2. Caramel beurre salé

Arrivée sur le paillasson, j'enlève ces talons qui commencent à me faire vraiment trop mal aux pieds. J'ouvre la porte de l'appartement et entre sans allumer la lumière, guidée par celle de la télévision. Elle diffuse un film que je connais bien. Sans un mot, je referme la porte et viens m'affaler sur le canapé. Je pose ma tête sur son épaule, exténuée, et pique la grosse cuillère plantée dans le pot de glace pour en prendre une bouchée. Caramel beurre salé. Très bon choix. Sans quitter l'écran des yeux, elle me demande :

— Comment s'est passée ta soirée ?

Je souffle et hausse des épaules en suivant des yeux la blonde à l'écran qui essaye de fuir son agresseur.

— Plutôt bien. Du déjà vu, mais pas trop ennuyant. Par contre, je pense que pour la prochaine soirée mondaine, j'opterai pour une robe très longue pour cacher les baskets que je porterai. Cette paire a été créée par Satan lui-même...

— Et le pire c'est qu'elles sont magnifiques, ajoute-t-elle.

Nous regardons les chaussures que j'ai laissé tomber quelques mètres plus loin sur le tapis, avec un air de lassitude. Quand je sors enfin de mon état de transe, je me relève et m'accoude contre le dossier du canapé. Je prends une nouvelle cuillère de glace alors que le pot est restée entre les mains de mon amie.

— Et toi, alors ?

C'est à son tour de souffler et de prendre une cuillère de crème glacée sans quitter son film du regard. Je me doute que sa soirée ne s'est pas mieux passée que la mienne, et à voir le fond du pot que j'ai acheté ce matin, elle n'est pas en forme et va sûrement se plaindre d'avoir pris trois kilos.

— J'aime voir qu'il y a des filles assez stupides pour ne pas prendre de téléphone et appeler la police quand un psychopathe les harcèle. Ça remonte le moral de voir ces filles se faire tuer.

Je rigole légèrement et approuve. Elle regarde le pot de glace avec lassitude et joue avec la cuillère sans grand amusement.

— J'ai dû prendre au moins cinq kilos avec tout ça. Tu penses qu'il voudra toujours de moi ?

J'y étais presque en pariant sur trois. Mais même si elle ne croit pas vraiment à ce qu'elle dit, ça me fait de la peine de la voir comme ça. Je sais qu'elle l'aime et ça me fait du mal qu'elle se pose des questions de ce genre. Surtout que lui aussi est fou amoureux d'elle, n'importe qui pourrait le voir à des kilomètres. Ils se sont disputés comme jamais auparavant en sept ans de relation, c'est pour ça qu'elle est là ce soir. Mais je suis certaine que tout va s'arranger entre eux, ils tiennent bien trop à l'un à l'autre pour que ça se finisse autrement.

— Il t'aimerait même avec soixante kilos de plus et une grosse verrue sur le nez, fais-moi confiance, dis-je pour la rassurer. Mais tu peux rester là autant que tu veux.

Je l'embrasse sur le cuir chevelu et me lève pour aller me changer. Arrivée face au miroir, je souffle rien qu'en pensant à ma coiffure. Il doit y avoir au moins une vingtaine d'épingles cachées dans ce chignon. Quand il faut y aller...

Après une vingtaine de minutes, je suis arrivée à bout de ma tenue complète. J'ai mal aux bras à force de les avoir gardés au niveau de mes cheveux, j'ai dû mettre deux pansements à chaque pied à cause de mes chaussures, mais je suis bien dans la chemise qui me sert de pyjama. Je rejoins de nouveau le canapé et Maddie en profite pour poser sa tête sur mes genoux. Le pot de crème glacée est vide et gît sur la table basse. Le peu qu'il reste a fondu, une goutte tombe sur la table. Je glisse mes doigts dans ses cheveux, me penche pour attraper un mouchoir en essayant de bouger le moins possible pour ne pas la déranger, et réussis après une petite minute d'effort à en attraper un que je lui donne.

— Je t'ai préparé le lit avant de partir, je vais prendre le canapé, dis-je alors qu'elle essuie une larme.

— C'est gentil. Mais je me sens déjà assez coupable de squatter et d'avaler l'intégralité de ton frigo.

Je ne peux m'empêcher de pouffer à sa remarque.

