- Chapitre 34 -

« Donc, si je comprends bien... Tu représenterais mes fantasmes, c'est bien ça ? »

Cette conclusion, que j'avais tirée de la longue explication du Prince PEMLER, fut mollement acquiescée par ce dernier. Installé dans le fauteuil en cuir blanc, il souriait et se tenait la tête avec sa main gauche, accoudé sur les bras du meuble, ses jambes croisées.

Il m'énervait, lui ! À part sur le plan physique, il n'avait rien en commun avec le vrai Adrien PEMLER. Il était trop confiant, trop calme et il ne bégayait jamais ! Voir un Adrien olympien, détendu et ne balbutiant pas... C'était plus stressant que je le pensais !

Et puis... En quoi il serait mes fantasmes, Adrien ?!

D'ailleurs, matérialiser ses « fantasmes » devant soi... Il fallait être sacrément malade pour y parvenir. Ou bien drogué. Ou encore malade et drogué.

« Non, tu n'es ni malade, ni droguée, Manon. », me « rassura » l'allégorie de mes illusions, toujours avec ce sourire stupide.

Prince PEMLER, voyant mon énervement, compléta son explication :

« T'es juste fatiguée et affamée, c'est tout. »

Alors que j'allais répliquer avec une pique, il me devança sur un ton à la fois dur et agréable :

« Tu le sais autant que moi que cette situation ne peut plus durer, pas vrai ? »

Je soupirai. Mais pour qui il se prenai–

« Bosser, sauter un repas, puis retourner bosser... Bosser, sauter un repas, puis retourner bosser... Bosser, sauter un repas, puis retourner bosser... Bosser, sauter un repas, puis retourner bosser... Bosser, sauter un repas, puis retourner bosser... Bosser, sauter un repas, puis retourner bosser... »

Je me retournai, surprise d'entendre une autre voix – qui me coupait la parole, en plus ! – résonner dans la même pièce que moi et ce gros lourdaud de Prince. Surtout que ce timbre m'était familier.

Je vis alors un drôle de personnage : une silhouette longiligne, vêtue d'une combinaison intégrale noire à col roulé, portant un masque, était assise près du mur, en position fœtale. Le masque blanc montrait quelqu'un qui rigolait aux éclats, comme celui de Polichinelle. La seule différence à noter était qu'il n'y avait pas de trou pour les yeux et la bouche, normalement créés pour le comédien. Malgré ce déguisement, je pouvais entendre clairement cette personne, qui répétait en boucle de façon sinistre : « Bosser, sauter un repas, puis retourner bosser... ».

Je m'approchai, sur mes gardes, de cet individu louche.

« Louise ?! réalisai-je, une fois à son niveau.

- Non, moi... Bosser ! Je suis... Sauter un repas ! Je suis tes peurs... », répondit-elle, le masque dans le vide.

OK... Elle agissait bizarrement, cette « Louise ». Elle sursautait au moindre son suspect – si des bruits de pas pouvaient être considérés comme tels –, au moindre mouvement brusque et nous rabâchait sans cesse qu'elle devait « bosser, sauter un repas, puis retourner bosser ». Aussi angoissant que l'autre Couronné, là.

« C'est tes peurs, la Précieuse ! me fit désagréablement remarquer ce dernier. Normal qu'elle soit « aussi angoissante ».

- Mais... Je t'ai pas sonné, toi ! rétorquai-je, haussant le ton. Et les Précieuses n'étaient pas au Moyen-Âge, mais au début du dix-septième siècle !

- Peut-être, mais je sais tout de même ce que c'est, puisque je suis–.

- Peu importe. », râlai-je, en soufflant un bon coup, un peu dépassée par les évènements.

Je m'assis sur le canapé, la tête entre mes mains, fixant le sol.

Donc, pour résumer... J'étais en compagnie d'un Prince à l'apparence d'Adrien exceptionnellement agaçant, d'une Louise en route pour la dépression et c'était MOI qui les imaginais.

« GÉ-NIAL, soufflai-je à moi-même.

- Tu crois pas si bien dire, la Ratée. », assura – oh non, pas encore... – une autre voix à ma gauche.

Prise de court, je bondis dans la direction opposée à celle-ci. Une fois en « dehors du potentiel danger » – derrière un des côtés du canapé, quoi –, je m'enquis avec un poil de panique :

« Et toi, t'es qui ?... CHARLOTTE ?! »

En effet, devant moi, une Charlotte était apparue. Habillée d'une robe avec des bords noirs cachant ses formes et un imprimé de corps de femme fine, chaussée de talons compensés exagérément grands – comment pouvait-on marcher avec vingt centimètres de hauteur ? – et carottes à la main, elle posait un regard orgueilleux sur moi, qui étais agenouillée derrière ma protection en misérable cuir.

« Tes complexes, la Moche. Je suis tes complexes. T'es toujours aussi longue à la détente que d'habitude. Débile. Pathétique. », annonça-t-elle, en croquant dans une de ses nombreuses carottes.

