35.

Le déménagement approche.

Ma mère a été rationnelle, cette fois. Elle a accepté de partir. Loin d'ici, de ce chaos qu'est nos vies et de l'ambiance qui nous consume à grand feu.

En fait, je n'ai pas eu à la supplier. Je n'ai pas eu non plus à me justifier. Je crois, au fond, qu'une part d'elle savait que ça arriverait. Elle avait simplement encore trop d'espoir pour comprendre que le moment était venu.

Alors, je me suis assise, là, devant elle, les yeux encore larmoyant de la trahison qui m'habitait. Elle a relevé le visage de son café brûlant et... elle a compris.

Comme ça ; sans paroles, sans discours, sans geste.

Elle a juste plongé ses yeux tristes dans les miens et a hocher la tête, pour me signifier que le message était clair.

Je ne pouvais pas tolérer plus.

Non, en fait, je ne pouvais pas supporter plus.

Alors, voilà. Le déménagement approche. Et moi, ça fait une semaine que j'esquive le lycée pour ne plus avoir à le croiser. Pour ne plus lui faire face. Pour ne plus mourir à chacune de ses respirations trop loin de moi.

Mon esprit s'y fait. Il fait le deuil d'Arès, parce qu'il est en colère.

Mais mon cœur, lui, est en doute. Il combat cette blessure, trop profonde. Il n'est pas en colère, il est endommagé.

C'est certainement ce qui est le plus difficile. Je savais à quoi m'attendre avec les autres. Mais je n'ai jamais su à quoi m'attendre avec Arès. Et pourtant, je lui ai voué une confiance aveugle, un dévouement pur et que je n'ai accordé qu'à lui-seul en dix-sept ans de vie.

Alors, quand samedi arrive et qu'on sonne à la porte, je suis mitigée. Espérance, incertitude, amour, irritation, tout y passe.

Je ne sais pas qui c'est, malheureusement, je sais envers et contre tout qui j'aimerais que ce soit. Seulement, en ouvrant la porte, c'est une autre surprise qui m'attend.

— Toi ?

Je ne reconnais pas ma propre voix alors que je dévisage celle qui se tient sur le pas de la porte. Ses cheveux roux attachés en une queue de cheval rapide et ses yeux bleus rougis me le confirment rapidement ; Maddy vit une période difficile.

J'en aurais tenu compte, avant. J'aurais été là pour elle.

Mais aujourd'hui, la seule envie qui me vient est celle de lui claquer la porte au nez. Et le pire, c'est que ça ne m'attriste même plus.

— Noa... Il faut qu'on parle, lance-t-elle.

— Et moi, je crois que tu devrais t'en aller.

— C'est à propos d'Arès, tranche-t-elle sans prendre de détour, la voix cassée.

Mon cœur répond d'instinct à ce prénom. Je m'en veux terriblement pour ça, mais mon corps n'arrive pas à faire semblant.

Ce qui se passe, ce qui me transcende, en plus de la douleur, m'oblige à me haïr encore plus. Je suis faible, il me rend faible. Et maintenant, je suis aussi inquiète.

— Est-ce qu'il va bien ?

Maddy doit ressentir la panique dans ma voix, puisqu'elle lève ses deux paumes devant elle.

— Oui, oui. Il va bien. Mais... écoute Noa. Je n'ai pas d'excuses pour ce que je t'ai fait. Je t'ai tourné le dos quand tu avais besoin de moi et pour les mauvaises raisons. J'ai été une pitoyable amie en plus d'être une traître. Mais je veux que tu saches pourquoi, à présent.

Je redresse le menton dans un geste de protection, pendant qu'elle m'assaille de ses explications :

— Arès n'a pas eu de mal à convaincre les autres de se mettre sur ton dos. Mais pour ce qui est de moi, il en fallait plus. Il le savait, alors, il m'a vendu du rêve. Il m'a promis monts et merveilles et comme une abrutie, je l'ai cru.

— En quoi tout cela me concerne ? craché-je avec dédain.

— Il a dû me fournir plus d'explications pour que je le suive dans ses plans.

Là, elle attire pour de bon mon attention. Le palpitant en action, je déglutis et demande :

— Quels genres d'explications ?

Mes lèvres tremblent légèrement. Maddy baisse les yeux et inspire un grand coup.

— Arès n'est pas celui que tu crois, Noa. Il n'est pas celui qu'il prétend être. Je sais qu'on ne pourra plus jamais être amies comme avant, toi et moi. Mais je tenais à ce que tu le saches, parce que c'est aller trop loin, tout ça. Suis mon conseil, s'il te plaît. Ne lui donne plus jamais ta confiance. Quoiqu'il te dise et quoi qu'il fasse, ne le croit pas. Ne le crois jamais. Il ne te veut que du mal.

Elle se mord la lèvre comme pour empêcher sa tristesse de jaillir, puis elle tourne les talons en me plantant là.

Je referme la porte, la rage au ventre. L'incompréhension se mêle à la douleur de ma perte. De toutes ces pertes. Celles de mon père, de Maddy, d'Arès et de moi-même.

Et avec tout ça, je n'en peux plus de ne pas savoir.

Pourquoi ?

C'est la question qui me hante depuis qu'on s'est quitté, Arès et moi. C'est l'interrogation qui me bouleverse, qui m'empêche de dormir. La question qui me brûle l'estomac au point d'en avoir envie de vomir.

Et j'ai besoin d'avoir une réponse. D'avoir la sienne, pour tout avouer.

