Chapitre 2
Aby
Bon sang, je suis en retard. Un rapide coup d'œil sur ma montre, et je gémis d'horreur en me rendant compte que ça tient plus du gouffre temporel que du simple délai à peine dépassé.
Consciente de la merde dans laquelle je me trouve, j'accélère le pas, me maudissant pour ce manque de clairvoyance, et surtout, avouons-le, pour cette nonchalance inadmissible ! Je n'ai pas procrastiné au lit, que nenni ! Je suis même levée depuis bien plus longtemps que les habitants de cette ville ! C'est même avant l'aurore que je me suis glissée à l'extérieur de mon appartement, ce matin, quand il faisait encore noir, et que les Londoniens dormaient du sommeil du juste !
Seulement, ça ne m'a empêchée d'être en retard quand même, la faute à ce maudit écureuil qui refusait à sortir de son trou d'arbre ! Des journées que je l'observe, et que j'attends, fébrile, qu'il daigne montrer son museau. Sauf que visiblement, aujourd'hui, il en avait décidé autrement. Et accessoirement, de pourrir ma journée.
Lorsque je parviens devant l'immeuble de mon employeur, je passe le tourniquet, fonce dans le hall, et prends d'assaut les ascenseurs sans aucune gêne, appuyant sur tous les boutons d'un coup. Les regards en coin d'une femme entre deux âges ne m'atteignent pas : dès l'ouverture du premier qui se présente, je m'engouffre dans la cabine, appuie sur le bon étage en moins d'une seconde, et attend fébrilement qu'il se mette en route. Bon sang, ce que c'est long, dans ces cas-là !
Heureusement, il n'y a pas foule, et si j'en suis soulagée, je le suis beaucoup moins par la cause : il est tard, et la plupart des travailleurs sont déjà à leur poste.
Mes doigts se mettent à tambouriner sur le miroir du fond, contre lequel je suis appuyée, tandis que mes iris suivent avec appréhension le déroulement trop lent du compteur des étages, qui semble fonctionner au ralenti.
Bordel, je n'en peux plus !
Quand le « ding » retentit, je m'engouffre entre les deux portes à peine entrouvertes, pique un sprint dans le couloir, et défonce presque la porte derrière laquelle je suis attendue. Doux euphémisme, si j'en juge la douzaine de paires d'yeux qui me dévisagent toutes en même temps. Oups. Entrée discrète plus que ratée : si j'avais peur que mon patron ne remarque mon retard, là, c'est carrément toute l'équipe éditoriale qui me fusille du regard.
— Désolée, susurré-je.
Mais quelle gourde ! Tais-toi donc !
Me ratatinant sur moi-même, je me glisse jusqu'au seul fauteuil libre, heureusement à côté de mon collègue préféré, Marco. Il me jette un coup d'œil discret, agrémenté d'un sourire à peine perceptible, gardant son attitude sérieuse rivée sur le maitre de cérémonie, j'ai nommé Christopher Field, patron du célèbre groupe MediaStore et éditeur du célèbre magazine London Match.
Je m'installe au plus vite, et imite mes comparses, en fixant l'homme en bout de table qui continue son monologue sans me prêter attention. Tant mieux. J'avoue que prendre le train en route est compliqué, mais je tente au moins de feindre un air intéressé, pour donner le change.
— T'as loupé le réveil ?
La voix est à peine audible, mais mes yeux dérivent vers Marco, qui, s'il a toujours le regard bien droit, s'adresse à moi sans l'ombre d'un doute.
— Non, je faisais des photos dans le parc.
Mes lèvres ont à peine bougé. Enfin j'espère, mais son hochement de tête m'indique qu'il a compris. De toute façon, il me connait assez pour tout savoir de mes passions. J'en ai deux, que j'ai réussi à allier pour en faire un métier : photographe animalière. Et ça me prend un temps dingue que j'ai du mal à gérer.
— Il a dit quelque chose d'important ? murmuré-je.
— Nan, juste que t'étais virée.
J'ai dû blêmir, parce qu'il lève les yeux au ciel en tapotant sur la table avec son stylo bille.
— T'es nulle, Aby. Tu tombes dans le panneau à chaque fois !
L'air de mes poumons, que je n'avais pas conscience d'avoir retenu, se fait la malle d'un seul coup, et je me mets à tousser pour couvrir le bruit de mes hoquets de stupeur.
— Et toi t'es con, me renfrogné-je.
