CHAPITRE IV - Les douloureux souvenirs d'Albert de Lentwyck
Coruskand, au palais du souverain de Lentwyck.
Au cœur de la nuit, Albert de Lentwyck convoqua en secret ses chevaliers espions qui venaient juste de revenir d'un long périple. Ces quatre hommes courageux et résolus, avaient durant plusieurs semaines suivi la piste d'une soi-disant sorcière très puissante jusqu'aux confins du royaume. Cependant, leur quête les avait amenés, une fois de plus, à une désillusion. Ça faisait dix-sept ans qu'ils recherchaient s'en relâche Iorga sans avoir le moindre indice viable et susceptible de les aider à la capturer, mais leur ténacité était extraordinaire et aucun n'avait perdu espoir de retrouver la sorcière au nom de son roi avide de vengeance.
Les chevaliers, éreintés par leur voyage, furent étonnés d'être conviés en pleine nuit pour une entrevue. Sans avoir pris le temps de se rafraichir et de changer d'habits, ils s'empressèrent de rejoindre la salle du trône.
Lorsque les quatre hommes aux teints blêmes pénétrèrent dans l'impressionnante salle d'apparat à la décoration somptueuse et aux immenses vitraux de mille couleurs qui offraient une vue totale sur un parc légèrement illuminé par la lune, ils trouvèrent le roi de Coruskand avachi dans son trône et totalement absent. Éclairé que par quelques flambeaux, le visage du monarque placé dans la pénombre entretenait un certain mystère.
Les chevaliers s'agenouillèrent, gênés de se présenter devant leur souverain car ils étaient sales, mal rasés et avaient les cheveux crasseux. Toutefois, Albert de Lentwyck n'y prêta aucune attention. Il avait l'air d'être perdu dans ses pensées.
Après un long instant d'absence, le roi de Coruskand reprit ses esprits et regarda le quatuor.
— Vous voilà enfin de retour ! lança-t-il, rompant ce mutisme interminable.
— À l'instant Sir, répondit un des espions.
Albert, petit homme d'âge mûr avec un certain embonpoint, avait la réputation d'être un bon vivant et toujours souriant. Mais son visage aux joues rosées, joufflu comme un poupon et d'ordinaire rieur, était pour l'occasion grave.
L'air morne du souverain et ce silence pesant, fit comprendre aux hommes qu'il se passait quelque chose d'important.
Un des chevaliers prit la parole pour faire le rapport.
— Nous avons suivi une piste jusque dans les contrées les plus au nord du royaume mais nos recherches n'ont rien donné.
Albert, installé dans son trône, resta impassible. Il n'était pas captivé et intéressé par ces informations.
Les hommes s'échangèrent un regard dubitatif, puis osèrent lui demander.
— Pourquoi nous faire venir à un moment si tardif ? Qu'y a-t-il ?
Le roi de Coruskand fixa, tour à tour, ses fidèles serviteurs puis se racla la gorge.
— Il y a quelques heures à peine, une missive de mon ami Théodoros Kårde m'est parvenue. Les nouvelles ne présagent rien de bon ! Lui-même et sa famille ont subi une attaque d'ordre surnaturelle, au sein même de leur palais, évitant de peu la mort.
— Qui serait assez fou pour oser une telle offense ? ragea un des espions.
— Il a été retrouvé le symbole du triangle fendu d'un éclair, dit amèrement Albert. Il n'y a aucun doute à avoir sur les origines de cette malfaisante agression.
Les quatre hommes furent estomaqués, et acquiescèrent silencieusement.
— Iorga, qui fut cachée des années et des années, a fait son retour. Ce n'est pas une coïncidence si elle a réapparu juste au moment où le couple royal d'Isgard propose la main de sa fille. Il a fort à parier qu'elle tentera à nouveau de leur nuire !
— Sir, qu'attendez-vous de nous ? s'enquit le plus âgé des chevaliers qui était aussi le chef du groupe.
— Depuis tant d'années, nous avons enfin une possibilité de l'appréhender. C'est le moment d'agir ! s'exclama le roi.
— Avez-vous des renseignements ou bien une piste ? demandèrent les espions échauffés.
Albert esquissa un rictus et hocha la tête positivement.
— Les sources de cette machination ont pris leurs racines depuis le palais de l'impératrice de Lanki.
Les quatre chevaliers sourirent. Leurs regards animés par la vengeance en disaient long, ils avaient hâte d'accomplir leur devoir.
Le roi de Coruskand prit tout son temps pour expliquer à ses hommes ce qu'il s'était passé au palais de la famille Kårde, puis leur signifia la mission à exécuter.
