- Chapitre 33 -
Alors que c'était le calme complet depuis une dizaine de minutes, le car se mit soudain à modifier sa trajectoire pour se déplacer plus à droite. Ça eut pour effet de faire cogner ma tête endormie contre la vitre et de provoquer un énorme « BIM ! » en écho, dans tout le bus. J'entendis alors le conducteur demander s'il y avait des personnes blessées, tandis que je grattai mon front meurtri avec tout le bonheur du monde.
Pour sa défense, celui-ci prétendit qu'il y avait un renard sur la route, mais n'ayant pas de réel témoin de la scène, puisque tous étaient sur leur téléphones ou bien à papoter des couples du moment, je penchais plutôt sur une inattention de sa part. Mais je n'avais pas la science infuse, après tout. Et puis, j'étais vraiment énervée par ce réveil brutal.
Je repris exactement la même posture qu'avant – c'est-à-dire, la main soulevant mon menton et regardant les champs avec leurs arbres, leurs vaches et leurs bouses ; tout ce qui pouvait être observable – et fis attention à ne pas me rendormir.
Nous étions fin avril. En quatre mois, rien n'avait changé entre moi et Adrien : nous ne nous parlions pas, ne nous regardions pas. Enfin... Je l'avais surpris à plusieurs reprises en train de m'observer, à la piscine, mais ça le rendait plus idiot qu'autre chose. S'il avait envie de s'excuser, qu'il vienne et laisse sa fierté de côté ! Juste pour ça, je ne ferais jamais le premier pas.
Bref : nous nous ignorions.
Aussi, durant ces derniers mois, je ne pouvais m'empêcher d'être méfiante vis-à-vis du duo « Louise-Charlotte ». Surtout lorsque cette dernière complimentait son Henri d'amour pour la quarante-cinquième fois de la journée.
D'ailleurs, je remarquais de nouveaux détails à chaque fois que la discussion tournait autour de lui : sa fâcheuse manie de souffler sur ses mèches, ses yeux flottant dans le vide intersidéral, son sourire cassé, ses poings fermés et tremblants, ses pieds se cognant l'un contre l'autre avec une force presque incontrôlée. Louise jouait la comédie en prenant sur elle. Et ce depuis des années, sûrement. Être à la fois en colère, jalouse et triste... C'était certainement éprouvant.
Prise pas un soudain mal de tête et sentant que je retournai chez mon sympathique ami Morphée, je me mis deux claques sur les joues. « Si j'avais su, j'aurais emmené des médicaments pour adoucir la douleur. », pensai-je en massant mes tempes.
En descendant les marches du bus, je me retins de bâiller. Une fois. Deux fois. Trois fois. Et enfin une quatrième fois, après que j'eus franchis le portail du collège.
La pression que mes parents me donnaient me fatiguait, apparemment. Autant au sens propre qu'au sens figuré. Dès qu'ils rentraient à la maison, ils n'avaient qu'une seule chose en tête : mes résultats scolaires. La définition-même de l'ambiance chez moi se résumait en un mot : étouffant.
N'y tenant plus, je mis ma main devant la bouche pour bâiller, mon horrible haleine se propageant dans mes narines, mes yeux humides. Je donnerais n'importe quoi pour une sieste.
Grouk !
« Et pour manger un peu, par la même occasion. », songeai-je en faisant allusion à mon estomac, qui avait été privé de nourriture ce matin, par manque de temps – je n'avais pas entendu mon alarme sonner.
J'entendis quelques ricanements graves à ma gauche. Même si ce n'était pas dans mes habitudes, je relevai un peu la tête pour savoir qui se moquait de moi. Je ne fus pas surprise en découvrant Sébastien et trois autres gogols, dont je ne connaissais que les visages, marcher devant moi, retournés, les mains dans les poches.
Eh ben, de vrais gangsters, ma parole.
Alors que je comptais continuer ma route, comme si de rien n'était, j'entr'aperçus un bout de cape voler au gré du vent, du même côté que ces crétins.
Une cape ?
Ma tête redressée, je pus fixer sans aucun mal un garçon habillé d'une drôle de façon.
D'un bliaud bleu recouvert de motifs polychromes et s'arrêtant aux genoux, laissant des collants noirs à découverts, avec des chaussures étonnement longues et plates, dont les bouts s'enroulaient sur elles-mêmes, semblables à une queue de cochon, l'ensemble enveloppé par la fameuse cape d'une obscurité ébène et rattachée par une chaînette en or autour du cou, ce fut de cette manière que je visualisai...
Adrien.
En Prince.
Adrien... en Prince ?
Très surprise par cette découverte – qui semblait ne choquer personne, à part moi – et cet accoutrement anormal, j'enlevai mes lunettes, me frottai les yeux, puis les remis sur mon nez. À croire que j'avais très bien fait, car le Prince PEMLER laissa sa place à Adrien PEMLER.
Je me dépêchai de continuer mon chemin, tout en ne trahissant pas mon sentiment de stupeur sur mon visage fatigué.
Une question me vint en tête : quelles drogues avais-je avalées ?