— T'en fais pas pour ça, je referai un stock de glace caramel beurre salé demain. Et je t'ai dit que ça ne me dérange pas que tu sois là.

Je regarde la télévision faire défiler le générique de fin du film et ajoute :

— Je ne vais pas me coucher tout de suite de toute façon. Si tu as besoin, tu n'as qu'à crier, souris-je.

Elle me rend mon sourire et nous nous souhaitons bonne nuit. Contrairement à elle, je ne travaille pas demain, alors j'ai tout mon temps ce soir.

***

Je me lève avec la marque du pli du canapé sur mon bras que je ne sens plus, et avec la lumière du soleil qui a pris place dans tout le salon. Quelle idée de ne pas penser à fermer les volets ! Je tends mon bras encore valide vers mon téléphone et regarde l'heure. 8H10. J'entends de l'agitation dans la salle de bain, puis un râle suivi d'un juron. Maddie sort de la pièce en se frottant le petit orteil, les sourcils froncés.

— Je vais finir par déposer une loi qui obligera les maçons à arrondir les angles des murs...

Je souris en me frottant les yeux pour finir de me réveiller. Maddie se presse en faisant des allers-retours dans toutes les pièces. Elle fouille son sac à trois reprises avant d'en sortir un rouge à lèvres, manque de tomber en enfilant ses chaussures à talons, et réussit même à emmêler ses bras en mettant son blaser. Conclusion : elle est pressée. Je regarde de nouveau l'heure pour vérifier ma théorie, qui reste finalement infondée. 8H20.

— Pourquoi est-ce que tu te presses ? Tu ne commences pas à neuf heures ?

— Si, mais le trafique est presque entièrement bouché en centre-ville.

— La boîte est à cinq cent mètres d'ici, lui fis-je remarquer.

Ce qu'elle doit surtout comprendre c'est qu'elle peut très bien s'y rendre à pieds. Elle se place devant le miroir de l'entrée pour enfiler des boucles pendantes et répond sans me regarder :

— Hors de question que je marche plus de cinq minutes avec des dix centimètres.

Je la comprends, alors j'acquiesce sans rien dire.

Cinq minutes après, elle a quitté la maison, et je suis toujours assise dans le canapé à contempler le vide. Je secoue la tête pour reprendre mes esprits et tape des mains avant de me lever. J'ai au moins un million de choses à faire aujourd'hui. Mais d'abord, il faut que je bouge. Je ne peux pas commencer ma journée sans être sortie une petite demi-heure. Alors je pars prendre une douche rapide, enfile une tenue de sport, et sors avec seulement mon téléphone, mes écouteurs et les clefs de l'appartement.

Une fois dehors, courir me fait le plus grand bien. Je n'ai que ma musique pour troubler un peu mes pensées, mais à part ça, ce n'est un moment qu'à moi. Je réfléchis à ce que je vais faire dans ma journée, établis une liste dans ma tête, et une fois fait, j'en profite aussi et surtout pour me vider la tête.

À cette heure, le temps est idéal : ni trop chaud, ni trop froid. Je prends toujours le même chemin, j'aime cette habitude que j'aie prise. Je passe sur les trottoirs et croise des gens plus ou moins pressés. Des hommes en costards, le nez plongé dans leur téléphone, des vieilles dames tirant leur chariot. Bien qu'il y ait plus de jeunes hommes que de femmes âgées dans cette grande ville. Je pense, je réfléchis, et je me dis que finalement si, l'habit fait le moine. Qu'on m'appelle le jour où on verra une femme âgée de quatre-vingt dix ans sur son smartphone. L'image d'un bel homme en costard tirant un chariot de marché m'arrache un sourire.

Je traverse et entre dans le parc public. C'est un coin que j'aime beaucoup et comme nous sommes en début de printemps, les bourgeons commencent à peine à éclore et les couleurs apparaissent. C'est magnifique. Et même si je passe trop vite pour les admirer de près, je peux au moins sentir leur parfum de là où je suis.

Je regarde ma montre pour vérifier l'heure, et j'en déduis que j'ai encore tout mon temps. Seulement, deux secondes d'inattention me suffisent à heurter légèrement quelqu'un. Je relève ma tête et m'arrête, mais bizarrement je ne vois personne. Je me retourne et vois un autre coureur s'éloigner en sens inverse. Il n'a pas dû faire attention non plus. J'ai l'impression qu'il me fait penser à quelqu'un, mais je reprends ma route sans essayer de savoir qui. Un grand brun, il m'a sans doute rappelé Marc même si je n'en suis pas totalement convaincue.