— Je vous sommes d'aller au palais de Gladys de Vantimire pour aider ses enquêteurs et y trouver le moindre indice. Un de ses sbires ou elle-même était sur place il n'y a pas encore si longtemps.
— Nous ferons tout notre possible pour trouver la trace de leur passage ou de tout ce qui pourrait nous amener à eux ! promit un des chevaliers.
Le souverain les remercia, un à un, de leur dévouement.
— Reposez-vous un peu quelques heures ! vous partirez au matin.
— À vos ordres ! dirent-ils de concert.
Albert quitta son trône, salua ses chevaliers puis les invita à quitter la pièce aussi discrètement qu'ils étaient venus.
Le roi de Lentwyck, tourmenté, déambula un long moment dans la salle du trône, envahi par une multitude de pensées. Celui-ci se replongea dans les terribles évènements qui s'étaient déroulés dix-neuf ans plutôt, puis repensa à l'horrible épreuve qu'il avait subi à cause de l'envoutement de la sorcière Iorga et sa manipulation mentale. C'était le jour de ses quarante printemps.
Lors de la célébration d'anniversaire d'Albert, Iorga avait réussi à pénétrer dans le palais de Coruskand en prenant l'apparence d'une cuisinière prévue pour organiser le banquet. En cuisine, dans ce lieu stratégique et durant le grand festin donné en l'honneur du monarque, la sorcière put répandre un philtre maléfique dans les aliments à l'insu de tous.
Le roi de Lentwyck, sa famille, ses généraux, ses conseillers, chaque invité de la fête, ainsi que le personnel du palais furent ensorcelés et réduits à l'état de poupées sans âmes dans les minutes qui suivirent l'ingestion de la potion magique. Sans aucune possibilité d'agir ou de penser par eux même, toutes les personnes envoûtées par l'infâme ensorceleuse subirent son pouvoir psychique et se retrouvèrent sous ses ordres.
Iorga fit bloquer les accès du palais pour empêcher quiconque d'entrer ou de sortir, et de ne pas éveiller de soupçons sur ce qu'il se tramait à l'intérieur. Ensuite, elle ordonna un conseil de guerre, puis manipula le roi de Coruskand et ses généraux pour provoquer un conflit envers Isgard.
Il ne fallut que quelques jours pour que les hauts officiers, sous le maléfice de la sorcière, rassemblent plus d'un millier de soldats. Les militaires, engagés sur le champ, furent surpris de l'attitude hostile de leur souverain et ne comprirent pas l'objectif de cette déclaration de guerre envers le territoire voisin.
C'est dans une totale incompréhension que les soldats exécutèrent les ordres donnés et se dirigèrent vers les frontières d'Isgard, en de nombreuses troupes lourdement armées.
Très rapidement, les combats s'engagèrent entre les deux nations. Les troupes de Théodoros Kårde furent dans un premier temps complétement débordées, mais après des jours de batailles féroces, celles-ci organisèrent une ligne de défense impénétrable et toutes les cohortes de Coruskand durent se replier.
Au bout de quelques semaines, certains soldats des bataillons du roi de Lentwyck commencèrent à se révolter en refusant de combattre. Un petit groupe d'insurgés décida de franchir la frontière pour déposer les armes, puis tenta d'expliquer la situation au chef des armées d'Isgard.
Le général Gavrik fit prisonniers, promptement, les soldats ennemis. Cependant, perturbé par leurs révélations, il se déplaça en personne à la cour royale pour relater les faits qui lui semblaient inexplicables et bien étranges.
Théodoros, en accord avec son général, envoya Argos sur le front pour que celui-ci trouve une issue diplomatique ou tente de découvrir ce qu'il se passait dans les camps militaires adversaires.
Sur place, il ne fallut que peu de temps au vieux sage pour comprendre que les commandants des troupes de Coruskand étaient sous l'emprise d'une force obscure d'un mage noir ou d'une sorcière. Argos déploya immédiatement un contre sort puissant pour briser le sortilège et libéra les esprits de tous les généraux.
Par la suite, pourvu d'un artefact d'amplitude, le mage put étendre son pouvoir sur de longues distances et ainsi agir jusque dans les contrées les plus éloignées d'Isgard ou de Coruskand. Les hostilités entre les armées ennemies stoppèrent nette, et au palais d'Albert de Lentwyck, tout le monde retrouva sa lucidité ainsi que la raison.
