Chapitre 31 : Un long bout de papier
Cali Bailly,
Cette feuille est officiellement la quatorzième que je tente de ne pas froisser de dépit, en espérant que cette fois ce sera la bonne...
Premièrement, pour m'assurer que tu lises cette lettre jusqu'au bout, je tiens à sincèrement m'excuser de ne pas t'avoir donné de nouvelles après le verdict de mon procès.
J'ai un très gros défaut (que tu as dû remarquer depuis le temps) : j'ai beaucoup beaucoup de mal à parler de mes problèmes et à m'ouvrir sur les sujets qui me rongent.
Rajoute à cela la pause que tu nous as imposée et je suis complètement paumé : est-ce que c'est toi qui y mets fin en me disant « c'est bon on peut parler maintenant » ou alors cela doit être à moi d'insister parce que j'ai fait le con en te laissant seule ?
Cali, si tu savais toutes les choses que j'aimerais te dire, mais je n'ai aucune idée de comment les formuler. C'est toi l'écrivaine à succès, moi je ne suis qu'un insignifiant Phoenix qui ne renaîtra de ses cendres que par le feu d'une dragonne (ringarde ou pas la métaphore ?).
Je n'ai pas voulu t'expliquer par message ou par audio tout ce que je m'apprête à te révéler, car j'avais peur d'être maladroit. Une bonne vieille lettre que je peux raturer, reformuler et corriger à ma guise me semble être le meilleur choix, surtout que là, je peux te dire absolument tout ce que je voudrais exprimer, chose qui est impossible lors d'un dialogue en face à face (là par exemple, tu ne peux pas m'interrompre ou me déconcentrer, et Dieu sait que tu peux facilement me déconcentrer, on a frôlé l'accident sur autoroute quand même...).
En parlant de face-à-face, ton petit sourire malicieux (comme si tu t'apprêtais à commettre une bêtise pour laquelle je serai volontiers ton complice), ton esprit bouillonnant, ton rire ensoleillé, ton si joli visage, le vert intense de tes yeux, ton corps qui me rend dingue, tes caresses, ta peau sucrée contre la mienne, tout cela me manque terriblement. Alors tu dois te demander pourquoi diable je suis parti à des milliers de kilomètres ?
Donc deuxièmement (parce qu'il y avait un premièrement), j'ai souhaité m'envoler pour Cuba dès l'annonce de mon verdict pour plusieurs raisons.
Tout d'abord, pour Abuela* Julimar, ma grand-mère paternelle. Tu te souviens de cette discussion que nous avions eue sur nos grand-mères respectives ? Je sais que tu tiens énormément à ta mamie Charlotte (surnommée Mam Chat si je ne me trompe pas ?), et moi c'est pareil avec Abuela Julimar, aka Yaya Juli.
Dans mon enfance, chaque fois que nous lui rendions visite, elle me bénissait (oui elle est un peu sorcière, elle pratique la santeria* héritée de mon arrière-grand-père). Mais surtout, elle m'a transmis sa passion pour la musique. Musicienne et danseuse hors pair, la Rumba, le Bolero et la Salsa émanent naturellement de son être. On peut dire qu'elle cassait la baraque durant le passé glorieux de notre Tierra Caliente*.
Ah ! Si tu l'avais vue se déhancher sur du Celia Cruz ou du Buena Vista Social Club, une vraie possédée. Enfin, il me semble que je t'avais déjà un peu parlé de tout ça. Ce que je ne t'ai pas dit en revanche (ah bon, Iker n'aime pas parler de ses soucis ?), c'est qu'elle est tombée malade alors que je ne pouvais pas quitter l'espace Shengen, à cause de ce maudit procès.
Quelques jours avant le verdict, elle a été hospitalisée. Il ne lui reste pas longtemps à vivre, j'en suis conscient. Et je m'en serais voulu toute ma vie si je n'avais pas pu lui dire au revoir, elle qui m'a accompagné et m'a sans cesse soutenu (des rituels à distance pour m'innocenter, je peux te dire que j'en ai reçu). Je souhaitais te le confier, mais tu ne répondais pas à mes textos. À vrai dire, depuis que tu es partie du dîner en avouant qu'on allait trop vite, je t'en ai aussi un peu voulu. Et puis je ne savais plus sur quel pied danser. Si j'insistais trop, aurais-je fini par te perdre ? Et si je m'éloigne trop, est-ce bon pour nous ?
Je me suis rendu compte qu'il fallait que je fasse également le point de mon côté. Je veux bien faire, pour que nous avancions aussi "normalement" que possible et nous assurer de ne pas sombrer.
