Partie 4 La normalité

Comme il l'avait promis, le Dr Chevalier se tenait maintenant devant ma porte. Mais il n'était pas seul. Il était accompagné de toute une escouade de médecins et d'infirmiers. Je n'étais pas du genre à me poser des questions habituellement – qui essaie-je de tromper avec ce mensonge ?–, mais je dois avouer que beaucoup germaient dans mon esprit, là tout de suite.

  – Comment te sens-tu, Isallys ? demanda le Dr Chevalier, l'air inquiet.

  – Trop en forme pour que ce soit normal, répondis-je.

  – Oui, nous t'avons injecté de l'adrénaline en espérant que ça te réveille.

Je relevai la tête, confuse.

  – Attendez, c'est quoi le délire là ? Vous m'endormez de force et après, tranquille, vous voulez que je me réveille ! Et bah voilà, c'est chose faite !

  – Oui, au bout de trois jours.

  – Pardon ?

  – Tu as dormi trois jours.

J'écarquillais les yeux et comprenais maintenant la réaction de l'infirmier. Je n'avais jamais rien lu sur les sédatifs, mais je savais que ça ne t'endormait pas pour trois jours, surtout vu la dose qu'ils m'avaient donné !

  – Il était temps de me réveiller, grommelai-je. 

Le Dr Chevalier m'invita dans son bureau, il voulait me parler – ou faire atelier tricot, à voir. Je le suivis en silence, même si j'avais envie de lui crier de ne plus jamais m'endormir de force. Quelle bande de brutes ! Des bouffons contemporains ! Des chats moisis ! Mon niveau d'insultes n'est pas très élevé, je dois l'avouer.

En marchant dans les couloirs, je vis une scène étonnante. Élisa, la jeune folle que j'avais rencontrée au dîner d'il y a trois jours, était enchaînée aux poignets. Elle avançait, entourée d'employés à forte carrure. Elle traversa le couloir, en souriant. Elle semblait satisfaite de quelque chose. Mais que faisaient-ils ?

  – On la transfert dans un centre qui s'occupera mieux d'elle, me dit Dr Chevalier, voyant que je m'étais arrêtée pour comprendre ce qu'il lui arrivait.

Un autre centre, c'était donc ça. Avaient-ils besoin de l'enchaîner comme ça ?

Je ne la reverrais plus jamais, sans doute. Je n'étais pas vraiment triste, on ne se connaissait pas. Mais la voir traitée ainsi me chagrinait.

Dr Chevalier me pria d'avancer, ce que je fis après quelques secondes d'hésitation.

Je repensais à ma propre situation. Si seulement j'avais pu éviter tout ça. Je me souviens encore du jour où tout est arrivé. Un jour ordinaire, pour moi j'entends. Des formes spectrales dans la rue, à l'école, rien de bien étrange dans mon sens. Et puis, cette ombre est arrivée. Effrayante, comme celle qui m'avait suivi dans mon rêve quelques nuits plus tôt, mais d'une aura que je qualifierais de beaucoup plus bienveillante maintenant. Une chose indescriptible. Une chose mouvante, blanche étincelante comme l'étoile la plus brillante de l'univers. Je n'avais jamais rien vu comme ça, et ça m'avait terrifié.

À cause d'elle, de cette créature, je me suis mise à courir en hurlant à l'invasion dans tout mon lycée. J'étais entrée dans chaque salle pour les prévenir, en leur décrivant la bête qui nous envahissait – oui, je ne fais pas dans la demi-mesure. La cerise sur le gâteau, j'avais planté un ciseau dans l'œil d'un homme en voyant cette lumière devant lui. J'avais tout raconté à la police, lorsqu'ils m'interrogèrent. Ils doivent encore en rigoler. Bingo ! Ma mère, mes différents médecins, la police, tous décidèrent de mon sort.

Avec toute la délicatesse que j'avais – c'est-à-dire aucune – je pris place sur le fauteuil en face du bureau en bois ciré de monsieur Casse-pied. Pendant au moins cinq minutes, il feuilleta des tonnes de feuilles. Puis, comme s'il venait de se souvenir soudainement que quelqu'un attendait qu'il finisse son ménage, il releva les yeux et m'observa un instant.

  – Te rappelles-tu avoir crié ? demanda-t-il finalement.

  – Comment oublier !

Dr Chevalier me regarda d'un air sévère.

  – Oui, je me rappelle, marmonnai-je.

On était à l'armée ou quoi ?

  – Te rappelles-tu pourquoi tu as crié ?

  – Vous le faites exprès en fait ?

  – Je fais exprès de faire quoi ?

  – De prendre cet air hautain qui m'énerve tant quand vous posez ces questions qui m'énervent encore plus, expliquai-je en détournant le regard sur les diplômes du docteur.

Contre toute attente, Dr Chevalier émit un petit rire. Moi qui le pensait incapable d'être joyeux, je m'étais trompée.

  – J'ai besoin de le savoir, pour t'aider à progresser. Plus tu m'en diras, plus je pourrais trouver un moyen de t'aider, et plus vite tu rentreras chez toi.

L'argument qui en valait trente millions.

  – J'ai eu peur, avouai-je.

  – Peur de quoi ?

  – Vous trouverez ça ridicule.

Et je me souviens que j'étais dans un asile de fous et qu'il devait en voir passer, des cas.

  – Vous ne le direz à personne ?

  – Secret professionnel oblige.

