vie a désormais la même valeur. Le seul moyen de s'élever parmi les survivants, ce n'étaient plus les privilèges sociaux, mais la force.
Il était clairement bien plus fort que moi. Et cette évidence fit que j'arrêtai de bouger aussi désespérément.
Puis avec tout ça, il y avait encore la colère.
Cette même colère comme je ne me souvenais pas être capable de ressentir, celle qui vrillait en vous à minuit et vous coupait le souffle. La colère qui vous donnait l'impression d'être en train de mourir. Dans une vie telle que celle-ci, réorganisée pour faire de l'instinct la première des valeurs à défendre, j'avais nourri cette colère pour qu'elle devienne mon arme. Je n'allais pas sombrer avec elle sans qu'elle ne serve, alors j'avais pour volonté d'en faire ma force.
Cette colère n'avait pas de nom, elle était si vile, si torturée, elle faisait peine à voir sur le visage de l'humain. Depuis l'apocalypse, l'humain se gangrenait dans la douleur de ne plus pouvoir avancer sans détruire, car la colère le détruisait. Et l'homme détruit annihilait tout ce qui autour de lui, vivait.
Plus de bruit, le bourdonnement de la Terre avait cillé. En quelques jours à peine le monde s'était tu, se changeant en une interminable veillée mortuaire. Nous avions prié, un temps, quand au sommet de l'aube un dernier espoir luisait. Il était vain, les oiseaux devenaient muets, les vagues ne bougeaient plus. Le vent sentait la charogne de nos frères.
Je ne sus pas par quel miracle je pus avoir une emprise plus précise sur mes mouvements, mais dans un instant de flottement - il me croyait peut-être déjà mort -, sa pression se relâcha et j'en profitai pour lui mordre la main. Son cri percuta les murs mais je ne sentis que le goût métallique de son sang dans ma bouche. Je tentai de rouler sur le côté, dernier retranchement, je perdais la tête. Il bascula sur moi, tout son poids contre mes bras, mes épaules, ses jambes et son bassin cadenassant mes hanches. Crachant l'hémoglobine qui menaçait son chemin dans mes poumons, ma langue se délia dans le plus féroce des rugissements.
- LÂCHE-MOI ! LÂCHE-MOI ! LÂCHE-MOI !
Je le rouai de coups, je n'étais pas chétif de nature, mais je me savais tout sauf ragaillardi à cet instant. J'avais l'impression de frapper dans le vide, et ce ne fut que lorsque ses mots revinrent que je soufflai le magma qui désintégrait chacune de mes pensées.
- Jisung ?
Tous mes muscles se crispèrent.
Ça ne pouvait être qu'une grosse blague.
Je n'avais plus entendu mon prénom depuis des jours, peut-être des semaines ? Du moins, je n'étais plus sûr de quand j'avais quitté la maison. Et sachant que mes parents ne m'avaient pas beaucoup adressé la parole même lorsque nous partagions encore le même foyer, cette sonorité m'était presque devenue étrangère.
Jisung ? C'est qui ça, Jisung ?
Ah ben tiens, c'est le débile qui se fait plaquer à terre par un gars paumé dans le noir.
Enchanté.
Et encore une fois, je me figeai. Les rouages de mon cerveau disjonctèrent comme si le Messie avait posé les pieds sur Terre en bikini une pièce. Je me glaçai d'effroi en sentant, craintivement, sa main non blessée remonter à mon visage et glisser sur ma joue. Le geste n'avait rien de celui d'un prédateur, il était tremblant. Et malgré ça, il se cachait dans ce toucher une délicatesse qui me fit croire que j'allais peut-être être épargné. Il détailla mes pommettes et mon nez froncé, serpentant sous mon silence vers l'arcade sourcilière. Je rabattis ma paupière lorsque son pouce y passa, la gorge en cendre. Je sentais mes doigts sur ses bras et ma mâchoire se crispait pour empêcher le moindre son de trahir mon identité. Lui, je ne parvenais pas à lui donner de visage, je ne savais pas qui il était.