Après, franchement, Cali, malgré les nombreuses réflexions que je me suis faites ces derniers jours, pourquoi ne pas se laisser porter par le courant et simplement profiter de notre bonheur ? On est très heureux ensemble, c'est ce qui importe, non ? La vie est courte, bébé...
Enfin, bref, si Madame veut faire une pause, certes, c'est aussi l'occasion pour moi de digérer tout ce qui m'est arrivé, de visualiser ce que j'envisage pour mon avenir. Me ressourcer sur mon île était donc également une bonne alternative.
Euh, Cali... Au moment où je griffonne ce quatorzième long bout de papier, je viens de recevoir un message de Carmen qui me dit que tu comptes quitter Séville ?
Nous donnes-tu encore une chance ? Ou c'est terminé dans ta tête ?
Mon cœur se tord comme un vieux chiffon essoré... Putain, ça fait mal.
Mais je peux comprendre que tu souhaites de ton côté retrouver ta famille, et le quotidien que tu as laissé à Paris. Je ne peux pas jouer les égoïstes, étant donné que je fais exactement la même chose en ce moment.
Donc, je me dépêche de terminer cette lettre et de te l'envoyer.
Il est plus que temps que je t'explique ce qui s'est passé dans ma vie ces deux dernières années.
Tu dois te douter que cela a un lien avec mon ex... Magali. Nous sommes sortis ensemble six mois. Assez pour que je me rende compte que ça ne tournait pas très rond dans sa caboche. Elle est devenue jalouse, possessive, insupportable. On se disputait souvent, et il y avait des moments où une folie furieuse l'emportait. La vaisselle, les meubles, tout y passait. Des coups, j'en ai reçu aussi. Mais je ne les ai jamais rendus. Bref. Il y a eu ces quelques semaines de flottement où je n'osais pas la quitter de peur de la rendre encore plus cinglée.
Et puis, moi qui ai déjà du mal à parler de mes problèmes, je ne me voyais absolument pas aller à un poste de police pour leur avouer que ma copine me battait. Un grand mec comme moi ? Subir les coups de sa compagne ? Ce n'est pas plutôt l'inverse d'habitude (bien sûr, qu'ils croupissent en prison ces connards) ? La honte puissance mille me gangrénait. C'est dans ces instants que je me mettais à la place de ces femmes qui n'osent pas rompre avec leurs maris violents.
On se retrouve comme piégés, physiquement et psychologiquement. On a l'impression qu'aucune solution ne saurait régler la mouise profonde dans laquelle nous nous sommes empêtrés. Alors on reste.
Heureusement, un appel de Yaya Juli m'a sauvé. Même au téléphone, elle a tout de suite compris que j'avais besoin d'aide. Je ne sais pas, il y a cette connexion spéciale, presque télépathique, qui nous lie. Elle a su que cela provenait de Magali. Elle a deviné que j'étais dans une inquiétante détresse mentale, moi, son petit-fils, d'habitude joyeux et plaisantin.
Abuela Julimar m'a donné la force de la quitter. Mais on n'en est pas resté là, hélas.
Magali m'a harcelé, m'envoyait des centaines de textos, de messages vocaux, des insultes, sur tous les réseaux sociaux possibles. Et même si je la bloquais, elle trouvait toujours le moyen de récidiver. Petit à petit, le téléphone m'a dégoûté (en majorité à cause d'elle, mais aussi parce que les réseaux sociaux me soûlent, tout simplement). C'est d'ailleurs pourquoi lorsque nous nous sommes connus, je n'étais pas du tout "branché portable" (mais le manque de toi a fini par avoir raison de moi).
Et puis un jour, elle m'a envoyé un ultime message, différent des autres. Cette fois, elle promettait de ne plus me déranger, de respecter mon choix et de définitivement tourner la page. Elle m'a donc donné rendez-vous chez elle pour que je récupère quelques affaires à moi, des cadeaux que je lui avais faits, et qu'on se quitte enfin comme des adultes.
Peut-être ai-je été trop naïf, car je l'ai crue sur parole et je me suis rendu à son appartement. Là, ambiance bizarre. Elle était à peine habillée, avait mis de la musique douce, des bougies, bref je t'épargne tous les détails, mais en tous cas, elle n'avait pas l'air de vouloir tourner la page. On a quand même discuté calmement, mais lorsque j'ai voulu partir, elle m'a sauté dessus, pour une "dernière fois". Quand je l'ai repoussée, elle est devenue complètement folle. Elle a commencé à se frapper toute seule, à se cogner contre les meubles. Donc, j'ai pris mes cliques et mes claques.