  – C'était un monstre, une sorte de spectre noir. Je n'en avais jamais vu avant. Il était différent des autres, il ... il m'a suivi dans mes rêves ! Il disait que j'étais un danger parce que j'avais des yeux dorés ! Je n'ai rien compris. Et puis, il y a eu ce passage étrange, encore plus étrange que tout le reste, où j'ai vu pourquoi c'était devenu un monstre, dans une sorte de rêve dans un rêve. C'était assez spectaculaire, en réalité, bien que flippant à souhait. Je n'y retournerai pas pour sûr, dis-je d'une traite. 

Je me rendis compte que je parlais en faisant de grands gestes théâtraux et essaya de cacher ma gêne soudaine.

L'atmosphère s'est tout à coup refroidie. Le docteur m'avait écouté avec une attention toute particulière. Et maintenant, il me dévisageait. Si on était dans un western, il y aurait eu cette boule de poussière qui passe au milieu d'un combat de regards et prend toute votre attention.

  – Yeux dorés ... l'entendis-je susurrer.

Il avait l'air dans un tout autre univers. Plus loin que la lune. Il était complètement déconnecté. Je lui pinçais le bras – oui, on est déjà des amigos.

  – Je peux retourner dans ma chambre ?

  – Oui ... oui, bien sûr. Je te raccompagne.

Dr Chevalier se força à sourire. Je voyais bien que ce n'était pas un vrai sourire, je n'étais pas dupe. Je savais aussi qu'il était au courant de quelque chose par rapport à ces «yeux dorés». Si on pouvait nous classer, je serais dans la case «ignorance totale». Énervant à souhait !

Une fois dans ma chambre, je m'assis en tailleur au milieu de la salle. Le dos bien droit, les mains sur les cuisses, et le regard dans le vide. Et je réfléchis. Je réfléchis à cette situation ordinairement non-ordinaire. Pourquoi était-ce arrivé à moi ? Pourquoi, sur toute ma lignée, c'était moi qui était cinglée ? Pourquoi ce n'était pas la tante de ma mère, celle qui égorgeait ses chats lors des pleines lunes ? Pourquoi ce n'était pas la sœur de mon père, celle qui mettait trois tonnes de sels dans ses assiettes pour que ça lui porte chance ? Pourquoi c'était l'adolescente heureuse dans sa vie pourrie qui avait dû tout quitté pour se faire «soigner» au milieu de fous ?

Je repensais alors à Robin. Le Destin m'avait-il conduit ici ? Pour que je crois à cette hypothèse, il fallait déjà que je crois au Destin. Or, ce n'était pas mon cas. C'était quoi son autre option ? La malchance. Ouais, la malchance. J'avais pas cueilli assez de trèfles à quatre feuilles ? J'étais passée sous une échelle ? J'avais cassé un miroir ? Comme si je me rappelais de ces détails stupides.

Je restais là, assise en tailleur, par terre, jusqu'à ce que les rayons du soleil traverse les barreaux de mon unique fenêtre. Un infirmier passa m'annoncer que le petit-déjeuner était servi dans la salle principale. Il ne réagit pas du tout en me voyant dans cette position. Il avait peut-être vu pire, sans doute vécu pire.

Malgré mon manque d'enthousiasme, je descendis. Je devais manger sinon j'allais crever de faim avant de crever de désespoir.

L'organisation était encore nouvelle pour moi, mais je suivais le mouvement sans soucis. On faisait tous la même chose de toute façon. En file indienne, on prend un plateau, on tend le plateau, on récupère le plateau, on part s'installer à une table. Super.

Ce matin, c'était jus d'orange, pain et petit socle en plastique qui contenait de la confiture. À la couleur, j'aurais dit fraise. À l'odeur, j'aurais dit «ouverte depuis trop longtemps». Je l'ai mise de côté.

Robin et Élie s'installèrent alors à ma table.

  – Tu devrais y goûter, au moins, c'est insultant pour ceux qui l'ont préparée ! me gronda Robin.

  – Insultant, répéta Élie.

  – C'est immangeable ! rouspétai-je.

Robin me regarda d'un air curieux.

  – Où était ta demeure ?

  – De quoi ?

  – Insultant, souffla Élie.

  – Où vivais-tu, avant d'entrer ici ?

Je me crus obligée de répondre, mais peut-être pas ce qu'il souhaitait. Ma vie n'était pas passionnante.

  – Dans les étoiles, ai-je souri.

  – C'est un beau monde, là-bas, a dit Élie.

  – Et toi ? demandai-je à Robin.

Il réfléchit un instant, puis sourit.

  – Nulle part, et partout à la fois ! Mais surtout nulle part, a-t-il ajouté.

Élie éclata de rire. J'esquissais l'ombre d'un sourire. Cette conversation me paraissait tellement banale. Ce n'était pas digne d'un asile, enfin celui-là en particulier.

  – C'est bien, nulle part, tu peux aller partout comme ça, ai-je dit.

  – Dans les étoiles ? a demandé Élie.

  – Oui, là-bas aussi, répondit Robin.

  – Dans les étoiles, a susurré Élie.

On a tous souri. On aurait pu rester aussi normal toute la journée, si un brutal retour à la réalité ne nous avait pas remis les pieds dans l'asile. Un cri, en premier lieu, puis un homme qui courrait dans tous les sens en pestant contre je-ne-sais-quoi. Les infirmiers durent lui courir après et presque lui sauter dessus pour l'arrêter.

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