La joli brun aux origines italiennes esquisse un sourire, et me balance un regard blasé.
— Il a juste blablaté sur les excellents résultats du dernier numéro de mars, expliqué bien évidemment qu'avril sera encore meilleur, et que mai sera un feu d'artifice !
— Bien sûr, plaisanté-je.
Pour Christopher Field, de toute façon, tout n'est qu'une question de chiffres. Ceux du nombre de lecteurs, mais surtout ceux que la compta brasse : les livres sterling doivent s'amasser, coûte que coûte, et souvent au détriment de la qualité du contenu.
Quand je suis arrivée, il y a deux ans, les beaux reportages, même s'ils n'étaient pas légion, étaient bien présents, même s'ils étaient relégués aux dernières pages, bien derrière celles consacrées au maquillage et au shopping. Mais depuis quelques mois, ils ne sont même plus systématiques, carrément supprimés avant impression. Au profit de quoi ? Des reportages people.
Bon sang, ce que ça peut m'agacer ! Si London Match se targuait d'être un mensuel généraliste, il n'en est plus rien. Il propose sur la moitié du magazine des mises en avant de stars, virant même parfois au torchon people version paparazzi.
Je m'y sens de plus en plus mal à l'aise. Et mes deux derniers articles n'ont même pas été ajoutés dans les dernières parutions. Je n'ai rien dit, parce que je suis nouvelle, et que j'essaie de m'intégrer, mais j'en ai été extrêmement déçue. Cependant, vu mes retards en ce moment, ce n'est pas le moment de la ramener.
Lorsque mon patron commence à présenter la maquette du prochain numéro, je me concentre, soudain tout ouïe, espérant découvrir à quelle page j'ai été reléguée. Comme prévu, des pages et des pages de potins, sur les chanteurs ou acteurs anglais, ou, pire, quelques starlettes de téléréalité qui me font jurer intérieurement.
Mais j'ai beau tendre l'oreille, quand il arrive à la fin, rien sur moi. Merde. Je fais quoi ? Je demande si c'est une erreur ? Bien sûr que non, ce n'en est pas une, andouille ! Tu viens encore une fois de passer aux oubliettes ! Un sentiment d'impuissance, puis de rage, monte progressivement en moi, que j'essaie de garder à l'intérieur. Ce n'est bon ni pour mon image, ni pour le regard que Christopher Field peut avoir de moi.
— Et mon reportage sur la faune londonienne ?
Eh merde. La voix qui vient de s'élever, et qui coupe la parole au grand chef, je la reconnais entre mille : c'est la mienne, avec une intonation bien trop sèche pour être amicale. Zut, zut, zut, j'ai vraiment dit ça ?
Marco, assis devant moi, se tend, et je sais que j'ai merdé quand monsieur Field déporte ses iris froids dans ma direction.
— Mademoiselle Emerson ? Quelque chose à dire ?
Je remue sur mon siège, mal à l'aise, hésitant à poursuivre. Au point où j'en suis, autant aller au bout, non ? Ou alors me faire virer pour mon impudence.
— C'est... reprends-je, à voix basse. Je pensais que... mon reportage sur la faune londonienne allait sortir dans ce numéro de mai, et...
L'homme arque un sourcil, et je me ratatine sur ma chaise, terrassée par le bleu polaire de ses iris froids. Eh ben voilà, j'aurais encore une fois mieux fait de me taire !
— Il n'est pas prévu de le sortir pour l'instant, me répond-il en claquant la langue. J'ai... d'autres projets pour vous, miss Emerson !
Je me fige, me demandant soudain si son idée n'aurait pas à voir avec un licenciement. Bordel, c'est la cata !
Pourtant, alors que je pensais qu'il allait me planter et reprendre sa présentation, ses yeux accrochent les miens, et un mince sourire étire ses lèvres fines. Un long frisson secoue mon échine, et une sueur froide dévale mon dos, malgré la chaleur des locaux. Je le sens mal, là !
— Je vous envoie sur le terrain, miss Emerson !
Le terrain ? Sérieux ? Mais ? D'un coup, la crainte s'efface au profit d'un sentiment d'euphorie qui atteint mon cœur de plein fouet. Mon esprit dérive déjà vers la campagne londonienne, m'embarquant même, dans mes rêves les plus fous, vers de folles contrées exotiques où je pourrai me livrer à ma passion de la nature, passant des heures à photographier chaque insecte, chaque plante, chaque animal. Waouh, c'est trop beau pour être vrai !