- Jisung... Han Jisung... c'est bien toi...
Comment, à des centaines de kilomètres de Séoul, je pouvais tomber sur quelqu'un qui savait qui j'étais ?
Je ne sus pas quelle émotion venait d'adopter sa voix. J'aurais pensé à une sorte de délivrance, quelque chose d'un peu plus fort que le soulagement de savoir quelqu'un dans la même merde que soi. Mais cette fêlure disparut lorsqu'il adopta un ton plus dur.
Nous entendîmes des pas de l'autre côté des murs.
Et l'homme, ou le garçon, me chuchota de me taire.
Je savais qu'il ne connaissait pas cet endroit lui non plus. Il avait certainement lui aussi été retrouvé dans un état lamentable et ramené ici. Cependant, quelque chose dans mon subconscient me criait que celui, celle, ceux qui nous avaient conduits là n'étaient pas forcément des gens bien.
La porte s'ouvrit et laissa entrer un fin rayon de lumière. Mon intuition devint plus forte, il y avait de la lumière de l'autre côté mais ils avaient volontairement condamné l'espace sous la porte pour que nous soyons incapables de la voir. Je ne pouvais pas m'habituer à la pénombre car ils avaient tout fait pour qu'aucune particule de lumière ne pénètre cet habitacle. Ce n'était pas un refuge, mais une salle d'isolement.
La femme qui se détailla sur le chambranle me donna une sensation de nausée qui ne s'arrangea pas avec l'odeur du sang. Elle se tenait là, bringuebalante, une longue tige massacrée par la famine qui avait atteint les campagnes. Ses yeux creux ne savaient pas où se poser et je me demandai même si elle voyait réellement. Nous n'étions plus sur nos couchettes, elle ne semblait pas s'en rendre compte. Le garçon m'avait trainé contre le mur derrière la literie poisseuse, ma silhouette amorphe roulée en boule entre ses longues jambes. Nous ne respirâmes même pas. La femme avait les joues grises, et la brève lumière formait des cratères sur son visage comme si seul son squelette soutenait sa peau.
- Qu'est-ce que tu fais ?
Puis vint la voix d'un homme.
Une vision atroce s'empara de moi à cet instant, un cri intérieur, celui où mon instinct sut que quelque chose d'horrible allait avoir lieu.
- Tu n'as pas le droit de sortir de ta chambre.
Ce genre de voix presque rassurante, le genre qu'un père susurre envers un enfant qui aurait fait une bêtise. Mais l'ombre qui s'érigea derrière-elle ne présageait pas un conte de fée, ni une remontrance toute gentillette. J'oubliais qu'apocalypse ou pas, il y avait des fous aux quatre coins du monde.
De cet homme, je ne vis qu'une main gigantesque lui saisir la gorge et balancer cette femme au sol.
- Tu n'as pas le droit de sortir de ta chambre !
Mes yeux s'écarquillèrent ; et je pouvais sentir le cœur du garçon battre la chamade contre mon dos. La porte se referma dans un fracas, fracas qui se poursuivit avec les coups et les lamentations. Elle ne criait pas, comme si elle n'en avait même plus la force, comme si ce n'était pas la première fois, mais sûrement la dernière.
- Il faut qu'on parte d'ici Jisung.
Et cet idiot dont je ne connaissais même pas le nom, mais qui connaissait le mien. Je retins son poignet dans ma main, j'allais en faire mon allié.
- Qui es-tu ? lui demandai-je.
- Ça n'a pas d'importance maintenant.
Je regardai dans le vide, chaque vibration me glaçait les veines, qu'elles viennent des murs qui tremblaient ou du souffle chaud contre ma nuque. J'avais l'impression qu'il voulait me protéger, alors qu'à mes yeux il n'était encore qu'une ombre. Où et quand l'avais-je rencontré ?
