Le coeur du vampire
Père nous fit tous descendre du carrosse. De sombres nuages tourbillonnaient au dessus de nos têtes. Bien évidemment, aucune lueur ne filtrait des fenêtres du château. Père me prit par le bras et détacha mes poignets. Je massai ces derniers en l'écoutant.
- Tu vas entrer, Alice, ordonna-t-il. Tu as intérêt à nous ramener le monstre.
Elle opina du chef avant de saisir une dague effilée.
- Je vous le ramènerai aux alentours de minuit, murmura la jeune fille.
Elle se tourna ensuite vers moi. Son regard était étrange... À la fois jubilant et peiné. Puis elle frappa à la porte du château. Cette dernière ne bougea pas d'un pouce. L'une des deux gargouilles s'anima alors:
- Petite Alice, dit-elle de sa voix caverneuse, le Prince t'en voudra...
- Et dans les ténèbres éternelles il te plongera, poursuivit sa compagne, éveillée à son tour.
- Taisez vous et ouvrez, répliqua la jeune sorcière. J'ai autre chose à faire que de vous entendre pérorer.
L'une des gargouilles lui répondit :
- Nous n'ouvrons qu'au coeur pur venu pour protéger son âme soeur...
- Elizabeth, très chère, reprit l'autre, souhaitez vous entrer ?
Je le voulais. Mais je savais que si j'entrais, les chasseurs entreraient avec moi... Et le Prince mourrait. Cette pensée me fit frissonner. Mais ce n'était rien comparé à la terreur qui m'envahit lorsque la gargouille posa sur mon bras sa patte de pierre en étendant ses ailes. Les chasseurs reculèrent aussitôt, Alice fut prise de tremblements, et la gargouille me murmura doucement, d'une voix ténébreuse mais avenante:
- Parlez, et nous vous obéirons, Reine de la Nuit.
Je songeai alors à la morsure qui ornait mon cou depuis le bal. C'était la seule explication que je voyais pour ce surnom. Ils pensaient certainement que j'allais bientôt me transformer...
- Je souhaiterais parler au Prince Vladimir V, mais seule à seul.
La gargouille hocha lentement sa tête de pierre et étendit une de ses ailes derrière moi. Sa compagne fit de même et leurs ailes me coupèrent quelques instants du reste du groupe. La porte commença à s'ouvrir sans un son. Mais soudain, dans un fracas épouvantable, les ailes protectrices des deux créatures volèrent en éclats. Toutes deux lâchèrent un hurlement strident qui me força à me protéger les oreilles, puis elles s'évanouirent sous mes yeux. À la place où elles se trouvaient habituellement, il ne restait plus que deux petits tas de poussière bientôt emportés par le vent. Alice semblait aussi abasourdie que moi devant le phénomène. Père m'attrapa le poignet avec force et me poussa devant lui à l'intérieur du château. Je manquai de tomber en franchissant les marches.
À l'intérieur, il faisait très sombre. Étrangement, la porte se referma derrière nous lorsque nous fûmes tous entrés. Lorsqu'elle fut totalement refermée, l'angoisse augmenta d'un cran en moi. Maintenant, ils ne risquaient plus de s'en aller. Ils allaient fouiller le château afin de trouver le Prince et son secret...
- Alors? demanda père. Par où devons nous aller?
- L'escalier qui descend, répondit aussitôt Alice. Mais il n'y a qu'Igor qui sache ouvrir le passage au bout du tunnel...
Père lâcha un sourire mauvais qui me fit frissonner.
- Pas de souci pour les portes, fit-il. Conduisez moi là bas.
-Père?
Nous levâmes les yeux vers ma sœur, qui venait de paraître au sommet des escaliers. Elle semblait à moitié endormie et quelque peu incrédule. Père sourit en la voyant:
-Arianna! fit-il avec enthousiasme. Que faites-vous ici, mon enfant?
Elle parut se réveiller enfin. Elle descendit l'escalier pour venir nous rejoindre tout en expliquant sa situation à père. Le visage de ce dernier se transforma en un masque de fureur à l'état pur lorsqu'il apprit que le prince l'avait fait venir dans le simple but de la tuer.
-Il va payer pour avoir osé s'en prendre à mes filles, siffla-t-il entre ses dents en s'engageant dans l'escalier.
