- Chapitre 30 -
Les mains en application sur ma tête, occupées à répandre le produit sur toute sa surface, et l'esprit ailleurs, je me rendis compte trop tard que du shampoing – qui devait couler sur mon front – arrivait dans mon œil. Ma pauvre rétine alors attaquée par un fort picotement, je me dépêchai de la rincer avec le peu d'eau que m'offrait la douche des vestiaires, puis l'essuyai avec ma main.
Une fois tout rentré dans l'ordre, je repris tranquillement mon shampoing et continuai à laver mes cheveux. Pourtant, même après avoir été mis en danger par ce produit chimique, je ne revins pas les pieds sur Terre pour autant.
Actuellement, je me trouvais terriblement nul.
Lors de ces dernières semaines, j'avais observé Louise avec une attention toute à fait particulière, car j'attendais le moment où elle viendrait vers moi et me dirait qu'elle avait réfléchi, voulant de mon aide pour vaincre le problème de Manon. J'étais persuadé qu'elle le ferait, d'un instant à l'autre.
Mais rien.
Sûrement dû à une grande fierté, ou bien à une très mauvaise image de moi, Louise ne me parlait pas plus qu'avant ; c'est-à-dire, quasiment jamais. Elle semblait également ne pas mener sa petite enquête sur les éventuels suspects qu'elle m'avait vaguement mentionnés – certainement trop heureuse de me remettre à ma « place » en me faisant comprendre qu'elle agirait seule sur cette affaire.
Oui, cette fille me détestait et haïssait l'idée que je puisse fouiller dans la vie de Manon.
Très protectrice, celle-là. Mais je pouvais la comprendre. Non, je reformulai : je la comprenais parfaitement. Je souhaitais aussi le meilleur pour Manon, à commencer par un bon entourage ; l'attitude de Louise me convenait alors absolument.
Mais quand même, elle ne bougeait pas son petit doigt pour savoir qui était derrière le coup de l'agenda. Et quand je voulais en savoir plus, Louise m'ignorait comme si j'étais un vulgaire fantôme à ses yeux – note ironique, puisque nous ne pouvions voir ces êtres non-réels.
Seulement, c'était ce que j'avais cru jusqu'à hier, dans l'après-midi.
En temps normal, notre première heure de cours, le mardi après-manger, était la physique-chimie. Or, nous avions un TPE, cette fois-là ; donc, il nous fallait à tous nos blouses. Mais une chose inhabituelle s'était produite à notre arrivée aux casiers : sur celui de Manon était marquée une insulte, restée gravée dans ma mémoire, au marqueur noir.
« Pauvre lèche-culs ! »
Bien sûr, Sophie rigolait aux éclats, suivie de près par ses congénères. Bizarrement, seule Cassiane riait amèrement, comme si elle n'adhérait pas ce genre de façon de « s'exprimer ». Peut-être que c'était elle et qu'elle était prise de remords ?
De toute la classe, parmi les vingt-cinq élèves de Seconde présents, Louise fut l'unique personne à s'être plantée devant le casier de son amie pour gratter la trace laissée par le marqueur. Ça lui avait pris une dizaine de minutes et elle était arrivée en retard en cours, sa blouse froissée dans les mains, ses ongles crasseux, ses longs cheveux en bataille, son front ruisselant de sueur, ses sourcils froncés dès qu'elle posa les yeux sur nous, son expression ne traduisant que du mépris.
Ceci me confirmait donc ce que je peinais à croire : Louise savait pour le harcèlement de Manon. J'en étais le premier heureux.
Mais même en sachant que sa meilleure amie allait tout faire en son pouvoir pour le stopper, je me sentais aussi inutile qu'un livre sans mot, qu'une fourchette sans dent, qu'un téléphone sans batterie. Dans l'histoire, je ne faisais rien : je n'étais pas allé effacer l'intimidation du casier de Manon, je n'avais pas ordonné à ceux qui trouvaient ça « drôle » d'arrêter de rire, je n'étais pas allé avertir un surveillant, un professeur ou le proviseur.
Je n'avais rien fait.
Cela aurait sûrement ruiné ma « popularité » qu'un « mec comme moi » aidait une « fille comme elle », alors je ne disais rien. Je ne voulais pas que ça recommence ; pour ça, je devais me trouver en haut de la classification.
Donc, je n'avais rien fait.
Et j'avais compris cette lâcheté dans le regard rempli de colère que Louise nous lançait à tous, hier, mais je sentais qu'il m'était destiné. Depuis, je me considérai comme quelqu'un qui n'en valait pas la peine.
J'étais inutile.
•••
Ma douche terminée et habillé, je m'étais rendu dehors, car je n'arrivais pas à rester en place.
Il faisait horriblement froid – normal, puisque nous étions en décembre. Mon bonnet rouge sur la tête, je frottai frénétiquement mes mains l'une contre l'autre, afin de créer un quelconque moyen de me réchauffer ; sans succès. Dès que ma peau émettait la moindre chaleur, celle-ci était balayée par un vent glacial. Comprenant que ça ne servait à rien, je plaçai mon écharpe sur ma bouche en guise de bouclier et calai mes dix doigts dans les poches de mon manteau.