Après cette apparition insolite – qui j'espérais serait la dernière –, je me mis à faire les cent pas près de la cuisine, légèrement agacée et extrêmement perdue par cette scène grotesque au possible.

Non, mais c'était quoi ce délire ?!

« Un délire que tu ne peux pas contrôler, visiblement, commenta mon super copain le « Prince Saoulant », m'arrachant un sourire nerveux.

- Toi, là... Mais ferme ta grande gueu–

- STOP ! m'interrompit une quatrième voix – non, sérieux ?! – stridente. Pas un mot de plus, Très Chère ! »

Oh punaise. Pas elle. Sur toutes les personnes que je connaissais, pourquoi ça tombait sur elle ?!

« Pas de chance.

- Ferme-la, toi ! », ordonnai-je au « Crétin en collants », qui feignait l'innocence en levant les mains.

Juste quelques secondes suivant mon avertissement, une tempête blanche et blonde me prit par les épaules.

« Pour sortir avec quelqu'un, la première étape est d'être aimable, élégante et attirante. Et jurez ne va pas t'aider, crois-moi !

- Péter une odeur de rose et chier des paillettes, c'est également sur la liste ? ironisai-je.

- Oh, Grand Dieu ! Quel langage vulgaire ! s'indigna-t-elle, choquée. Une femme ne devrait pas se comporter de cette façon, enfin !

- Seigneur ! l'imitai-je avec une bouche en « O ». Cassiane, tais-toi, ça va attirer des Féministes. »

Sentant la pointe d'ironie dans mes propos, « Cassiane » fronça les sourcils, ses poings sur les hanches.

Je remarquai que « Madame Parfaite » était accoutrée d'une robe de mariée. Jolie. Et stupide.

« Tu marques un point, la Précieuse. », s'exclama gaiement Prince PEMLER.

Celui-ci se ravisa sur ses affirmations, car « Cassiane » alla se planter devant lui pour le disputer. Bien fait.

« Eh, laisse-moi deviner... T'es la Stupidité ! Non, non, non ! T'es la Niaiserie ! Oh, je sais : la Nunucherie ! Ouais, attends, c'est la même chose..., réalisai-je. Alors, t'–

- JE SUIS LE DÉSIR ! hurla-t-elle, le rouge aux joues.

- Ah bon ? constatai-je, déçue. Je n'aurais pas parié dessus... Dommage. »

Ce rôle lui allait comme un gant, quand même. Elle et son romantisme à deux francs cinquante, c'était plus qu'effrayant, mais affolant.

« Faites attention à vos mots, Très Chère !

- Vous entendez ce que je pense ?

- Bosser ! Bah oui, nous sommes toi, après tout..., me révéla « Louise », toujours dans la même position, dans son coin. Sauter un repas !

- Enfin, NOUS entendre. Crétine, c'était simple à comprendre ! ajoutèrent mes complexes, qui continuèrent de manger leurs carottes.

- J'ai essayé de te le dire, Petite Précieuse... Mais tu ne m'as pas écouté jusqu'au bout. »

Je ris amèrement, puis repris :

« C'est bon ? Il manque personne à l'appel, ou Sébastien va débarquer pour me dire qu'il est ma Flemmardise ?

- Non, tout le monde est là. », attesta le seul « garçon » de la pièce.

Subitement, une évidence me traversa l'esprit.

« Pour vous trois, entamai-je en désignant du menton les « filles », je comprends pourquoi je vous imagine comme ça : Louise a toujours joué la comédie – d'où le masque – et a peur de montrer qui elle est vraiment, Charlotte est complexée par sa taille et son poids, puis Cassiane est... Elle est à l'Ouest, on va dire. », terminai-je, méritant les yeux tueurs de la dernière concernée et ceux rieurs du prochain.

Il ne restait plus que lui, n'ayant pas bougé d'un millimètre depuis le début de cette comédie.

« Mais toi... J'avoue que je sèche. Pourquoi en Adrien ? Il n'est ni calme, ni confiant... Et il bafouille des débilités, en plus ! »

Toutes les facettes de mon imagination se regardèrent et, dans un signe commun – qui signifiait sûrement qu'ils étaient sur la même longueur d'onde –, ils me lancèrent en chœur :

« Tu l'aimes. »

Si j'étais en train de boire, je recracherais tout le contenu aussitôt. Si je mangeais, j'avalerais de travers. Si j'étais en plein milieu d'un bricolage, je me ferais mal. Mais ne faisant rien de tout cela, je ne réagis pas et restais, comme une grosse nouille, bloquée. Et choquée par cette déclaration... inattendue.

« Vous... Vous devez vous tromper, je ne suis pa–

- Si, tu l'es, contredit « Cassiane ». Nous sommes toi, tu es nous. Tu dois nous – enfin, te – faire confiance. »

Je me mis alors à réfléchir, après avoir observé minutieusement chacun de mes « hôtes ».

Pourquoi Adrien ?

« Tu n'auras aucune chance, de toute façon. Tu es moche, chiante, pas capable de rendre tes parents fiers, tu abandonnes tes amies..., énumérèrent mes complexes. Comment peux-tu t'imaginer avec lui ? »

Pourquoi ce rat de bibliothèque ?