Il descendit à peine quelques marches avant de se retourner brutalement et de lancer à l'un de ses acolytes:
-Toi, retourne à la voiture avec Arianna. Je veux qu'elle soit en sécurité le temps que j'en finisse avec ce monstre. Et toi, ajouta-t-il en me regardant, tu viens avec moi. Il faut te libérer de son emprise.
-Je ne suis pas sous son emprise! hurlai-je en me dégageant brutalement, faisant sursauter au passage les deux gardes du corps de père.
Ce dernier tenta de s'approcher de moi, mais avant qu'il n'ait eu le temps de faire quoi que ce soit, un oiseau e proie s'abattit violemment sur son visage. Je reconnus le faucon du prince, un oiseau particulièrement agressif. Je ne compris pas comment il avait pu sortir de sa cage et voler jusqu'ici, mais lorsque les aboiements des chiens résonnèrent dans les couloirs, je compris que quelqu'un les avait libérés. Père jurait en tentant de se débarrasser de l'oiseau qui semblait déterminé à lui griffer les yeux, les chasseurs s'apprêtaient à recevoir les chiens, et j'en profitai pour m'enfuir dans l'escalier en courant. Père hurla un ordre à ses deux hommes de main, qui n'eurent pas le temps de lui répondre avant de se faire violemment attaquer par les chiens. Je descendis les escaliers en courant, sans me retourner, et m'enfonçai dans le boyau obscur rapidement. Étrangement, malgré l'obscurité, je réussis à retrouver mon chemin jusqu'au lac sanglant, malgré quelques chutes due à ma cécité nocturne. Lorsque j'atteignis ce que je pensais être la fausse paroi, je m'arrêtai. Il n'y avait plus d'autre solution: il fallait que je réussisse à l'ouvrir et à aller réveiller le prince pour le prévenir. Je frappai du poing sur la paroi de pierre, lui demandai de s'ouvrir, sans succès. Je tentai quelques mots que le prince m'avait appris, criai, frappai... sans succès. J'entendis bientôt la voix de père dans le boyau. Désespérée, je suppliai alors:
-Laisse moi passer, s'il te plaît... La vie du Prince est menacée...
Sous mes yeux ébahis, le passage s'ouvrit enfin. Je m'engageai dans le tunnel ainsi dévoilé et sentis la porte se refermer derrière moi sans un son. Sans perdre plus de temps, je m'élançai à toutes jambes dans le couloir et finis par apercevoir la lueur des bougies devant moi. Au centre, le Prince faisait les cent pas, visiblement soucieux. Quand il me vit, il se redressa et, avant même de pouvoir réaliser quoi que ce soit, je me retrouvai dans ses bras. Il s'exclama:
-Elizabeth, enfin! Vous m'avez fait une de ces peur, ma douce... que vous est-il arrivé? Vous n'êtes pas blessée?
Il me fallut quelques instants pour reprendre mon souffle car, dès l'instant où j'avais réalisé que j'étais bien avec le prince, j'avais pleuré de soulagement. Je lui expliquai alors la situation.
-Vous êtes menacé, soufflai-je d'une voix pressante. Alice est une sorcière et elle s'est alliée à un groupe de chasseurs de vampires dont mon père fait partie, et...
-Vous le saviez? me coupa le Prince.
Je secouai la tête.
-Je l'ai appris cette nuit, avouai-je. Il ne l'a dit que parce qu'il souhaite vous tuer... et il voulait se servir de moi pour vous atteindre.
Le Prince me serra contre lui, visiblement inquiet.
-J'ai perçu l'agitation dans le château, me dit-il au bout de quelques instants. Jamais je n'aurais pensé que tout ceci risquait la destruction...
-C'est de ma faute, murmurai-je en réalisant soudain à quel point j'étais coupable. Si je n'étais pas venue ici, rien de tout cela ne serait arrivé...
Le Prince se figea et me releva doucement le menton. Ses yeux noirs luisaient à la lueur des bougies, et je crus y distinguer un éclat rouge sombre durant quelques instants.
-Vous n'y êtes absolument pour rien, chère Elizabeth. D'un façon ou d'une autre, votre père m'aurait trouvé un jour, que vous soyiez venue ou non.
-Mais il veut vous tuer...
-N'ayez crainte, me chuchota le Prince. Maintenant que je vous ai connue, je peux mourir en paix, et si je dois mourir pour que vous puissiez vivre, je le ferai.
Il m'embrassa tendrement. Ses lèvres douces sur les miennes réussirent à calmer mes craintes.