Quand j'arrive à l'appartement, je suis légèrement essoufflée à cause des escaliers de l'immeuble pour lesquels je ne pense jamais à garder un peu d'énergie. Mes jambes tirent un peu mais une nouvelle douche va détendre mes muscles. Je suis une vraie accroc à la douche, et à chaque nouvelle facture à la fin du mois, je m'en maudis. Comme si je n'avais pas assez de choses à payer comme ça ! Mais je n'y peux rien. Je ne pas sortir sans m'être lavée, et encore moins rester toute une journée dans ma transpiration.

Pendant mon jogging, j'ai réfléchi à mes contrats. J'ai un rendez-vous demain à l'hôpital pour rendre visite à un homme atteint d'un cancer. Je suis toujours étonnée de voir jusqu'où peut aller le bouche à oreille, j'ignore totalement comment cet homme a pu avoir mes coordonnées. Il se trouve que réellement tout le monde peut avoir besoin de compagnie, parfois. Ce n'est pas la première fois que je vais le voir, j'aime bien ce monsieur. Ça fait trois mois que je vais lui rendre visite une fois par semaine. Je reste avec lui pendant deux heures, à discuter de la vie en général, de tout ce qui a changé. Il aime bien me parler de sa femme aussi. Il m'a raconté qu'elle était morte il y a deux ans, juste avant que ses enfants ne l'envoient dans cette maison de retraite.

Pour accéder la toute première fois à sa chambre, j'ai dû me faire passer pour sa petite-fille, et depuis, les infirmières apprécient beaucoup mes visites courantes. Cependant, mis à part cet homme et Marc hier soir, je n'ai pas eu de nouveau contrat pour le mois à venir et ça m'inquiète. Si je ne rapporte rien, je ne vais pas pouvoir payer le loyer du mois prochain.

Alors quand le téléphone sonne dans le salon, je me dépêche d'éteindre le jet d'eau et de sortir de la douche. Je m'entoure d'une serviette, glisse en manquant de m'écraser le nez sur le carrelage à cause de mes pieds mouillés, et me précipite en dehors de la salle de bain.

Arrivée dans la bonne pièce, je regarde dans mon sac mais ne trouve aucune trace du portable que j'entends toujours sonner. Je suis tellement focalisée dessus que je n'arrive même pas à repérer d'où vient le bruit, alors je retourne les coussins du canapé, jette toutes les revues posées sur la table basse, et finis par faire ce que je fais de mieux : me souvenir.

En même pas deux secondes je me fais le plan de mes actions en rentrant à l'appartement. Voyons, j'avais le téléphone à la main donc il n'est pas dans mon sac. J'ai retiré mes écouteurs, les ai posé sur l'étagère devant le miroir de l'entrée, j'ai voulu enlever mes chaussures... mais je n'y suis pas arrivée ! Alors j'ai posé mon téléphone... Je cours vers mon placard à chaussures, l'ouvre et vois le téléphone qui vibre sur une des étagères. Le temps que je le prenne, la sonnerie s'arrête et l'écran affiche un appel manqué. Je laisse tomber ma tête sur mon bras, à genoux devant mes dizaines de paires de chaussures.

Dégoûtée, je me résigne à reprendre ma douche là où elle a été brusquement stoppée. Cette fois, et ce même si je n'y crois pas vraiment, je laisse mon téléphone à côté du lavabo au cas où quelqu'un d'autre voudrait me joindre, ou encore si celui de tout à l'heure voudrait me rappeler. À peine ai-je ouvert l'eau du robinet que mon téléphone se remet à sonner. Avec un peu de recul, on pourrait dire que je suis réellement maudite, mais je ne réfléchis même pas à la question et me jette sur l'engin.

— Oui, allô ?

Une voix féminine robotique m'informe que je suis sur mon répondeur. Mon enthousiasme redescend d'un coup, puis remonte quand je pense à ce que cela signifie : on m'a laissé un message. Si ça continue comme ça, il va finir par rester coincé au sous-sol parce que les câbles auront lâché. Alors que je prie pour que la voix pré-enregistrée accélère un tantinet, elle m'annonce enfin le message. J'entends alors la voix d'un homme qui me paraît plutôt jeune.