— Vous allez adorer ! Vous allez couvrir l'événement de l'année ! Le mariage de Matthew Hasher et de la chanteuse Eilidh !
Douche froide, retour à la réalité. Mon rêve d'évasion éclate comme une bulle de savon sous le givre, et j'écarquille les yeux devant le cauchemar qu'il me propose. Mais non ??
— J'espère que vous les connaissez ! me rabroue-t-il. Lui c'est le claviériste des Rebel Sinners, et elle la révélation de l'année. Leur histoire d'amour a fait les gros titres l'année passée !
Bien sûr que je les connais, pour la simple et bonne raison qu'il m'avait déjà envoyée les interviewer quand ils avaient sorti leur single avec la jeune chanteuse inconnue qu'était Eilidh. Je m'en souviens très bien, d'autant que le bassiste, et frère du futur-marié, m'avait fait un rentre-dedans pas possible ! J'avais même accepté de dîner avec lui, contrainte et forcée par mon patron, qui avait vu là un excellent moyen de soutirer quelques infos au beau blond.
Je n'avais pas passé une mauvaise soirée, mais j'y avais mis fin assez vite. Le gars espérait me mettre dans son lit, et ça, il en était hors de question ! Pas qu'il ne me plaise pas ! Les frères Hasher sont des fantasmes sur pattes ! Mais coucher pour faire plaisir à mon patron, c'est une limite que ma déontologie ne franchira jamais, peu importent les conséquences.
J'ai évité le renvoi pur et simple de justesse, à l'époque, et je ne comprends pas bien, du coup, pourquoi il m'a choisie moi.
Tous les regards sont braqués sur ma personne, et je déglutis péniblement, consciente que si je dis non, je vais goûter au chômage assez vite. Et ça, je ne peux pas. J'ai un appartement à payer, et des emprunts à rembourser. Et les places de reporter animalier, elles ne sont pas légion dans la capitale.
— Pourquoi moi ? réussis-je à articuler.
Certains regards se font méprisants, et je comprends soudain que je fais peut-être un peu la fine bouche. Un reportage sur une célébrité, c'est l'assurance de voir son nom dans les premières pages du magazine., et pour ça, certains tueraient père et mère.
— Si vous aviez un peu écouté le début de la réunion, miss Emerson, vous le sauriez. Encore aurait-il fallu que vous ayez été présente... Et comme la ponctualité ne semble pas votre fort, je vais donc devoir me répéter : le couple veut une cérémonie simple et sans fioriture. Et surtout discrète. Cependant, ils se sont adressé à nous pour une bonne raison : ils désirent que les droits soient reversés à une association pour les SDF. Et c'est pour cela que j'ai pensé à vous : je ne veux pas envoyer un journaliste ET un photographe. De par votre formation, vous êtes capable de faire les deux, et du coup de vous fondre un peu plus dans le décor.
Hum, j'avoue que ça se tient. Et le soufflé retombe bien vite, quand j'analyse les informations. C'est tout à l'honneur des mariés de vouloir reverser tous les droits à une œuvre de bienfaisance, malgré leur désir de tranquillité.
Les people, ils tiennent à leur discrétion et à leur vie privée. Que Matthew et Eilidh fassent ce sacrifice me semble respectable, tout compte fait.
— Vous passerez me voir, après la réunion, que je vous explique les modalités du contrat. D'ailleurs, mesdames, messieurs, si vous n'avez pas de questions, j'ai terminé mon laïus pour aujourd'hui.
Il s'arrête un instant, scrute les visages de l'assemblée, puis déclare la fin de la réunion.
— Dis donc, m'interpelle Marco en se levant de sa chaise. T'as un sacré beau challenge, là. Je t'envie.
Bon sang, j'ai envie de lui hurler qu'il peut le prendre, mon boulot de paparazzi, mais mes lèvres se pincent. J'en ai assez fait, je crois, pour ne pas en rajouter à ma déchéance.
Je l'observe quitter la salle, désormais vidée de ses occupants, puis mon regard repart vers mon chef, qui, en bout de table, semble m'attendre. Alors, dans un soupir las, je le rejoins au plus vite.
— Vous semblez ennuyée, miss Emerson, grogne-t-il à moitié en rangeant des papiers.
Mon nez se fronce. Je ne sais pas s'il veut vraiment que je m'ouvre à lui, et lui déverse ma rancune, ou s'il s'agit d'un piège. J'opte pour le second, prudente, et amorce le dialogue avec douceur.
