34.

Le réveil est terrible, le lendemain. Je suis courbaturée de partout ; muscles, cœur, cerveau, absolument tout ce que je suis est en pagaille.

Le corps mou et totalement abattu, j'erre. Dans ma chambre, la salle de bain, la cuisine et à l'entrée du lycée. J'erre quand je croise ma mère, j'erre lorsque je croise des gens.

L'esprit fantomatique, le visage d'un zombie, je me laisse porter par l'effroyable vérité. Je m'apprête à rejoindre le premier cours de la journée, quand mon regard trouve quelque chose, ou plutôt quelqu'un, qui ne semble pas s'être aperçue de ma présence, quelques mètres plus loin.

Mon être, jusque-là fatigué, reprend contenance. Armée d'une bonne dose de colère, d'une envie de savoir et d'un besoin de vengeance, je précipite la marche jusqu'à l'unique raison de ma détermination.

Mes mains tremblantes ne sont plus qu'une poigne de fer, hâtives de la libération soudaine que je leur promets.

Je pousse avec animosité cette personne, celle qui est la vraie coupable à mon sens, le regard furieux et l'affrontement explosant en même temps que ma voix.

— Pourquoi t'as fait ça ?

Jess recule de quelques pas, sous le choc. Elle écarquille les yeux, étonnée.

Toutes les attentions se portent sur nous. Maddy, légèrement en retrait, la bande de Jess et aussi Alan, le visage fermé. Quand elle se rend compte qu'il est question de moi, son regard se rembrunit et un éclair malin et déplacé le traverse.

— Tu peux être plus explicite, Parker ?

Elle insiste sur mon nom, parce qu'elle sait que je ne le supporte plus. Je fronce les sourcils et redresse le menton. Cette fois, je ne me ferai pas avoir. Je ne terminerai pas en sanglots, je ne baisserai pas ma garde. Pas avant d'avoir obtenu toutes les informations que je souhaite.

— Cette vidéo qui a tourné, elle vient de toi. C'est toi qui as filmé, ce jour-là ! Qu'est-ce que tu espérais, au juste, de la reconnaissance ?

Elle sourit légèrement, amusée par mon audace.

— Les langues se délient enfin. Eh bien, c'était trop tentant. Te voir te morfondre est mon passe-temps favori, si tu veux tout savoir.

— Jess.

La voix pleine de reproches qui s'élève dans mon dos fait cogner ma poitrine. C'est triste, parce qu'en dépit de ce que je viens d'apprendre, mon cœur ne peut cesser de battre pour Arès.

Je ne le regarde pas, donc.

Mais je le sens, tout autour de moi.

— Noa, laisse-moi t'expliquer.

Il n'attend pas cinq secondes avant de se placer devant moi. La mine usée et sans once d'existence, il détaille chaque centimètre carré de mon visage, son regard bleu et profond n'attendant plus que mon approbation.

— En privé, insiste-t-il.

Et Jess croise les bras sur sa poitrine, son sourire rouge carmin s'étirant doucement.

— C'est ça, Arès. Explique-lui pourquoi tu m'as demandé de vous filmer en train de baiser.

Je sens Alan se tendre à ces mots, comme s'il n'était pas au courant. Maddy fronce les sourcils également. Et moi, je me mords la lèvre avec violence pour retenir mes larmes.

J'ai promis, cette fois, je ne la laisserais pas faire.

— Ferme-là, grogne Arès sans jamais se détourner de moi. Noa, s'il te plaît.

Il incline la tête pour m'inciter à accepter. Son regard est suppliant, presque apitoyant.

— Et pourquoi tu ne t'expliquerais pas ici, devant nous, hein ? s'amuse Jess derrière lui. C'est vrai, après tout, ça nous concerne aussi. C'est à moi que tu as demandé de lui rendre la vie impossible. Et ce sont eux qui m'ont aidé à y parvenir.

Ma gorge se noue davantage. Comment ça, la vie impossible ?

Arès ferme les paupières une seconde. Quand il les rouvre, la tristesse emplit ses yeux. Il secoue la tête.

— Laisse-moi t'expliquer. Noa, s'il te plaît.

Jess rit dans son dos.

— Tu...

— Ferme ta putain de gueule ! gronde-t-il alors en se retournant pour la fusiller d'un regard noir.

Il passe deux mains nerveuses dans ses cheveux en bataille puis me confronte à nouveau.

— Je t'expliquerai tout, je te le jure. Mais viens avec moi.

Mon cœur me hurle de le suivre, qu'il y a une explication plausible à tout ça. Une explication qui n'impliquerait pas qu'il se soit foutu de moi durant tout ce temps.

Mais ma raison, elle, me l'interdit formellement. Elle sait que je dois ouvrir les yeux une bonne fois pour toutes, que si je veux comprendre, alors je dois rester.

Doucement, je secoue la tête de gauche à droite, et Arès se décompose devant moi.

— C'est vrai ? m'informé-je juste. Tu lui as demandé de me rendre la vie impossible ?

Il déglutit difficilement, pendant que Jess ricane.

— Les tags, les mots, la vidéo, tout ça, c'était son idée.

Mes yeux s'embuent de larmes. Et je sens littéralement mon cœur se briser à l'intérieur de moi-même.

Saccagée, douloureuse, je ne parviens qu'à demander :

— Pourquoi ?

Mon souffle se termine par un soubresaut dont une larme s'échappe. Ses yeux continuent de supplier, d'espérer que je l'entende, que je le comprenne. Mais comment le pourrais-je ?