Et tu sais quoi ? À peine je suis parti qu'elle a appelé la police. Soi-disant je l'avais agressée, voire essayé de la tuer, car je ne supportais pas notre rupture. Soi-disant, c'est moi qui la battais... Soi-disant, elle avait déjà fait plusieurs tentatives de suicide, à cause de moi. Je ne sais pas comment elle s'est débrouillée, mais ils l'ont retrouvée en piteux état, blessée et couverte de bleus.
De fausses preuves, elle en a inventé, oui. Surtout que je ne pouvais pas nier que je m'étais rendu à son appartement ce soir-là.
Et puis les préjugés ont la vie dure. Mon physique, ma pratique du Free-fight dans l'adolescence, les quelquefois où la colère me submerge (encore une fois, je te jure que je n'ai jamais porté la main sur elle, par contre un petit peu sur Guillaume pendant la panne, je le confesse) : tout cela a joué en ma défaveur.
S'en sont donc suivis près d'un an et demi de procédures judiciaires.
J'ai quitté Bordeaux où j'ai fait mes études en Arts du spectacle, où je l'ai connue, pour m'installer à Paris près de ma mère et de mon avocat. Cependant, même si j'avais déménagé, je sentais qu'il fallait que je parte plus loin afin de préserver ma santé mentale. Ne pouvant me rendre à La Havane, j'ai opté pour Séville, où ma demi-sœur et mon père vivent (enfin, plus elle que lui, qui est tout le temps en déplacement). Je devais toutefois faire des allers-retours pour suivre le procès.
Et, un beau jour... Je t'ai rencontrée. Dans ce taxi, déjà, toutes les cellules de mon corps se sentaient attirées par ton aura. Mais peut-être n'avais-je pas encore l'audace de croire de nouveau en une relation ? Je peux te dire que j'ai regretté de ne pas avoir demandé ton numéro ce jour-là, ou ne serait-ce que ton prénom.
Alors quand je t'ai revue au musée, je te suis littéralement rentré dedans. "Oups, pardon de vous avoir cogné monsieur", haha, je crois bébé que c'était plutôt l'inverse...
Tu sais que si tu avais demandé à l'accueil, on t'aurait ouvert la salle des archives ? Il n'y a pas de consultation sur rendez-vous...
Bref, Cali, tu m'as redonné goût à la vie, tu ne sais pas à quel point ta présence m'a insufflé un espoir que je croyais perdu et la rage de gagner ce procès contre cette horrible personne.
J'ai choisi de ne pas t'en parler, car je craignais ta réaction. Attends, tu rencontres à peine un mec, et deux semaines après, il t'avoue qu'il doit se rendre à Paris, car il est soupçonné d'avoir presque battu à mort son ex-petite amie ? Quelle chouette rencontre non, "je signe tout de suite pour devenir sa nouvelle copine" !
C'est pour cela que je voulais attendre d'être innocenté avant de tout te révéler. Je n'aurai pas supporté que tu doutes de moi. Cela m'aurait sans doute brisé que tu veuilles me quitter à cause de ses mensonges.
Et quand enfin, la liberté m'ouvre ses bras, que je peux souffler, ma grand-mère, elle, est en train de rendre le sien.
Je suis con, j'aurais dû te le dire, je sais. Hélas, je n'y suis pas arrivé, et en plus, je t'en voulais encore avec tes histoires de pause. Je réalise aussi que mon père y est pour beaucoup. Peut-être que ça m'avait déçu que tu cèdes à ses exigences. Notre amour est plus fort que ça. Mais ne t'inquiète pas, je lui en ai touché deux mots, Rafaël se tiendra dorénavant à carreau (si tu veux encore de lui, et de son fils, Iki). Donc, dans ma tête, la dernière fois que je t'ai appelée, j'étais plutôt en mode "tu veux une pause, tu l'auras ta pause, de toute façon, je suis un homme libre maintenant, je me casse à Cuba voir ma mamie". Ouiii, Cali, c'est très puéril, et j'en suis désolé...
Déjà, dans l'avion, je ne pensais qu'à toi. Partout où je pose les yeux, je pense à toi. Ton parfum me manque, ta voix me manque... parfois, au détour d'une ruelle, dans le coin d'une pièce, j'ai l'impression de l'entendre.
J'espère que tu as pu faire le point, et que tu es heureuse d'avoir retrouvé tes repères, ta Mam Chat, tes parents, et ton joli village du sud de la France, qui me paraît très paisible. Aussi, j'ai entendu dire que Magdalena sera publié dans quelques mois, toutes mes félicitations chérie.
J'envoie cette lettre à l'adresse de Mélodie, au cas où tu y serais encore, qui sait. Mes prières t'ont peut-être empêché de le prendre, ce foutu vol ?