Prenant conscience des tragiques évènements qui s'étaient déroulés durant son envoutement, le roi de Coruskand envoya le maximum d'hommes à la recherche de la personne source de ce fléau. Très vite, toutes les investigations et les enquêtes convergèrent à une seule identité : celle de l'ignoble Iorga. C'était une sorcière connue pour ses nombreux méfaits et qui laissait toujours le symbole d'un triangle fendu d'un éclair à la vue de tous comme signature.
Malgré toute l'énergie déployée par les hommes d'Albert pour capturer l'ensorceleuse, durant des jours et des jours, personne ne put mettre la main sur elle. Iorga était très adroite pour prendre l'apparence de quiconque et disparaitre grâce à ses pouvoirs. Quelques mages et Argos tentèrent de retrouver la sorcière, mais ce fut vain, celle-ci était trop douée pour rompre les nombreux sorts lancés contre elle pour la localiser.
La terreur et l'incompréhension entrèrent dans toutes les demeures des bourgades proches du palais du roi de Lentwyck. On ne discutait que de l'ensorcèlement du souverain, et cette nouvelle se rependit à travers le royaume comme une trainée de poudre. Personne ne se sentait en sécurité, et l'effroi fut à son paroxysme, quand bon nombre de gens apprirent qu'une malédiction avait été lancée sur l'enfant de Théodoros et Thelma Kårde.
Réfugié dans son palais, complètement anéanti, Albert fut averti de cet affreux évènement. Celui-ci comprit immédiatement qu'il n'avait pas été la cible de la sorcière Iorga, mais l'instrument de sa folie et de sa haine envers le couple royal d'Isgard. Il ne comprenait pas pourquoi cette ignoble adepte de magie noire avait provoqué cette guerre. Quel était son but ? Aucun de ses meilleurs conseillers ne fut en mesure de lui apporter une réponse convenable.
Le souverain de Coruskand était meurtri par tout ce désastre. Mais ce qui l'anéantissait éperdument, c'était qu'il ne pouvait rien faire pour venir en aide à Théodoros et à son épouse Thelma. Il s'en voulait atrocement, et savait dès lors qu'il devrait vivre avec de cruels tourments pour le restant de sa vie.
Le roi de Lentwyck sortit de sa torpeur et de ses insupportables souvenirs, importuné par le retour d'un de ses chevaliers espions. Albert se frotta rapidement les yeux mouillés de chagrin, puis fixa l'homme qui s'excusa de le déranger.
— Que me veux-tu Adrian ? demanda le roi.
— Sir... je suis entièrement dévoué à votre cause et je respecterai toujours vos choix ! dit le chevalier rougissant de son audace. Mais n'est-il pas préférable de ne pas nous précipiter de la sorte ?
Albert fronça les sourcils et resta silencieux, immobile.
— Ce que je veux dire, balbutia le chevalier. C'est qu'Iorga qui avait complètement disparu durant plus de dix-huit ans et qui, d'un coup, resurgit comme ça pour attaquer la famille Kårde sans raison apparente... j'ai peur qu'elle nous tende à tous un nouveau piège machiavélique ! Nous devrions être très vigilants et ne pas nous entêter à la pourchasser car je suis persuadé qu'elle cherche à nous diviser.
— Je comprends tes craintes, dit le roi d'une voix rassurante. Il est évident que cette sorcière à des idées perfides et qu'elle voudra à nouveau nous nuire mais tu n'as rien à craindre pour moi ou mes proches... j'ai pris les dispositions qu'il faut pour nous protéger, et je suis en sécurité au sein de ce palais.
Le chevalier inclina honorablement la tête en guise d'assentiment.
— Pour ce qui est de mes ordres ! reprit Albert sur un ton autoritaire. Il n'y a rien à discuter... vous irez tous les quatre à Lanki pour enquêter ! Il est temps d'agir à présent et de profiter de cette opportunité.
Adrian acquiesça, dépité.
— Allez dormir ! lança Albert. Vous avez une mine encore plus affreuse que les autres.
Sur ces paroles, le roi de Coruskand quitta la salle du trône dans un profond silence et sans jeter un regard à son homme de main.
Avant de partir, le chevalier remarqua une petite forme sombre et furtive dans l'un des coins du plafond. Intrigué, Adrian s'attarda puis aperçut une chauve-souris qui virevoltait près d'une torche. Cette dernière traversa la pièce en zigzag et s'échappa pas l'entrebâillement d'une fenêtre pour disparaitre dans la nuit noire.
« Est-ce un signe de bon augure ? », se demanda le chevalier. Il était affreusement inquiet.
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