Sa voix m'était peut-être familière ? L'était-elle ? Il aurait fallu que je la réécoute, mais mon attention restait clouée sur la femme qui se faisait malmener.
Je n'avais pas envie d'intervenir.
Je n'avais pas envie d'être le héros que j'attendais depuis le début de l'apocalypse.
Je n'avais pas assez d'empathie envers ces étrangers pour aller les sauver.
Alors nous fûmes lâches, lui et moi. Je savais que lui aurait aimé tenter de l'aider, elle et les potentiels autres condamnés qui se cachaient dans cette forteresse. Mais je pris les devants sans sourciller, cadenassant son poignet dans ma main lorsque je me levai.
- Est-ce qu'il y a une fenêtre ?
Je ne le voyais toujours pas, mais quand il se tint à mes côtés, je sentis bien qu'il était un peu plus grand.
- Il y en a une oui, me souffla-t-il, là-bas.
Ce fut à son tour de me diriger, et autant me laisser toucher par un inconnu, ce n'était pas trop dans mes habitudes. Surtout après avoir tenté de nous entretuer quelques minutes plus tôt. Je passai mes doigts sur mon menton, me demandant s'il y restait encore quelques traces de son sang à lui.
Nous étions sûrement un lot de consolation pour cet homme, c'était pourquoi notre pièce comportait une fenêtre : elle n'était pas aménagée comme il le fallait pour des otages. Nous n'étions pas dans ses plans mais il ne nous jugeait pas comme une menace puisqu'il nous avait apparemment trouvés à moitié mort. Il pensait certainement que nous allions roupiller encore quelques heures ou quelques jours.
Deux minutes plus tard, nous nous retrouvâmes dans la forêt en plein orage. Ni vu ni connu. Et j'avais l'impression que nous ne représenterions pas une grande perte pour lui. Peut-être même qu'il rirait en découvrant nos lits vides. Qu'allions-nous faire une fois en liberté ? Prévenir les autorités ? Pffff.
- Minho.
Pendant que nous courions dans les bois à en perdre haleine, je l'entendis siffler ce nom. J'avais connu des Minho, et un en particulier. La lune brillait timidement entre deux gros nuages cette nuit-là, son dos me faisait face car il avait un pas d'avance. Des cheveux noirs qui se secouaient sous le vent et la pluie, une carrure plutôt imposante bien qu'il ne fut pas immense. Il portait un t-shirt sombre que la nouvelle vie à la dure avait terni et effiloché. J'avais connu des Minho, et un en particulier. J'aurais aimé de tout cœur que ça ne soit pas celui auquel je pensais.
- Lee Minho, poursuivit-il.
Des Lee Minho, il y en avait des centaines. Mais des Lee Minho qu'on connait personnellement, un peu moins.
- On était au même lycée.
Nous nous arrêtâmes encore plus loin. Il fit volte-face, mains sur les genoux. Son visage m'apparut comme pour la première fois quand, le teint sûrement déjà blême - et pas à cause de la fin du monde pour changer -, je déglutis difficilement dans son champ de vision.
Fait chier.
L'ex de Changbin.
Et certainement la raison pour laquelle ce dernier me haïssait.
***
Sur une échelle de « un » à « enculé de première du nom de Han Jisung », où se situerait quelqu'un qui aurait roulé une pelle au copain de son meilleur ami ?
Lee Minho, je le connaissais à peine. En fait, la première fois que je l'avais vu, deux ans plus tôt, une espèce de quantum bizarroïde avait joué sa fanfare dans ma tête et je m'étais surpris à faire une tronche de constipé dès que nos regards se croisèrent. Et pour quelqu'un comme moi qui s'en foutait un peu de l'avis des autres, je voulus disparaitre sous terre après avoir donné cette piètre première impression.
Je jurais pourtant que pendant que je prenais mes jambes à mon cou, il était resté là, les yeux verrouillés sur moi. Felix m'avait dit que les rencontres comme ça, ce n'était pas tout à fait dérisoire. Il avait même plaisanté - ou pas vraiment - en chantonnant Love At First Sight de Kylie Minogue. Je n'avais jamais voulu le croire et je ne lui avais pas demandé d'explication plus poussée : je ne voulais pas savoir.