-Je vous aime, Elizabeth. Ne l'oubliez jamais, murmura le Prince en mettant fin au baiser.
Il était sur le point de rajouter quelque chose quand une explosion retentit au loin dans le tunnel. Aussitôt, les yeux du Prince virèrent au rouge grenat et ses crocs s'allongèrent. Bien qu'il soit effrayant, je ne pus m'empêcher de le trouver encore une fois magnifique, à ceci près qu'il n'avait plus l'air galant et attentionné comme il l'avait été quelques instants plus tôt. Il dégaina son épée, une lame fine faite d'un métal noir et dont la garde et le pommeau étaient richement ornés d'arabesques et de runes étranges. Un rubis luisait entre les doigts du Prince et sa cape claqua lorsqu'il se tourna vers moi et me lança d'une voix totalement transformée par la magie:
-Fuyez, Elizabeth!
-Hors de question.
Père sortit de l'ombre, encadré par Alice et l'un de ses deux hommes de main. L'autre n'était visible nulle part, et vu l'état dans lequel se trouvaient les deux chasseurs, je supposai qu'il avait été tué par les chiens. Le sous-fifre de Père avait en effet le bras droit ensanglanté, des lambeaux de peau arrachés en plusieurs endroits de sa personne. Son oreille droite n'était plus qu'un trou béant duquel jaillissait un flot de sang. Père n'était guère en meilleur état: des marques de serres sanglantes défiguraient son visage et prouvaient que le faucon lui avait causé bien des ennuis. Ce dernier vint se poser sur l'épaule du Prince, légèrement déplumé mais fier de lui. Vladimir lui caressa machinalement le haut du crâne en souriant à Père d'un air assassin, ses crocs luisants renvoyant la faible lueur des bougies. Père leva son pistolet et le pointa sur lui.
-Tu m'as causé bien des ennuis, démon, cracha-t-il. Mais maintenant, tu es à ma merci. Tu n'as aucune chance de t'en tirer!
Le vampire sourit et se plaça devant moi, probablement pour me protéger, et répondit de sa voix douce, comme s'il n'avait guère changé:
-Vous pouvez me tuer, si vous le souhaitez! Mais je doute fort qu'en faisant cela, vous sortiez vivants d'ici...
Puis il se tourna vers Alice.
-Ma très chère, lui dit-il d'un ton calme sous lequel je percevais une profonde tristesse, je vous considérais comme ma fille... je vous ai élevée suite à la demande de votre mère, je vous ai logée et nourrie, je vous ai offert ma protection, et voilà comment vous me remerciez? Vous me décevez, ma chère Alice.
-Vous m'auriez tuée à un moment, répondit la jeune sorcière d'une voix froide, mais chevrotante. Si vous m'avez laissé la vie sauve, c'était uniquement pour cela, n'est-ce pas?
Le Prince eut un mouvement de recul, puis se reprit.
-Jamais je ne vous aurai tuée.
Sa voix était tout à coup si basse que je me demandai si j'avais bien affaire au même homme. Alice elle-même sembla surprise par le ton paternel qu'il employait:
-Je suis peut-être un monstre, reprit-il du même ton, mais je tiens toujours parole. J'ai promis à votre mère de vous protéger, quoi qu'il arrive, et je l'ai fait. Et je le ferai encore, bien que vous m'ayiez trahi.
La jeune sorcière rougit et baissa la tête. Père éclata de rire et se posta près de la jeune fille, une main sur son épaule. Je ne pus m'empêcher de sentir une affreuse pointe de jalousie me transpercer alors qu'il me regardait comme si j'étais une abomination.
-Allons, jeune fille, dit-il à Alice. Tu sais bien que tu as fait le bon choix. Tu sais aussi à quel point ce monstre est doué pour amadouer les faibles d'esprit...
-Je ne suis pas faible, se rebiffa Alice.
Père hocha la tête, conscient de son erreur.
-J'en conviens. Mais il a réussi à t'aveugler durant si longtemps... Tu es sous son emprise, au même titre qu'Elizabeth...
Il me regarda dans les yeux en terminant sa phrase:
-...mais contrairement à elle, tu as été capable de le voir et de t'en défaire.
Le Prince éclata de rire, le faisant sursauter et m'emplissant d'un mélange d'incompréhension et...de peur?