Bonjour, je m'appelle Benjamin Harper.

Je cours prendre un papier et un stylo quand je me rends compte qu'il faut que je prenne des notes, comme je l'ai toujours fait, alors que la voix dans le répondeur continue de parler.

J'ai entendu parler de vos services et j'aimerais vous engager pour un contrat un peu spécial. Si vous êtes intéressée, merci de me rappeler le plus vite possible à ce numéro pour qu'on puisse fixer un rendez-vous. Bonne journée, au revoir.

Je finis de noter le nom, souligne deux fois « contrat spécial » sur mon post-it et raccroche sans effacer le message. Je souffle une bonne fois pour toutes après les dernières minutes que j'ai retenu presque en apnée, et regarde de nouveau le papier. Ce n'est que maintenant que je remarque ce que je viens de noter.

Un contrat spécial ? C'est bien la première fois qu'on me parle d'un truc pareil ! J'espère que ce n'est pas encore un homme qui pense que je vends mon corps, parce que ce ne serait pas la première fois. Quoi que le ton de sa voix et la manière dont il a construit son message me font penser qu'il n'est pas ce genre d'homme. Et étant donné le peu de temps qu'il s'est écoulé entre son appel et celui de mon répondeur, il n'a pas réfléchi longtemps à la manière de laisser son message.

Après avoir enfin terminé de me laver pour la quatrième fois de la matinée, je n'ai qu'une seule chose en tête : rappeler ce Benjamin Harper pour lui donner un rendez-vous. Avec un peu de chance, son contrat spécial me rapportera un peu plus que mes services habituels. Le téléphone à l'oreille, j'attends avec impatience que mon interlocuteur réponde. Quand enfin j'entends sa voix, un sentiment de soulagement me prend.

— Bonjour, je suis Amanda Sacks. Vous m'avez appelé dans la matinée. Je n'aime pas parler au téléphone, annoncé-je avant même qu'il ait dit quelque chose, alors je vous propose qu'on se retrouve cet après-midi à dix-huit heures au Bread and Breakfast. Vous savez où il se trouve ?

— Oui, je connais très bien, mais...

— Si vous avez des questions quant à mon travail, le coupé-je, je vous prierai de me les poser à ce moment-là.

L'homme acquiesce sans demander son reste, et après quelques politesses des deux côtés, je raccroche. Je sais très bien ce qu'il allait me demander. Le Bread and Breakfast est un restaurant dans lequel on sert plus de petit-déjeuners que de gourmandises à manger à dix-huit heures, mais il se trouve que justement à cette heure, pratiquement personne n'y mange alors nous serons tranquilles. De plus, c'est un endroit où je me sens particulièrement bien. Je n'ai aucune envie de perdre ce client, il pourrait me rapporter ce dont j'ai besoin. Pour ça, il faut que nous nous voyions face à face afin de pouvoir discuter du prix de nos affaires, mais surtout pour qu'il ne me passe pas entre les doigts.

J'allume mon ordinateur et me connecte directement sur les réseaux sociaux pour essayer de trouver ce mystérieux Benjamin Harper. Quoi que mystérieux est un adjectif qui reste bien éphémère quand on a les réseaux sociaux à sa portée. Je m'en sers d'ailleurs beaucoup pour savoir à quel milieu appartiennent mes clients, qui est-ce qu'ils fréquentent, leurs lieux favoris jusqu'à leurs plats préférés.

Maddie pense que faire ça me rend légèrement flippante, et je comprends tout à fait son point de vue, mais je ne peux pas m'en empêcher. Sauf que, contrairement à ce à quoi je m'attendais, il n'y a aucun Benjamin Harper dans les résultats de recherche. Ou en tout cas, le seul que j'ai trouvé se trouve à l'autre bout du pays ce qui l'élimine instantanément.

Je n'ai plus qu'à attendre mon rendez-vous désormais. Et comme j'ai toute une journée devant moi, je reprends la liste de choses à faire que j'avais en mémoire pendant mon jogging. Le petit tiret en tête étant : je dois aller faire les courses pour acheter de la glace caramel au beurre salé.

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Hey !
Maintenant vous avez vu comment est la véritable Amanda, j'espère qu'elle vous plaît (et Maddie aussi d'ailleurs ;))

A bientôt pour le prochain chapitre ! :)

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