Mais je m'en doutais quand même, car il y avait des choses qui ne trouvaient de réponse que dans l'étrangeté d'un instant. A l'instant même où Lee Minho avait posé les yeux sur moi, je sus qu'il pourrait me briser le cœur en mille morceaux. Et ce genre de risque, je ne pouvais pas me le permettre. Je m'étais ainsi tapi dans l'ombre.
Alors j'avais attendu. J'avais observé de loin en le sachant toujours hors de portée. C'étaient les désavantages quand on avait seize ans ; on préférait mourir que d'assumer un béguin spontané.
A cette époque, Changbin n'entrait pas encore dans l'équation.
Changbin et lui s'étaient rencontrés en intégrant le club de basketball et nous avions déjeuné ensemble de temps à autre. A chaque fois, j'avais l'impression d'être sur le point de me liquéfier. Il n'était d'ailleurs pas resté bien longtemps dans notre lycée, et ce fut quelques temps après son déménagement que j'appris que lui et Changbin s'étaient mis en couple.
Je l'avouais, cette nouvelle m'était resté en travers de la gorge.
Mon meilleur ami avait toujours été très secret concernant cette relation, il parlait peu de Minho mais je savais qu'il avait beaucoup de respect et d'admiration pour lui. Et justement, à si peu entendre son nom et à ne jamais le voir pendant nos sorties, il était pratiquement redevenu un inconnu pour moi. Et quand ils rompirent pour ne je ne sus quelle raison quelque temps plus tard, Changbin, encore une fois, en parla à peine et Lee Minho passa d'étranger à souvenir. Je devinais pourtant que cette rupture l'avait plus affecté qu'il n'avait voulu nous le montrer.
Mais puisqu'il ne voulait pas en parler, nous considérâmes Minho comme un ancien mirage.
J'essayais de considérer Minho comme un ancien mirage. Une oasis, et en fermant les yeux dans le tintamarre de ma vie, je pouvais même oublier que je refoulais des sentiments pour lui.
Jusqu'à cette soirée quelques mois plus tôt, l'une des dernières auxquelles je participais avant le début de la fin. Une soirée à laquelle je participais avec d'autres amis, là où il y avait des gens de faculté mêlés aux pauvres lycéens de dernière année que nous étions. J'oubliais que Minho avait un an de plus que nous, et ce fut bien simplets que nous nous étions plusieurs fois retrouvés face à face contre notre gré, malgré la tentative mutuelle de s'éviter pendant les premières heures. Je ne voulais pas lui parler, honnêtement.
Pour la première esquive j'avais rejoint les toilettes. Pour la deuxième, j'avais pivoté idiotement dans plusieurs couloirs. Réciproquement, j'avais aussi surpris Minho à parfois tourner les talons. Nous n'avions vraiment pas les couilles pour bomber le torse face à l'autre.
Mais il y eut un mouvement de foule, à cause d'une chanson bien trop hypée à cette époque. Et tandis qu'une bande de dégénérés gigotaient comme des vers à côté de moi, plusieurs d'entre nous basculèrent. Je fus un peu sonné lorsque mon dos heurta le mur. Cependant, le choc fut amorti par une main dans ma nuque, l'autre ayant saisi ma taille avant que je ne m'écroule au sol. Je levai les yeux et il se tenait là, lui aussi emporté dans la marmaille.
- Ça va ? chuchota-t-il.
- Ça va, répondis-je, la gorge sèche.
Je sus, à ce moment précis, que ça allait déraper.
Alors je ne pouvais même pas justifier la raison pour laquelle quelques verres et quelques conversations plus tard, je m'étais retrouvé contre le muret du jardin avec mes mains dans ses cheveux et sa langue dans ma bouche. Pendant cette nuit, il m'avait murmuré promesse sur promesse en m'embrassant avec toujours plus de passion. J'avais vacillé, j'avais cédé à la tentation et courbé l'échine devant la tension qui ne nous avait jamais vraiment quittés.