-Je ne contrôle absolument pas l'esprit d'Elizabeth, répondit le vampire, ni celui d'Alice. Il est vrai que dois doive parfois user de mon influence sur certains de mes domestiques, notamment ce cher Igor... mais ces deux jeunes femmes sont sous ma protection et je ne m'abaisserai jamais à les contrôler. Elles valent bien mieux que cela.
En disant cela, il se rapprocha de moi. Père posa le doigt sur la détente de son arme.
-Ne vous approchez pas de ma fille, siffla-t-il entre ses dents.
Vladimir sourit devant la menace de Père. Il prit ma main dans la sienne et s'approcha de ce dernier, un sourire aux lèvres.
-Je ne lui ferai jamais aucun mal, dit-il. Mon seul souhait est de la garder éternellement à mes côtés. Je l'aime.
Il passa un bras autour de ma taille avant de reprendre:
-Mais visiblement, vous ne semblez guère de mon avis.
Il se rapprocha d'un pas.
-Vous avez honte, lui dit-il d'un ton venimeux. Honte que votre propre fille ait pu tomber amoureuse d'un vampire.
Père recula. Le Prince avait vu juste.
-Vous ne voulez pas vous imaginer que votre fille puisse m'aimer par elle-même, reprit-il d'une voix sifflante, le regard voilé par la colère. Vous ne voulez pas voir la réalité telle qu'elle apparaît...vous préférez imaginer que le seul coupable, c'est moi, alors que vous savez pertinemment qu'Elizabeth n'est pas sous ma domination. Elle est libre de faire ce qu'il lui plaît, et elle a choisi de m'aimer. Vous l'en blâmez parce que je suis un vampire, et vous ne pensez qu'à la déchéance qui vous attend si quelqu'un venait à l'apprendre...
-ASSEZ!
Je poussai un cri de peur lorsque Père appuya sur la détente de son pistolet. Mais au moment même où la balle s'échappa du canon de l'arme, le vampire perdit toute consistance. En fait, il se dématérialisa dans un rire effrayant, même pour moi. Lorsque je regardai autour de moi, il avait disparu, mais sa voix retentit dans la salle:
-Vous ne pensiez tout de même pas me tuer...
-Avec un simple pistolet? termina-t-il en apparaissant de nouveau derrière Alice, qui sursauta. l'acolyte de Père gémit en murmurant:
-C'est le Diable en personne...
Cette remarque fit rire le Prince. Mais son rire était, à l'image de son expression, cruel, meurtrier. Père ne se laissa pourtant pas démonter. Il m'attrapa violemment par le bras et me plaqua une dague effilée contre la gorge. Je lâchai un cri de terreur alors qu'il lançait au Prince:
-Je ne puis pas vous tuer, mais elle, j'en ai la possibilité!
Le vampire blêmit. La lueur dans ses yeux passa d'assassine à inquiète, avant de s'éteindre et de laisser place à ses prunelles impénétrables. Ses crocs reprirent une taille normale et son visage redevint celui du noble qu'il semblait être quelques minutes seulement avant...
-Soit vous vous rendez, poursuivit Père, soit je la tue.
Sa dague entailla la peau fine de ma gorge, laissant échapper une goutte de sang qui coula jusqu'au col de ma robe. Vladimir la suivit des yeux avant de plonger son regard furieux dans celui de Père.
-Je vous hais, vous et les vôtres... murmura-t-il avant de soupirer et de s'agenouiller devant le chasseur de vampires.
Père afficha un sourire des plus cruels avant de me jeter violemment vers son complice. Ce dernier me bloqua les poignets d'une seule main alors que Père dégainait une épée faite d'argent pur et gravée de caractères formant des mots latins. Le Prince lança un regard effrayé à l'épée, puis baissa la tête pendant que Père commençait une incantation en latin.
-Notre père, puisse tu par ta puissance bienveillante pardonner cette vile créature et par ta clémence lui accorder la mort...
Il leva son épée. Le Prince me jeta un regard chargé de regrets et d'amour et murmura une dernière fois:
-Adieu, ma belle Elizabeth. Si je meurs aujourd'hui, c'est pour vous sauver...
Père abattit son épée. Je lâchai un hurlement strident, incapable d'accepter la mort de Vladimir. Mais, dans un fracas d'acier brisé et griffé, l'épée de Père se brisa à quelques centimètres seulement de la nuque du Prince et le chasseur de vampires poussa à son tour un cri terrifiant. Il fut projeté violemment contre le mur, son manteau s'enflammant sur les bougies. En moins de quelques secondes, il se consuma comme une bûche dans un âtre et il ne resta plus que son manteau, qui termina de se consumer lentement.