Et si tu n'y es plus, j'ai chargé Carmen (et donc forcément Mélo) de te l'envoyer par courrier, avec l'intégrale des Couronnes d'Adriae (pour le symbole, mais surtout pour que ce soit plus lourd : moins de risque que la poste perde la lettre, malin, non ? héhé).
Ensuite, Mélo m'a promis que quelqu'un te la remettrait en main propre (toujours pas confiance en la poste).
Enfin, où que tu sois, je prie très fort pour qu'elle te parvienne rapidement. Je vais essayer de garder le silence pour te faire la surprise. Mais je reste aux aguets (merci quand même à la poste que je critique depuis tout à l'heure pour le suivi de colis en temps réel), et si ça ne se passe pas comme prévu, je n'hésiterai pas à t'appeler (ou à t'envoyer des screen de cettedite lettre, j'ai tout prévu...).
D'ailleurs, j'en ai très très envie.
Mais je me retiens, car je suis têtu (et romantique :P). Je VEUX que tu me lises, comme moi je t'ai lue au travers de ton œuvre. Car ici, je mets mon cœur à nu.
La balle est maintenant dans ton camp : s'il te plaît, appelle-moi, ou textote-moi, bipe-moi, tweete-moi, tague-moi, peu importe, fais-moi un signe dès que tu la recevras. Je t'attends impatiemment.
Les médecins disent qu'il reste un mois, grand maximum, à Yaya Juli. J'aimerais rester jusqu'au bout, et j'espère que tu le comprends... Une fois que nous lui aurons fait nos adieux en bonne et due forme, je te promets (oui je t'avais aussi fait la promesse de tout t'avouer le jour J, mais il vaut mieux tard que jamais n'est-ce pas ?), je te promets que je suis prêt à m'investir dans notre relation et à ne plus rien te cacher.
Et si tu le souhaites (ou pas, tu fais ce que tu veux), tu pourrais revenir à Séville auprès de moi. Martha m'a dit que le deux-pièces restait encore à ma disposition. Elle est géniale. Et tu sais ce qui est encore plus génial ?
TOI. Tu es une femme exceptionnelle. Intelligente, spirituelle, drôle, magnifique, charmante, gentille, mignonne, énervante (juste ce qu'il faut pour me rendre encore plus accro), sexy, délicieuse (dans tous les sens du terme hmhmhm)... Je suis généreux en compliments depuis le début de ce long bout de papier, non ?
Ah, et une chose...
Cali, je t'aime.
Comme un con (encore une fois), je n'ai jamais osé te le dire. Pourquoi ? Alors que je le sens dans mes tripes depuis le jour où tu consultais ces archives de flamenco, cette curiosité dévorante dans tes émeraudes, qui m'a subitement transpercé le cœur.
Ouais, la peur, l'appréhension, le doute... Tout ça, j'ai envie de les envoyer valser. Et de faire confiance en notre histoire. De faire confiance à ce beau printemps à Séville, qui nous a réunis.
Oui, je t'aime Cali. Comme un fou.
Cette lettre est à présent terminée, je t'embrasse (partout), et je t'espère.
Signé : Iker Benicio Llorente
P.S : Si tu ne veux pas dépenser de crédit téléphonique, appelle-moi sur WhatsApp.
P.P.S : J'espère que toi aussi, tu m'aimes.
P.P.P.S : Est-ce que je t'ai vraiment parlé de comment économiser ton abonnement téléphonique dans une lettre d'amour ?
Santeria : Un mélange de la religion catholique apportée à Cuba par les "conquistadores" espagnols et le culte Yoruba introduit par les esclaves africains, ont donné lieu à la Santeria ou Regla de Ocha.
Les esclaves ayant l'interdiction d'honorer leurs Dieux, les ont habilement dissimulés derrière les saints catholiques leur permettant ainsi de continuer à pratiquer leur religion à l'insu de leurs maîtres. Grâce à la santeria ils purent sauvegarder également leurs danses, leurs rythmes, leurs chants et, pendant longtemps leurs langues et dialectes...
Tierra Caliente : "Terre Chaude" en espagnol. Autre surnom de Cuba.
Eh bien, on dirait que notre cher Iker a fini par tout dévoiler dans cette lettre... Qu'en avez vous pensé ? Comprenez-vous maintenant son choix de ne rien dire à Cali tant qu'il n'était pas innocenté ?
À la place de Cali, lui pardonneriez-vous ?
Enfin, vont-ils se retrouver après tous ces aveux ? Rendez-vous dans le prochain chapitre, qui est l'avant dernier :O !
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