Un Prince bien étrange

Derrière la porte se tenait un homme à l'allure majestueuse. Dès que je le vis, je sus qu'il s'agissait de ce prince. Son visage était plongé dans l'ombre, donc je ne vis pas ses traits tout de suite. Mais à l'allure de son corps svelte et musclé, je me doutais qu'il aurait plus ou moins le physique d'un guerrier. Quand il parut, le bossu et les gargouilles (qui je ne sais comment avaient réussi à pivoter sur leur socle) s'inclinèrent. Le bossu me donna un coup et me força à m'incliner également. Mais le prince dit alors d'une voix profonde et belle, à la fois douce et terrifiante:

- Allons, Igor, pourquoi frappes tu cette jeune personne? Elle ignore tout de moi, je ne lui en voudrai pas.

Je devinai son sourire au son de sa voix. Son accent était mélodieux et étrange. Puis il descendit et vint vers nous. Son visage m'apparut enfin et mon coeur manqua plusieurs battement: son visage était certes pâle et inquiétant, mais ses traits étaient tellement parfaits et jeunes... il semblait avoir une vingtaine d'années, trente tout au plus. Ses cheveux sombres tombaient sur ses épaules et ses yeux étaient d'un noir profond. Ses lèvres fines étaient d'une pâleur extrême, autant que sa peau, en fait. Ses sourcils noirs dessinaient deux courbes légèrement froncées au dessus de ses yeux, et ses joues semblaient creusées comme celles d'une personne malade. Malgré cela, il semblait fort et je me dis que je n'avais jamais vu plus bel homme de ma vie. Son sourire, cependant, avait un aspect cruel qu'il dissimulait plutôt mal. Il s'approcha de moi et s'inclina.

- Mademoiselle, me dit-il, soyez la bienvenue dans mon humble demeure. Comme vous l'ont certainement dit mes gargouilles, je suis le prince Vladimir V, neveu du très célèbre Vlad Tepes, dit l'Empaleur.

Il porta ma main à ses lèvres. Ces dernières étaient glacées.

- Aucune beauté comme vous n'a franchi ces portes depuis si longtemps... continua-t-il. Entrez donc, vous devez être fatiguée. Vous me raconterez la raison de votre présence plus tard. Pour le moment, laissez moi vous montrer où vous logerez le temps de votre séjour.

Il m'entraîna à l'intérieur et la porte se ferma derrière nous. L'intérieur du château était aussi effrayant que son extérieur et plongé dans la pénombre. Seules quelques torches donnaient une faible lumière. Il me guida à travers les couloirs étrangement déserts et glacés. Seul le bruit de nos pas résonnait en ce lieu mort, d'une certaine manière. Je frissonnai. Le prince le remarqua.

- Je suppose que cet idiot vous a fait passer par le cimetière de la région, je me trompe? demanda-t-il d'une voix douce.

Je secouai la tête. Il sourit, puis reprit:

- N'ayez crainte. Il aime faire peur aux gens. Mais il n'est pas méchant.

J'hésitai à lui parler de l'oeil. Je n'osais pas. Il s'arrêta devant une porte et l'ouvrit. Il me dit:

- Voici votre chambre. Je suppose que vous souhaitez vous reposer. Une servante passera pour s'occuper de vous avant le dîner.

Il me laissa entrer, puis ferma la porte et s'en alla. Je restai stupéfaite : la chambre était toute aussi noire que le reste du château, avec cependant de lourds rideaux rouges et un lit à baldaquin aux tentures de la même teinte. D'étranges tapisseries recouvraient les murs.

Quelques minutes plus tard, une jeune fille d'à peu près mon âge frappa. Elle dit qu'elle était censée s'occuper de moi. Elle me mena à une salle de bains où une bassine remplie d'eau brûlante attendait. Elle partit chercher une nouvelle robe le temps que je me lavais. Malgré l'apparence effrayante des derniers événements, je me détendis dans l'eau parfumée à la rose. Je me débarrassai de la poussière et des poils de cheval qui collaient à ma peau. Quand j'eus fini, la jeune servante revint et m'aida à enfiler la robe qu'elle avait ramené. Elle était faite de soie et de velours, rouge et noire, avec de longues manches et un col en dentelle noire. Puis elle m'emmena dans la salle à manger, où le maître des lieux m'attendait. Il fit une petite révérence en me voyant et me dit:

- Cette robe vous sied à merveille.

Il me tint ma chaise le temps que je m'asseye puis alla s'asseoir en face de moi. Un domestique rapporta une assiette fumante pour moi et un verre contenant un etrange liquide rouge pour lui. Il en but une gorgée avant de me demander:

- Que faisiez vous donc seule dans la forêt, jeune fille? demanda-t-il. Vous ne ressemblez pas à une fille de village qui se sauve de chez elle en pensant vivre mieux ailleurs... je vois à votre visage que vous êtes de noble lignée.

J'acquiescai.

- Mes parents étaient au service du roi de France, dis-je.

- Ils sont morts?