Autour de nous, le silence était pesant. Le second chasseur fixa le Prince, puis les restes de Père, avant de reporter son regard sur le Prince. Ce dernier se releva, visiblement aussi perplexe que nous, et vint vers moi. Le chasseur pointa son pistolet vers lui, mais le Prince, vite remis de la surprise, lui ordonna d'une voix forte:
-Lâche cette arme et va t'en d'ici. Tu n'as jamais entendu parler du château, ni de la ville, et les vampires ne sont qu'une légende destinée à effrayer les femmes et les enfants.
Le chasseur le fixa avec peur, puis secoua la tête. Vladimir lui saisit violemment le poignet et le força à lâcher son arme. Le chasseur, terrorisé, me relâcha en même temps et je m'éloignai de quelques pas des deux hommes, totalement bouleversée par ce qui venait de se produire. Le chasseur sembla lutter quelques instants, puis le visage du Prince changea complètement, repassant à un masque de fureur et de violence sans limites. Il se jeta sur le chasseur et je me cachai le visage, totalement dégoûtée, alors qu'il lui déchirait la gorge à coups de crocs. Puis, au bout de quelques instants, je sentis les bras du Prince m'entourer avec douceur. Je relevai la tête pour tomber sur les yeux infiniment doux de Vladimir. Il m'embrassa tendrement, et je m'abandonnai totalement à son étreinte, soulagée que nous soyions en vie l'un comme l'autre. Lorsque nos lèvres se séparèrent, je posai ma tête contre son épaule et sentis ses doigts glisser dans mes cheveux complètement emmêlés.
-J'ai eu si peur... murmurai-je au bout de quelques instants.
Il déposa un baiser sur mon front.
-Moi aussi, mon amour, me répondit-il avec tendresse. Je ne pensais pas rester en vie...
-Mais comment... commençai-je en hésitant. Pourquoi son épée s'est elle brisée?
Le Prince me serra contre lui.
-Il faudrait demander aux gargouilles, me répondit-il en haussant les épaules. J'ignore pourquoi il n'a pu me tuer...
Nous restâmes encore longtemps enlacés, incapables l'un comme l'autre de briser la magie de l'instant. Enfin, tout doucement, le Prince me demanda à voix basse, ses lèvres me chatouillant agréablement l'oreille:
-Voulez vous devenir ma compagne pour l'éternité, ma chère Elizabeth?
-Oui, soufflai-je avec émotion.
Ses lèvres se posèrent doucement sur mon cou, comme s'il m'embrassait, mais quelques secondes à peine plus tard, je sentis ses crocs s'enfoncer dans ma chair. Ils me chatouillaient plus qu'ils me faisaient mal, et je fermai les yeux en soupirant de bonheur. J'entendis la voix de Vladimir résonner dans mon esprit: "je vous aime, Elizabeth. Vous et moi serons liés à jamais par le sang." Ses lèvres quittèrent mon cou, puis il leva tendrement ma tête et passa l'un de ses ongles sur son cou, laissant apparaître une estafilade sanguinolente.
-Buvez, mon amour, me chuchota-t-il en posant sa main à l'arrière de mon crâne avec tendresse.
Je posai à mon tour mes lèvres contre le cou du Prince et goûtai son sang. Contrairement à ce à quoi je m'attendais, son goût était à la fois doux et puissant, sucré mais pas trop, et surtout, je sentis qu'un lien indestructible se tissait entre le Prince et moi. Son sang coulait dans mes veines comme le mien coulait dans les siennes. Nous étions plus que deux âmes sœurs: nous ne formions désormais plus qu'un, nos esprits fusionnant alors que son sang et le mien se mêlaient, en écho à nos deux vies désormais liées pour l'éternité. Quand j'arrêtai de boire son sang, la source s'étant tarie, nos regards se croisèrent et il m'embrassa, nos lèvres portant encore des traces de sang. Il me souleva de terre, une main passée sous mes genoux, avant de remonter l'escalier en direction de ma chambre. Je m'endormis dans ses bras, épuisée par les évènements et par la transformation.