Il vient de détruire le peu d'espoir et le peu de dignité qui me restaient.

Peu à peu, ses yeux deviennent brillants. L'émotion et la tristesse de cet échange le gagnent. C'est ironique, parce que pourtant, à cet instant, je suis la seule à tout perdre.

— Pourquoi ? s'exclame Jess, narquoise, en avançant vers moi. Mais ouvre les yeux, Noa.

Pour la première fois, elle daigne donc m'appeler par mon prénom. Victoire de courte durée, puisqu'elle m'assomme ensuite :

— Tu croyais vraiment qu'un type comme Arès se retournerait sur toi par bonté d'âme ? Toi, la fille basique, inintéressante et seule, fille d'un tueur en série, qui plus est ? Regarde-toi dans la glace, tu as vraiment cru une seule seconde que ce mec-là, fait-elle en désignant Arès du menton, pourrait tomber amoureux de toi pour de vrai ? Tu avais tous les éléments devant toi, mais tu as choisi de les ignorer. C'est ta faute, tout ça. Tu as été notre complice. Exactement comme tu as été celle de ton bâtard de père.

Je manque de m'étrangler avec la culpabilité. Je croyais n'être plus rien, ne pas pouvoir faire pire... et pourtant, malgré tout, je sens encore les infimes parties intactes et positives qui me constituent se défaire en moi.

Et cruellement, j'en souffre. Encore et toujours, j'ai mal.

Arès pose une main farouche sur mon avant-bras. Il tremble, à l'instar de mes propres membres.

— Noa...

— C'est vrai ? dis-je en sanglotant. Alors, tout ça, c'était faux ?

Je me rends compte en prononçant ces paroles de la gravité des conséquences sur ma vie. Je ne pourrais plus jamais tenir debout après ça.

Je suis condamnée.

Comme mon père, mais avec une infinie platitude en guise de peine, et ce, pour le restant de mes jours.

Je n'aurais plus jamais confiance. Je n'aurais plus jamais envie.

Je n'aurais plus jamais le droit. De sourire, d'être heureuse, d'espérer.

— Non, je... arrête...

Il est essoufflé, alors même qu'il n'a rien à dire. C'est ainsi que s'achève notre relation, donc. Dans la peine, les larmes, le dégoût et le plus gros des mensonges.

— Pourquoi ? parvins-je à articuler plus clairement, entre deux hoquets de tristesse. Pourquoi avoir organisé tout ça ?!

Il se mord la lèvre à s'en faire presque saigner. Les mains sur les hanches, la tête baissée, il abandonne. Il n'a pas d'excuse. Ou celle qu'il a ne me suffira pas. Il le sait, je le sais, ça signe la fin. La rupture de ce nous qu'on a mis tant de temps à façonner, pour rien.

— Pourquoi avoir fait semblant, tout ce temps ? insisté-je, battue. Réponds-moi !

Je le supplie en silence de me donner une réponse. D'être honnête, au moins une fois. J'en ai besoin. Qu'il m'explique, même si ça n'en vaut pas la peine, que je sache, au fond, que ce n'était pas moi.

Que rien n'est ma faute, même si c'est ce qu'ils veulent me faire croire.

J'ai besoin qu'il me dise. Besoin de croire qu'il est simplement aussi bête que les autres et qu'à part mon temps, je n'ai rien perdu.

Mais à mon grand désarroi, c'est encore cette peste de Jess qui répond à sa place :

— Nous l'avons fait pour que tu payes, Noa. Lui, il n'a fait qu'être l'instigateur de ce qu'on attendait tous.

Plus personne ne parle. J'ai l'impression que la cour entière s'est réunie autour de nous. Chacun d'entre eux me jauge avec insistance. Chacun d'entre eux me juge. Et chacun d'entre eux décide.

Je ne suis plus présumée coupable.

Ici, à l'intérieur de ce lycée qui abritait autrefois mes amis et mes fous rires, mes éveils et mes apprentissages, mes bons moments, mes sourires, mon bonheur, mais surtout mon futur, ils me désignent coupable. Coupable du meurtre de sept personnes, à l'instar de mon paternel, déjà enfermé pour cette cause.

Je le vois, dans leurs yeux. Plus que jamais, le dégout les domine.

Et plus que jamais, ça me foudroie et ça m'impacte.

Je n'ai plus rien à ajouter. Et même si c'était le cas, ça ne servirait à rien. Alors, je me tourne doucement, sous les regards insolents et accusateurs, ces constatations que j'ai apprises à apprivoiser au fil du temps, pour m'en aller.

Je ne m'enfuis pas.

Je les quitte, lentement, la nuque douloureuse à force d'être tendue, le regard vide, mais sûr.

Et Arès, pour la première fois, me laisse faire.

C'est ainsi que je lui tourne le dos, avançant tel un automate. Alors, ce n'était que ça. Toutes ces attentions, toutes ces paroles. Ces promesses, ces songes d'avenir, tout ça, c'était faux. Ce n'était que le moyen de parvenir à ses fins. Celui de m'humilier, de me blesser. De me torturer, à m'en rendre dingue.

À m'en rendre faible. À m'en rendre vide.

Je ne rejoins pas le bâtiment du lycée, cette fois-ci. Non, à la place, je rentre chez moi. Je regagne la maison qui m'effraie, que je redoute, celle dans laquelle je suis obligée de vivre.

Pour me confronter à la plus dure des vérités.

Après les tonnes de batailles acharnées que j'ai menées, je dois maintenant me rendre à l'évidence.

J'ai perdu la guerre.

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