Je lui racontai les évènements de ces derniers jours. Quand j'eus fini, il me fixa avec des yeux doux et me murmura:

- Ne pleurez pas. Vous êtes la bienvenue ici, et pour le temps qu'il vous faudra.

Je m'aperçus qu'en effet, une larme avait coulé le long de ma joue. Je levai la main pour l'essuyer... et sentis le contact des doigts glacés du prince sur ma joue. Je relevai la tête. Il se tenait juste à côté de moi, agenouillé pour être à ma hauteur. Mon coeur se mit à battre plus vite quand mon regard croisa le sien. Comment avait-il fait pour se déplacer si vite? Il prit ma main dans la sienne et murmura:

- Je sais ce que c'est de perdre un parent. Ma mère est morte alors que je n'étais encore qu'un enfant. Et mon père a perdu la vie sur un champ de bataille peu de temps après. C'est mon oncle qui m'a élevé.

Je sentis la pitié m'envahir. Il était certes étrange, mais cela n'empêchait pas les morts d'avoir également changé sa vie.

- Je suis désolée, chuchotai-je. Je ne voulais pas...

Il rit doucement. Un rire mélodieux et si doux que mon coeur fit un bond dans ma poitrine.

- Vous n'y êtes pour rien, répondit-il en se redressant pour retourner s'asseoir. Les morts sont ce qu'ils sont. Inutile de pleurer sur le passé. De toute façon, mon oncle m'a donné une vie au delà de tout ce que j'imaginais.

Il but une gorgée de son liquide rouge. Je finis de manger en silence, perdue dans mes pensées. Que voulait-il dire? Et comment avait il fait pour venir près de moi aussi vite? Mes questions restaient sans réponse.

À la fin du repas, il m'emmena jusque ma chambre. Je le remerciai et fermai la porte avant d'aller dormir. La servante tint à s'occuper de mes cheveux avant que j'aille me coucher.

- Comment t'appelles tu? lui demandai-je pendant qu'elle démêlait mes mèches dorées.

- Alice, répondit-elle de sa voix fluette.

- Ça fait longtemps que tu travailles ici? la questionnai-je ensuite.

Elle réfléchit une seconde et me répondit:

- Je vis ici depuis toujours. Avant moi, c'était ma mère qui servait ici. Le prince l'avait prise à son service parce qu'un soldat l'avait violée en attaquant sa ville natale et qu'elle en avait été chassée, à cause de moi. Elle était gentille, ma mère. Malgré les mauvais souvenirs que je lui rappelais, elle a tout fait pour m'offrir une vie convenable. C'est grâce à elle que le prince tolère ma présence. Il m'aurait déjà tuée, sinon.

- Et qu'est devenue ta mère? demandai-je.

- Elle est morte il y a quelques années. Elle avait une santé fragile. Le prince l'a faite enterrer dans le grand cimetière. Vous l'avez sans doute traversé en venant ici.

- Oui, opinai-je. Ce... bossu... m'a conduite droit dedans et m'a bien fait peur.

Elle rit.

- Igor, vous voulez dire? Ce satané bossu aime terroriser les gens. Je ne l'aime absolument pas. Il me fait très peur. Des fois, il essaye de me toucher. Mais quand le prince l'apprend, il le punit. Et je ne préfère pas savoir ce qu'il lui fait.

- Ce prince semble bien cruel... fis-je.

Elle arrêta de me brosser les cheveux et baissa la voix:

- Il l'est. Son oncle, Vlad l'Empaleur, était un saint, à côté. Personne ne sait pourquoi il est si horrible. Mais tout le monde connaît sa cruauté. Et tout le monde en a peur. Mais il est aussi très généreux, et malheureusement encore célibataire. Aucun homme avisé ne souhaite lui donner la main de sa fille, et ceux qui osent se font renvoyer comme des malpropres. Pourtant toutes sont riches, de noble lignée...

- Il ne souhaite peut-être pas avoir d'héritier, songeai-je à voix haute.

- Je pense plutôt qu'il cherche à trouver quelqu'un qui ne s'intéresse pas aux titres qu'il possède. Ou alors, il attend son âme soeur... même si j'ai du mal à le voir en âme romantique.

Je souris.

- Il est pourtant galant, affirmai-je en repensant au dîner.

Je vis la jeune servante sourire dans le miroir en finissant de me tresser les cheveux.

- C'est vrai que je ne l'avais jamais vu comme ça... dit-elle. Voilà, j'ai terminé.

- Merci, Alice, lui dis-je.

- Vous devriez aller vous coucher, me conseilla la jeune fille.

- Toi aussi, lui répondis-je.

Elle s'inclina.

- Passez une bonne nuit, souffla-t-elle avant de sortir.

Je me glissai sous les couvertures. Un sourire glissa sur mes lèvres. Je m'étais faite une alliée, si ce n'est une amie, malgré le lieu étrange où j'avais atterri. Je m'endormis en songeant au visage du prince et à la sincérité d'Alice...

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top