Quand j'ouvris les yeux, j'étais seule, allongée sur mon lit. Ma robe déchirée et maculée de sang avait été remplacée par une autre robe, blanche celle-ci, aux manches de dentelles fine et à la traîne finement ouvragée. Mes cheveux avaient été lavés et soigneusement brossés et s'étalaient sur l'oreiller, et ma peau elle-même avait été lavée, pour m'apparaître désormais aussi blanche que la neige. Quand je me contemplai dans le miroir, je me trouvai plus belle, plus... parfaite. Je ne me doutai de ma condition que grâce à la noirceur de mes iris, semblables désormais à ceux du Prince. Il ne me fallut guère longtemps pour me rendre compte de certaines capacités que j'avais acquis, notamment lorsque je perçus le vol gracieux d'une chouette pourtant située à une centaine de mètres de ma fenêtre, tout comme j'entendis le son feutré des pas d'un renard et le couinement apeuré d'une souris que la chouette venait d'attraper entre ses serres. La lueur de la lune dispensait une lumière largement suffisante pour voir à l'extérieur, alors que la veille, je n'aurai pu voir aussi bien avec une lumière aussi faible par rapport à celle du soleil.
Je sortis dans le couloir. Mes pas étaient silencieux sur le sol de pierre froide, ma robe dispensant le seul bruit qui trahissait ma présence. Je percevais tant de sons et de parfums différents que j'en avais la tête qui tournait, mais je restais tout de même lucide. Quand j'arrivai en haut des marches menant au hall d'entrée, je remarquai que les portes avaient été réparées. Je posai ma main sur l'une d'elles et elles s'ouvrirent sans un bruit, révélant de l'autre côté les deux gargouilles, aussi impeccables que si elles n'avaient jamais été détruites. Elles s'inclinèrent très bas devant moi et l'une d'elles me dit:
-Votre Altesse, vous voilà enfin réveillée. Notre Prince sera heureux d'apprendre cette nouvelle.
J'entendis une trompe sonner quelque part dans la forêt. La gargouille sourit.
-Il ne devrait plus tarder à rentrer, Votre Altesse.
-Appelez-moi Elizabeth, je vous prie, répondis-je.
-Le Prince ne me le permettrait pas! répondit-il, horrifié. Vous êtes désormais sa compagne, vous avez le même statut que lui.
Je me remémorai alors la raison de ma transformation: l'arrivée de mon père, sa confrontation avec le Prince, sa mort... Avant que je ne puisse poser la question, la gargouille m'expliqua:
-Il était prêt à mourir pour vous sauver la vie. Chez les vampires, il n'y a pas plus belle preuve d'amour, car la mort est synonyme de damnation éternelle. Cette preuve d'amour pur libère une puissante magie qui protégera le couple de son ennemi le temps que les amants soient enfin réunis.
Cette révélation me fit chaud au cœur. Ainsi, le Prince avait accepté de donner sa vie par amour pour moi, sans savoir qu'il allait survivre...
J'étais si absorbée par mes pensées que je ne vis pas Vladimir revenir. C'est le hennissement de sa jument qui me tira de mes songes, ainsi que le cri de joie de ma soeur. Ariana vint vers moi en courant et se jeta dans mes bras, malgré un léger regard inquiet en voyant mes yeux noirs. Le Prince la suivit avec autant d'empressement, mais une allure bien plus noble. Je lâchai ma soeur lorsqu'il ne fut plus qu'à quelques pas et me blottis dans ses bras. Il me serra contre lui, puis m'écarta un peu afin de pouvoir me voir. Il contempla pendant quelques instants mon visage pâle, puis me murmura:
-Vous êtes absolument sublime, ma chère. J'espère que vous n'avez pas souffert...
-Je n'ai absolument rien senti, affirmai-je. J'aurai dû avoir mal?
Le Prince sourit.
-Si vous aviez senti quoi que ce soit, j'en aurai été fort désappointé. Il va maintenant falloir que je vous apprenne à chasser...
Ces mots firent frémir ma soeur, et je réalisai soudain qu'en effet, j'avais un peu soif. Le sourire de Vladimir s'agrandit en voyant mon expression étonnée. Il m'offrit son bras galamment et m'entraîna à l'intérieur du château, après avoir ordonné à Ariana de remonter dans sa chambre. Il m'emmena jusqu'aux cuisines, où Igor attendait, accompagné de plusieurs personnes: il y avait là le dernier chasseur qui avait accompagné Père, deux hommes visiblement tétanisés et...