Aujourd'hui, nous n'étions que tous les deux.
Ma mère ne pouvait ni nous emmener, ni nous ramener. C'était donc à moi et à ma 50cc de jouer le rôle de transport.
Seuls. Nous étions seuls.
Cette pensée me comblait tellement de joie que j'oubliai instantanément mes joues brûlées par la température, l'air hivernal séchant trop brutalement la pointe de mes cheveux sortant du bonnet, mes mains transformées en bloc de glace, la sensation que chacun de mes membres puisse se casser au moindre mouvement et mon envie urgente de chaleur.
Pendant à peu près cinq minutes, j'attendis avec impatience Manon, alternant entre le bonheur d'être enfin seul avec elle et la peur de faire n'importe quoi. Durant cette phase d'alternance illogique, je me surpris à avoir ressorti mes mains de leur abri et à tenter de les recouvrir d'un souffle chaud régulier – dû à mon stress.
Lorsqu'elle sortit, affublée d'une capuche et accompagnée de ses gants blancs, Manon me rejoignit sans émettre la moindre phrase sarcastique – qu'elle avait pourtant l'habitude de me sortir –, ses yeux marron fixant le vide. Elle semblait ailleurs, elle aussi.
Jusque-là, rien d'anormal. Mais le choc vint quand je sentis ses bras autour de ma taille, après qu'elle ait posé le casque de protection sur sa tête. En sursautant, je me retournai vers elle, à la fois penaud et embarrassé et ébahi et gêné et joyeux et...
« Quoi ? », finit-elle par demander.
Je devinai des yeux interrogateurs derrière la visière du casque. À force de la regarder en – j'étais sûr – ouvrant grand la bouche, elle rajouta :
« C'est à cause du verglas, je ne suis pas rassurée. »
Suite à cette réponse qui me ramena à la réalité, je fis semblant de remettre mon casque en place et me replaçai légèrement sur ma 50cc. Ensuite, lorsque nous étions sur la route, je me rendis compte que de la chaleur émanait de mes joues.
Je rougissais, encore et toujours.
•••
« Merci. », dit Manon dès qu'elle posa les pieds sur le trottoir, en me tendant le casque.
Tandis que je rangeais cet objet, je sentis ses prunelles ne pas me lâcher un long instant, avant de lancer :
« Je t'avais pourtant dit de laisser tomber, non ?
- De quoi ? »
Instinctivement, j'avais balbutié ces mots, voulant feindre l'innocence. Mais j'avais peur de comprendre où elle voulait en venir.
« Fais pas l'ignorant avec moi, m'avertit-elle. Hier, Louise m'a parlé d'un certain « mec aussi chiant que Bowser et Docteur Eggman réunis » – ce qui n'était pas très flatteur, visiblement – qui l'aurait convaincue d'une possible histoire de harcèlement. »
Je ravalai ma salive.
« Je... Euh...
- Je m'en doutais, marmonna-t-elle douloureusement. Sérieux, Adrien, cette « intimidation » n'était que du flan ! Va pas faire peur à Louise pour si peu ! »
En entendant « si peu », je haussai le ton sans m'en rendre compte :
« Tu te fiches de moi ? Ton « si peu », c'est ce que j'appelle du harcèlement !
- Mais qu'est-ce que t'y connais, toi, en harcèlement, Monsieur-le-Populaire-qui-sait-tout ? »
Son ton était aussi frigorifié que l'atmosphère et sans rappel.
« Tu sais..., débuta Manon, après un long silence. J'ai déjà connu pire qu'un pauvre agenda gribouillé.
- Comment ça, « pire » ? », demandai-je, curieux.
Mais au lieu de me répondre, Manon fit la sourde oreille et rentra chez elle, sans un regard pour moi et ne disant rien de plus. À sa façon, elle me faisait penser à Thorn de La Passe-Miroir : distante, désagréable, violente, parfois acerbe.
Ne voulant pas rester comme un abruti devant chez elle, je rentrai chez moi avec plus de questions que de réponses sur les bras. Lorsque mes parents m'interrogèrent : « Pourquoi as-tu une mine aussi déconfite ? », je n'en fis rien et me cloîtrai dans ma chambre. Je balançai mon sac de sport à l'autre bout de la pièce et sautai sur mon lit, déçu par cet échange qui me laissait un sentiment indescriptible en travers de la gorge.
Que voulait-elle dire par « pire » ? Parlait-elle du casier ou d'un évènement dont je n'étais pas au courant ? Qui pouvait bien s'en prendre à elle et pourquoi ? Comment stopper ces menaces blessantes ? Pourquoi était-elle dans la Lune, aujourd'hui ? Allait-elle bien, au moins ?
Fatigué, je m'endormis sans le savoir sur mon lit, tout habillé. Ce fut Jérémie qui vint me réveiller, en me sautant dessus, pour aller manger. Après avoir dîné – enfin, si on pouvait considérer qu'un verre d'eau et un simple œuf dur étaient « dîner » –, je retournai dans ma chambre et vérifiai si Manon ne m'avait pas envoyé un message. Je n'eus rien. Mais ce ne fut pas le plus mauvais dans tout ça.
Non, car elle ne m'envoya plus de ses nouvelles, depuis.
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