De connaître la raison qui l'a poussé à tout me prendre, à tout m'enlever. Le motif qui l'a poussé à me détruire, mais aussi à piétiner ce qu'on était et ce qu'on aurait pu être, lui et moi.

C'est difficile, peut-être même incompréhensible, mais j'ai besoin de savoir. Car au fond, j'en suis consciente. Seule sa réponse pourra me permettre d'avancer.

Ou bien... de succomber.

***

Je n'ai pas prévu ce qui vient d'arriver. Je crois que l'instinct s'en est simplement mêlé et que mes jambes ont fait le reste.

La porte s'ouvre sur un Arès qui se tend à ma vue.

Ses yeux fatigués, sa mine déconfite, ses cheveux en bataille, ses cernes, la ligne mince qui décrit sa bouche, ses épaules affaissées et son nez retroussé me surprennent.

Il a l'air quelqu'un d'autre.

Quelqu'un de moins buté. De plus fragile.

Il ne prononce pas un mot en me fixant et ouvre la porte un peu plus grand pour me laisser entrer. Comme si, quelque part, il s'attendait un peu à ça. À me voir débarquer, chez lui, pour lui réclamer les explications qu'il me doit.

Alors que nous gagnons sa chambre, l'air autour de nous se charge en électricité. Les mains dans les poches, il s'assoit sur son bureau. Sa silhouette élancée paraît amaigrie. Je crois qu'il a perdu du poids.

Et aussi bête que ce soit, me voilà à m'interroger sur son état de santé et sur la raison de celle-ci, comme si j'avais l'obligation de m'en soucier.

— Tu as maigri.

Cette phrase résonne entre les quatre murs de la chambre sombre d'Arès. Il hausse les sourcils, visiblement surpris, puis baisse la tête.

— Il faut croire.

— Pourquoi ?

Là, ses yeux bleus m'agrippent.

— C'est ce qui se passe quand tu es dépendant et qu'on te sèvre de force.

Sa remarque pourrait me faire plaisir, si seulement elle n'était pas si malvenue. Pourquoi éprouverait-il du mal à se passer de moi, maintenant ? Rien n'était vrai. Il a tout orchestré. Tout organisé. Juste pour me voir souffrir. Et les paroles de Maddy ne veulent plus me quitter.

Ne le crois pas.

— Cette dépendance... soufflé-je, la voix dure. Tu aurais dû l'entretenir autrement qu'en te foutant de ma gueule.

Il fronce les sourcils et un éclair de douleur passe dans ses iris. Il se relève, puis vient me dominer par sa position.

— J'ai essayé.

Sa voix grave et rauque me fait frissonner. Elle m'affaiblit, elle me touche, elle me pousse à en vouloir plus.

— Mal, il faut croire.

Il hoche la tête, le regard trouble, pour me donner raison.

Puis je décide de nous confronter directement et sans perdre une seconde de plus face à la vérité. Pas à la sienne. Pas à la mienne non plus.

À cette vérité qui est la nôtre.

— Tout ce qu'on a vécu... ce n'était qu'un mensonge.

Et c'est une affirmation. J'ai passé de longues heures à me ressasser en boucle les moments qu'on a écoulé ensemble. À me rappeler, à me questionner, à culpabiliser d'avoir laissé quelque chose filer.

Pourtant, rien à faire, je ne comprends pas ce qui a pu m'échapper. Je ne sais pas ce que j'ai raté. J'avais tant l'impression que c'était réel qu'il m'arrive encore de douter de ses propres aveux, parfois.

Ses yeux plongent dans les miens, mais son mutisme accompagne le reste. Alors, je continue :

— Tu n'es pas celui que je crois, affirmé-je en me rappelant les paroles de Maddy.

Et il répond enfin, calmement.

— Non.

— Tu n'es pas non plus celui que tu prétends être.

— Non, dit-il à nouveau.

— Alors, qui es-tu, Arès ?

Le muscle de sa mâchoire se contracte un instant. Il ferme les yeux puis les rouvre, vidé. Sans un mot, son corps à quelques centimètres du mien s'éloigne. Il s'arrête devant sa commode et attrape le cadre couché qui trône là.

Ses mouvements semblent avoir perdu toute once d'énergie. D'un geste lent et conditionné, il me tend l'objet en question. J'ai déjà aperçu ce cadre, une fois. Cependant, je n'ai pas eu le temps d'en voir la photo, puisque Arès me l'a arraché des mains pour le poser face contre le meuble.

Il paraît être resté ainsi jusqu'à aujourd'hui.

Et voilà. Nous y sommes.

Il attend que je m'en saisisse. Je l'attrape, le tourne, et je crois que je comprends avant même d'entendre les explications qui vont avec cette photo.

— Elle s'appelle Abby, dit-il en haussant les épaules, las.

Mes doigts se resserrent autour du cadre. Une jeune fille éblouissante est sur le dos d'Arès. Ils sont en maillots de bain et posent devant la mer. La fille est d'une beauté à couper le souffle. Ses longs cheveux bruns et lisses tombent sur ses épaules. Elle arbore un sourire éclatant ainsi que des yeux amusés, d'un noir profond. Cette fille bronzée est absolument tout le contraire de moi et pendant un instant, je m'en vois jalouse.

— C'est...

— C'était, me corrige-t-il. Ma cousine...

Était...

Et je déglutis, tandis qu'il poursuit :

— Elle s'appelait Abigaël Oliveira. Et elle aurait eu dix-neuf ans, si ton père ne l'avait pas assassinée.


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