-Alice? m'étonnai-je en voyant la jeune fille, les mains liées dans le dos et bâillonnée.
Vladimir me serra le bras lorsque je fis mine de faire un pas vers elle.
-Ne vous approchez pas d'elle, Elizabeth, me dit-il. Malheureusement, cette jeune fille est une traîtresse.
J'entendis au son de sa voix le regret qu'il avait de tenir Alice enfermée, et en tournant la tête vers lui, je pus voir la tristesse dans son regard d'encre. Moi-même, je regrettais que celle qui avait été mon amie depuis que j'étais arrivée se soit retournée contre nous. Mais lorsqu'elle leva les yeux, je ne pus rester insensible aux larmes qui coulaient sur ses joues et l'air torturé de son expression. Je m'agenouillai devant elle et lui retirai son bâillon. La jeune sorcière leva les yeux vers moi et me murmura:
-Alors vous avez été transformée...
Je hochai la tête. Elle afficha un sourire triste.
-Je suis vraiment désolée, fit-elle tristement. Je ne pensais pas que vous vous aimiez vraiment... je regrette ce que j'ai fait. Pardonnez-moi, Elizabeth...
Le Prince s'agenouilla près de nous. Il posa une main sur le front d'Alice, qui sembla alors terrifiée. Elle balbutia:
-Vous...vous allez me tuer?
Vladimir ne lui répondit pas immédiatement. Il ferma les yeux et, vu l'expression que prit la jeune fille, je devinai qu'il s'infiltrait dans son esprit. Elle sembla effrayée, mais quand le Prince rouvrit les yeux, ce fut avec une douceur presque paternelle qu'il lui délia les mains et l'aida à se relever. Alice semblait aussi perplexe que moi.
-Je te pardonne ton erreur, Alice. Contrairement à ce que tu peux penser, c'est toi qui a été manipulée par ces fourbes, et j'en suis profondément désolé. J'ai promis à ta mère de te protéger, et je le ferai jusqu'au bout. C'est pour cela que je te rends ta liberté. Tu peux rester au château ou t'en aller, si tu le souhaites. Mais si tu pars, je serai forcé de t'effacer la mémoire, au moins les révélations que ces gens t'ont faites concernant le château et les vampires.
Alice frissonna. Elle sembla hésiter, mais murmura finalement:
-Je resterai ici. Je n'ai nulle part où aller, de toute façon.
Vladimir sourit d'un air visiblement soulagé. Il détourna son attention d'Alice et posa son regard sur moi. Il me prit les mains et me dit:
-Maintenant que tout est réglé, allons dîner. Je suppose que vous n'avez encore jamais bu la moindre goutte de sang?
Je secouai la tête, un peu anxieuse à l'idée de tuer. Vladimir sembla lire dans mes pensées car il poursuivit:
-Rassurez vous, ma chère. Si vous ne voulez pas tuer qui que ce soit, je ne vous en voudrai pas. Je me souviens qu'au début, je ne souhaitais guère prendre des vies...
Il prit un verre rempli d'un liquide rouge scintillant et me le tendit. La simple vue de la couleur me mit l'eau à la bouche.
-Buvez, m'encouragea le Prince en refermant mes doigts autour du pied du verre.
Indécise, je pris le verre mais ne pus boire son contenu tout de suite. Ce n'est qu'en sentant l'irrésistible parfum qui s'en dégageait que je réussis à le porter à mes lèvres. Quand le sang coula dans ma bouche, je fus assaillie par des souvenirs qui ne m'appartenaient pas: le visage d'une femme alors qu'une bouffée de joie enfantine me prenait, le sourire d'un frère que je n'avais pas, la joie de faire partie de l'armée du Roi d'une contrée inconnue... je reposai le verre, incapable d'en supporter plus. Le Prince ne put retenir un rire lorsqu'il vit ma réaction face aux pensées de la personne à qui avait appartenu le sang:
-Il va vous falloir du temps avant de vous y faire, j'ai l'impression... mais cela ne fait rien. Vous allez finir par vous y habituer, ma chère.
Il m'embrassa. Je lui souris sans réussir à le croire tout à fait, mais le simple fait de passer l'éternité en sa compagnie me fit penser que je pouvais le faire. Il m'entraîna ensuite au clair de lune, dans la forêt, où nous restâmes jusqu'au lever du jour. Si telle était l'immortalité, je ne pourrai m'empêcher de l'apprécier...
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