— C'est que... j'avais espéré que... mon reportage...
Mon intervention semble l'énerver, et je tente de redresser le tir.
— J'ai peur de ne pas être à la hauteur !
Là, il hausse les sourcils, avant de stopper net son activité.
— Vous croyez vraiment, Abigail, que je me permettrais d'envoyer quelqu'un d'incompétent pour ce type d'événement ? Ces gens-là ne sont pas rien ! Ce sont des stars ! Obtenir ce genre de contrat avec des célébrités n'est pas si courant, et je n'enverrais pas n'importe qui ! Si je vous ai choisie vous, c'est parce que je sais que vous saurez tenir le rôle avec brio !
Là, c'est moi qui reste coi devant son compliment ! Ma bouche s'ouvre en grand, et mes sourcils ont dû rejoindre la base de mes cheveux. Sérieux ? Il me fait confiance ? Vraiment ?
— Vous faites du bon boulot, miss Emerson, si je mets de côté vos retards compulsifs. Et vos photos de la faune sauvage de Londres sont superbes.
— Pourquoi ne pas les publier, alors ? m'exclamé-je.
Il balaie l'air de la main, comme si je l'agaçais. Et c'est sans doute ce que je fais, d'ailleurs...
— Ce n'est pas la priorité de notre lectorat, miss ! C'était le cas, avant, mais les ventes en chute libre de ces derniers mois nous ont obligés à revoir toute la stratégie marketing du magazine. Les gens veulent du people, de la star, des potins et des faits croustillants !
Je grimace, mais il enchaine.
— Croyez-moi, je n'aime pas plus que vous cette tendance ! Mais si nous ne voulons pas couler, il faut leur en donner un minimum. Sans tomber dans le scabreux, ça, je ne le permettrai jamais. Or ce reportage de mariage, c'est pile ce qu'il nous fallait : people mais classe, star mais élégant. Un bel événement dont raffolent les gens. Je veux du beau, du tendre, de l'émouvant !
Waouh. Vu sous cet angle... Je me mets à opiner du chef, consciente qu'effectivement, les enjeux sont terribles. De quoi me mettre dans un état de stress monstrueux.
— Je ne vous décevrai pas, m'entends-je répondre. Ce sera un beau reportage, je vous le promets. C'est quand le mariage ?
Christopher parait s'être calmé, parce qu'il se met à fouiller dans son porte-document, et me tends une liasse de papiers reliés par un trombone.
— Il ne s'agit pas que de la cérémonie, continue-t-il. Mais tous les préparatifs aussi : les essayages, le choix des tenues des invités, du menu, des intervenants, les discours des témoins, les enterrements de vie de garçon et de jeune fille, puis la messe et la fête, ensuite.
Eberluée, je balaie des yeux les documents, avant de m'arrêter sur le nom d'un lieu.
— C'est en Ecosse ?
— Oui, tous les préparatifs auront lieu à Londres mais le mariage se déroulera à ...Balla...Balla... zut...
— ...chulish, complété-je.
— Voilà, c'est ça. Eilidh est originaire de là-bas.
J'acquiesce de la tête, tandis que des images de mon dernier voyage en terres écossaises me revient en mémoire. Une nature sauvage, une faune et une flore incroyables, et des clichés superbes que...
Je balaie tout cela d'un revers mental, pour ne me concentrer que sur le moment présent. Mon patron a raison, c'est trop important pour que je me laisse distraire si facilement.
— Je peux compter sur vous ?
Sa demande me fait relever la tête vers lui d'un geste brusque.
— Oui, bien sûr ! Je vais aller étudier le projet de ce pas, établir un programme et élaborer mon planning avec minutie. Je ne vous décevrai pas.
Il me scrute quelques secondes, comme s'il testait la véracité de mes affirmations, mais se contente de hocher la tête, avant de me remercier.
Pourtant, quand je passe le seuil de la porte, il m'arrête une dernière fois.
— Et pour vos photos d'oiseaux et autres écureuils de nos parcs et jardins, je vous promets qu'ils trouveront leur place dans le numéro de juin.
Je ne sais pas pourquoi, mais j'entends presque le sous-entendu : si je fais un boulot correct avec la couverture du mariage.
J'avais bien saisi l'enjeu, mais d'entendre ce genre de promesse, ça ne fait que renforcer ma détermination ! Attention, les stars, me voilà !
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