Dans l'instant, tout semblait naturel, avec ses doigts serpentant sur mes hanches et nos jambes entremêlées. Il y avait peut-être eu une impulsion, quelque chose de soudain dont nous avions besoin au même moment. Nous aurions même pu aller plus loin, mais lorsqu'il m'avait ramené chez moi, il m'avait juste embrassé une dernière fois avant de faire demi-tour. Ça avait été si fort que j'eus peur de ce qu'il provoquait par sa simple présence.
Je m'étais souvenu être resté bien trop longtemps sur le palier de ma maison, l'esprit embrouillé, pompette et déçu avant même d'oser me sentir coupable. Ce fut le lendemain que je pris conscience de ma faute. Je n'avais pas pu regarder Changbin dans les yeux pendant un moment après ça. En contrepartie, je n'avais jamais recontacté Minho.
Le karma m'avait clairement à l'œil.
- Comment tu t'es retrouvé là ?
Parce que nous avions bel et bien fini par nous revoir, et cela dans des conditions plutôt peu conventionnelles. Je me redressai du ruisseau en grognant, m'aspergeant le visage d'eau avant de m'improviser un bain de bouche ; j'avais encore son goût sur le bout de la langue. Notre escapade de plus tôt devenait déjà un morceau tabou de ma mémoire, je voulais qu'elle s'en aille au loin. Lorsque je levai la tête, Minho se tenait devant moi, un bandage autour de sa main, là où je l'avais mordu.
Malgré moi, sa présence m'agaçait. Il prenait avec lui tout ce qui restait du lycéen que j'étais, ce que j'avais juré de laisser croupir à Séoul pour repartir de zéro. En le retrouvant, je me trimballais la version humaine de ma propre boite de Pandore.
Je n'étais pas le dernier homme à être en colère. Nous l'étions tous, sinon, nous serions morts. J'avais compris que ce qui maintenait nos carcasses debout était une détermination plus vorace, plus égoïste. Nous ne voulions plus vivre pour sauver notre espèce mais pour la brûler vive, la nettoyer de nos propres mains. J'avais regardé tant de films sur l'apocalypse, j'avais imaginé tant de scénarios, feuilleté tant d'ouvrages. Le héros avait en lui la fureur du révolté, qui se battait contre un système corrompu pour élever sa voix et sauver l'humanité. Il jouait de ses défauts pour mettre en valeurs ses qualités, l'angelot de la mort dans une dystopie où les valeurs ne sont plus noires et blanches. Mais même dans ses œuvres édulcorées, romantisées, le méchant était toujours le méchant, le gentil toujours le gentil. Certes, présenté avec brio pour apparier les couleurs, car il n'était pas question de manichéisme, mais de choix. Vous choisirez toujours les principes de celui que vous connaissez.
Je ne voulais pas tomber dans cet idéal sombre, je ne voulais pas devenir mauvais.
- Comment tu m'as reconnu aussi facilement ?
Je détournai sa question en posant une autre, schéma classique du lâche. Lee Minho avait de grands yeux dans lesquels on voyait toujours beaucoup de choses, de grandes choses comme de plus petites ; il y avait de la place pour les nébuleuses, les galaxies et même pour de minuscules boites à musique. Sa bouche se tordit comme si cette question n'avait pas de pertinence. C'était une demi-nonchalance qui me trompa lorsqu'il avoua piteusement :
- Je t'ai jamais oublié.
Depuis la première fois.
Je découvris que ses promesses n'avaient jamais été déclarées dans le vent.
Et moi, comment avais-je pu l'oublier ?
J'étais persuadé que pour me sauver, mon instinct avait déclenché une sorte de blocage pour ne pas que je le reconnaisse à temps.