« Mais tu le connais assez bien pour savoir qu'il ne te jugera pas ! contrattaqua mon désir. Il est si gentil, si attentionné... Être en couple avec Adrien doit se tenter, car l'Amour comprend de nombreux risques, dont la déclaration ! »

Pourquoi ce faux « Bad Boy » ?

« Tu parles ! se lamenta ma peur à son tour. Ce gars aura pitié de toi pour le restant de ta vie, ensuite. Si ça se trouve, il se moque de to–

- RAH, LA FERME ! tonnai-je, n'arrivant tout bonnement pas à aligner deux pensées correctement avec ces pipelettes. J'ESSAYE DE ME CONCENTRER, MERDE ! VOUS DÉBARQUEZ COMME DES FLEURS ET ME RÉVÉLEZ QUE J'AIME CETTE TOMATE D'ADRIEN ! DONC... UN PEU DE SILENCE, MERCI ! D'AILLEURS, HA HA... EST-CE QUE JE L'AIME VRAIMENT ? JE NE PENSE PAS. ET VOUS, VOUS EN PENSEZ QUOI, LES GÉNIES ?! »

Mais avant qu'ils ne répondent à ma question, j'entendis la porte d'entrée s'ouvrir à la volée, depuis la cuisine. Ce qui me fit chevroter.

Prince PEMLER, « Charlotte » et « Cassiane » disparurent à l'unisson. Sauf ma peur, qui me souffla précipitamment, avant de s'en aller :

« Tu vas morfler. »

Et elle eut raison.

À peine arrivée chez nous, ma mère me fit pivoter face à elle et me frappa au visage. Je sentis une énorme brûlure sur ma joue.

« Malade, hein ? »

Elle me donna une nouvelle claque, mais avec plus de force.

« Malade, qu'ils m'avaient dit ! Tu es en forme, pourtant ! »

Cette fois, avec le revers de sa main, son coup fut si puissant que je tombai par terre.

« TU TE FICHES DU MONDE ! cria-t-elle, furieuse comme jamais. ÇA T'AMUSE TANT QUE ÇA DE M'HUMILIER ?! TU VAS VOIR !

- Julia, arrête ! »

Mon père avait stoppé son bras. Ma mère le jugea quelques instants.

« Tu as raison. Ça ne rentrera pas dans sa tête de cette manière. Manon, suis-moi. », m'ordonna-t-elle sur son habituel ton stricte.

Je me relevai un peu péniblement, seule. Ma mère, déjà dans les escaliers, exigea que je me hâte. « Je n'ai pas toute la journée pour toi. », précisait-elle.

Elle déverrouilla la porte, qui se situait en face de ma chambre.

« Allez, rentre. »

Sachant que refuser ne servirait à rien, je pénétrai dedans. Le fameux « Clic ! » annonçant que le verrou était bloqué, je m'assis par terre, dans le noir le plus complet. Isolée. J'étais de nouveau isolée.

La « Pièce Inutile » dans toute sa splendeur invisible.

Voilà pourquoi je détestais cette pièce : je haïssais être obligée de rester seule de la sorte.

C'était la troisième fois que je venais là. La première, c'était en primaire, le jour où j'avais annoncé à mes parents que j'étais restée tout un après-midi coincée dans les toilettes à cause de Cassiane et Gwendoline. Ils ne me trouvaient pas assez forte. La deuxième, c'était quand je revenais de mon « rendez-vous » avec Adrien à la bibliothèque. Ils ne me trouvaient pas assez disciplinée. La dernière, c'était aujourd'hui.

Tout d'un coup, le bruit d'un vase se brisant sur le sol parvint à mes tympans. Curieuse, je me concentrai pour écouter ce qui se tramait en bas.

« Non, mais tu te rends compte ?! Mes collègues se moquaient de moi, j'en suis persuadée ! rugit la voix de ma mère.

- N'exagère pas, ils ont des enfants, eux aussi...

- Les enfants ! Parlons-en, des enfants ! Si seulement tu ne m'avais pas convaincu d'abandonner l'avortement... On n'aurait pas cette foutue gamine sur les bras !

- Calme-toi, c'est ta fille ! s'énerva mon père.

- MAIS JE NE VOULAIS PAS DE CETTE GOSSE, ABRUTI ! aboya-t-elle de plus belle. JE LES HAIS ! ET ELLE AUSSI, JE LA HAIS ! JE LES HAIS TOUS ! »

En entendant ces dernières paroles, le reste du monde me parut vide et sans intérêt réel. Je n'entendais plus rien, à part un acouphène qui bourdonnait dans mes oreilles. Je quittai alors ma position « assise » pour prendre celle « allongée comme une merde sur le plancher ». Ne sachant pas quoi observer, hormis l'opacité de la pièce, je fermai les yeux et inspirai un bon coup.

N'avais-je pas mentionné une fois que les murs n'étaient pas très épais, dans cette fichue maison ?

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top