•••
Tandis que nous montions les escaliers menant à la salle où se déroulait notre examen, le petit orchestre présent dans mon esprit jouait de plus en plus fort, à chacun de mes pas. Surtout les musiciens aux percussions : ils avaient une frappe tellement puissante que ça résonnait et faisait trembler tout mon espace crânien.
En plus, y avait ce foutu estomac de malheur qui ne se calmait pas et me réclamait à manger non-stop. Toute la matinée, il grognait des « Gri ! », des « Gro ! » et bien d'autres onomatopées impossibles à reproduire. Pour me faire céder, ce ventre me faisait chanter : « De la bouffe ou un mauvais sort ! », criait-il, furieux. Mais je ne pouvais rien lui donner à manger, moi ! Et j'eus un châtiment : des crampes d'estomac.
Et cerise sur le pompon : en cette dernière heure de matinée, nous avions devoir de géographie. La matière que je détestais le plus ! Et qui me détestait également.
Pour couronner le tout avec une sauce dégueulasse et périmée que personne au monde ne voudrait, la brève apparition dans la vie réelle du Prince PEMLER me dérangeait. Si bien que je n'avais rien écouté en cours – en même temps, ces maux de tête n'étaient pas très efficaces pour rester concentrée.
Était-ce possible que les rêves deviennent réalité ? Littéralement, non, ce n'était pas le cas ! Alors... Comment ce foutu Prince avait pu se matérialiser devant moi ?!
Nous arrivâmes devant les portes de la salle et restâmes seules un petit moment, avant que des GPMC rappliquent en force. Avec eux se trouvait...
Adrien.
Ouf ! Tout était normal. Pas de Prince PEMLER à l'horizon ! Mais ça m'énervait quand même d'avoir mes heures d'examen en même temps que celles de sa classe.
Le surveillant finit par arriver et déverrouilla les portes de la pièce pour que nous nous préparions au devoir de géo, qui commençait dans dix bonnes minutes à peine. Ceci me permit de penser à autre chose qu'à ce « Prince Moderne » plus qu'étrange.
Seulement, en rentrant avec Louise et Charlotte, je me rendis compte que mes jambes me portaient avec peine.
Mais n'écoutant alors que mon instinct de survie, me suppliant de laisser ce problème de côté pour accomplir les deux prochaines heures de géographie, et ne laissant pas ma raison contrattaquer avec, comme arguments, manger et dormir, je m'en allai vers la place attribuée à mon nom.
Je parvins tout de même à celle-ci sans aucun mérite, faisant mon possible pour équilibrer ma gravité, qui se prenait pour un bateau naviguant en pleine tempête, titubant légèrement de droite à gauche.
Une fois arrivée à bon port, je pris les affaires dont j'avais besoin – trousse, copies-doubles, bouteille d'eau – et me dépêchai de déposer mon sac au fond de la salle avec ceux des autres. Je sentais que mon poids me paraissait plus lourd qu'ordinaire.
Ce n'était pas bon signe.
Pendant le trajet retour, je vis Adrien me devancer. Il n'aurait pas un peu grandi ? Il n'en avait pas besoin, il était déjà assez grand comme ça !
Pourtant, après avoir cligné des yeux, ce n'était plus Adrien qui était devant moi. C'était de nouveau le Prince avec sa somptueuse cape noire.
Puis, ce fut Adrien.
Encore après, le Prince.
Adrien.
Le Prince.
Adrien.
Le Prince.
À chaque fois que je clignais des yeux, son apparence changeait. J'avais beau essayer de nettoyer ma vue, celle-ci n'en faisait qu'à sa tête et se moquait de moi, jouant ainsi avec le Réel et l'Irréel.
« Eh, tu gênes. »
Je me tournai vaguement, juste suffisamment pour comprendre que j'empêchais Sophie d'atteindre sa place.
Bizarre... Sa tête s'était élargie et ressemblait désormais à une cacahuète. Son nez était énorme, ses globes oculaires ronds, tels des billards, et sa bouche aussi fine qu'un ver de terre.
Soudain, prise d'un acouphène terrible, ma tête se mit à tourner vite. Trop vite, faisant accélérer la symphonie que l'orchestre me faisait entendre depuis ce matin et forçant mes jambes à se reposer.
Dans une quelconque tentative, je pensais pouvoir me raccrocher à une des tables à ma disposition. Mais ma main ripa.
Et le noir recouvrit ma vue, déjà troublée par mon misérable état.
•••
Mon corps tomba sur le plancher froid du salon, lorsque je me réveillai. Avant de m'écraser au sol, j'étais allongée sur le canapé. L'horloge m'annonçait qu'il était dix-huit heures trente.
Pensant alors que mes parents étaient présents pour s'occuper de moi, je compris rapidement que seule moi occupais la maison.
« Bah... Ils m'ont laissée ici, avant de partir en trombe à leurs boulots. », concluai-je logiquement, frottant ma nuque.
Mais je me trompai : je n'étais pas seule.
Assis avec élégance sur le fauteuil près de la télé, me fixant tranquillement, un sourire sur ses lèvres, la « Cape Noire » était là.
« Bien dormi, Manon ? », me demanda-t-il, son regard bleu restant bloqué dans le mien.
Que quelqu'un me réveille, par pitié.
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