Physiquement, Minho n'avait pas changé de celui de mes souvenirs. Toujours ce visage à la fois dur et doux, ce long nez fin et ces lèvres sur lesquelles je me surpris à loucher un instant. Je secouai la tête. Le passé allait rester où il était, je n'étais plus le même homme.
Je ne pouvais nier que durant cette soirée d'il y quelques mois, je n'avais pas caché à Minho qu'il me plaisait. Peut-être même qu'il m'avait plus que plu, mais que je n'aurais pas été capable de me l'avouer. Puis, c'était différent dans ces nouvelles conditions, je ne jugeais pas que mon cerveau aurait encore la capacité de créer ce genre de cheminement. Mais mon cœur, lui, il avait un autre type d'autonomie.
C'était le problème d'un cœur humain, de trouver dans l'algorithme toujours plus imprévisible de l'existence la moindre trace de familiarité.
Je savais que quelque chose avait passé le point de non-retour la nuit où j'avais embrassé Minho, une chose sur laquelle j'avais finalement posé mon sceau pour ne pas tomber dans le néant. Les abysses me faisaient peur. La raison pour laquelle je n'avais jamais souhaité connaître cet homme, était car je savais que le plus grand cataclysme allait être que je tomberais irrémédiablement amoureux de lui.
Et je me souvins de son toucher, dans cette chambre fermée, sans lumière. Un frisson parcourut mon dos car je savais que mon corps avait sa propre mémoire et qu'elle me trahissait. C'était pourquoi j'avais forcé cette soirée à s'effacer de mon esprit, car elle se corrélait à d'anciennes sensations, des sensations qu'on ne pouvait plus se permettre de voir resurgir au milieu de l'apocalypse. Alors que l'orage faiblissait, le ciel se dégagea. Il apparut parmi une lueur jaunâtre qui annonçait l'aube prochaine. De manière inespéré, j'y vis un peu d'espoir.
- Felix est mort.
Je le dis car je sentais Minho dans mon dos, et que cette perte, je ne l'avais jamais encore énoncée de vive voix.
J'observais fébrilement la dernière étoile de Cassiopée disparaître pour lui laisser la place. Et je cessai de me battre contre cette évidence. Son empreinte revenait au centuple et réimprégnait tout à coup tout ce que j'étais devenu. Minho avait désormais toutes les cartes pour me mener à ma perte, et ce fut ce qui me terrifia. Je pensais qu'en quittant Séoul, je me détachais de tout ce qui m'avait fait perdre qui j'étais. Mais le noyau pur de cette métamorphose m'avait déjà contaminé. J'avais presque peur qu'en revenant dans ma vie, tel l'éphémère qu'il avait toujours été, Minho découvre qu'il ne pouvait peut-être plus me sauver.
Il me prit la main et me serra contre lui, ses lèvres se posèrent sur mon front. Le geste me surprit comme il m'apaisa.
- Pourquoi maintenant ?
- Parce que je t'ai laissé filer trop de fois.
De notre rencontre, jusqu'à nos dérapages, jusqu'à nos faux-semblants ; toute notre relation ne représentait d'un gigantesque acte manqué. Et moi, j'avais capitulé parce que Changbin avait porté ses couilles en premier.
Pourquoi après avoir tiré un trait sur ce que nous aurions pu être ? J'étais sûr que s'il était resté loin de moi, son absence ne m'aurait pas été affligeante. J'avais très bien tenu jusque-là. Alors pourquoi j'avais l'impression qu'on me sortait la tête de l'eau pour la première fois ?
Et flottant dans son étreinte, je percevais que malgré le peu qu'il me restait, il allait essayer de recoller les morceaux qui avaient volé en éclats. Ça, alors que je venais à peine de le retrouver. Ça, alors que nous ne nous connaissions toujours pas assez. Je pensais à Felix, Changbin, ma famille, le monde, les éphémères, l'humanité.
Minho,
Tu es chacun d'entre eux.
Minho,
Mon monde est toujours en feu,
Et comme ça, une partie de la colère s'envola.
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