Quinze ans.
J'ai toujours été là, à ses côtés. D'aussi loin que je me souvienne, j'étais près de lui. Pour le protéger, le soutenir ou encore l'aider. Je suis né avec lui et pour lui. Je sais aussi que, normalement, il n'aurait jamais dû être capable de me voir. Je mesouviens encore de sa première parole envers moi, quand ilavait trois ans.
- Pourquoi tu restes toujours avec moi ? M'avait-il demandé de sa petite voix d'enfant.
- Parce que c'est mon devoir.
- Un devoir ? C'est quoi ?
- C'est quelque chose que je dois faire. Je dois rester avec toi pour t'aider.
- Mais j'ai maman pour ça.
- Il y a ta famille, tes amis et moi. Je suis à part, lui avais-je expliqué calmement.
Je voyais bien qu'il ne comprenait pas tout ce que je lui disais. Mais il ne m'avait pas posé plus de question. Il était passé à autre chose ; les papillons le passionnaient à l'époque, surtout ceux qui étaient orange, comme celui qui avait happé son attention. Il adorait cette couleur et était heureux de l'avoir comme teinte capillaire.
- Eh dis, tu t'appelles comment ? M'avait-il demandé, une fois l'insecte ailé parti.
- Je n'ai pas de nom.
- Ah... Mais comment je peux t'appeler alors ? Avait-il insisté avec candeur.
- Tu ne m'appelles pas. Tu n'en as pas besoin.
- C'est triste. Moi je m'appelle Laurent.
- Je sais. C'est un beau prénom d'ailleurs.
Il réfléchit un moment puis un sourire éclaira son visage rond rempli de tâches de rousseur. Ses yeux marrons étaient grands et reflétaient une naïveté enfantine. Un trait de caractère qu'il posséda pendant encore longtemps. Laurent était un enfant plein de vie et d'entrain. Il était heureux et cela me suffisait.
- Tu peux t'appeler Juliette ? Il y en a une à l'école avec moi et elle est très jolie !
- Tu me trouves joli ?
- Oui ! Tu es même plus belle qu'elle !
Il était tellement enthousiaste alors j'ai accepté. Et je m'appelai dorénavant Juliette. Il a toujours continué à me considérer comme une femme, même si je n'ai pas de sexe. C'était peut-être dû à mes longs cheveux blancs et lisses, mes grands yeux ivoires ainsi qu'à mon visage androgyne. Je peux ressembler autant à une fille qu'à un garçon. Mais il a préféré voir une femme en moi.
Son enfance était une belle époque. Il ne manquait de rien, il avait des amis et travaillait bien à l'école. Il a cependant eu beaucoup de mal à comprendre ce que j'étais, pourquoi j'étais là et pourquoi ses parents ne me voyaient pas. C'était difficile à expliquer mais avec le temps il a pu comprendre. Il a fallu attendre ses six ans pour qu'il assimile ma nature et pour qu'il cesse de croire que j'étais un ami imaginaire, comme ses parents lui répétaient sans arrêt. Je suis son ange gardien et de ce fait, je serai toujours là pour lui. Après tout, le temps amène la sagesse, la maturité mais aussi les ennuis.
Tout a commencé quand il avait 15 ans. Jusque-là, tout s'était bien passé. Il avait réussi à passer le collège sans encombre, cette période de la vie connue pour faire beaucoup de mal aux jeunes. Heureusement pour moi, mis à part quelques moqueries, il n'y avait rien eu de grave. Mais il avait fallu que Laurent change d'établissement pour le lycée et qu'il découvre la joie des réseaux sociaux. Il avait été épargné jusque-là. Je suis d'accord pour dire qu'il y a des bienfaits à cette technologie mais depuis les applications mobiles tels Instagram ou Snapchat, Laurent ne me regardait plus. Il ne me parlait presque plus non plus, trop absorbé par les autres personnes, trop parfaites pour être réelles. Je restais juste à côté de lui, immobile. Je n'ai pas été le seul à avoir été coupé de sa vie cependant ; sa famille et ses amis du collège l'ont été aussi. Maintenant, il n'avait que des amis virtuels. Des personnes qu'il ne verra jamais mais avec qui il partageait tout. C'était un concept qui m'échappait totalement. Et je l'ai laissé faire. Il ne faisait rien de mal après tout. C'était là ma première erreur je pense.
Je ne sais pas depuis quand ça a commencé exactement. Tout est arrivé si vite après tout. Je n'avais rien vu venir. Les remarques moqueuses sans méchanceté de ses camarades de classe s'étaient d'un coup multipliées et le ton des adolescents devenait haineux. Je n'ai pas compris. Laurent n'avait jamais rien fait de mal, j'avais veillé sur lui pour ça, alors pourquoi ?
- Eh le gros, tu trouves pas que t'es moche ?
- Moche ? Carrément laid ouais ! En plus avec ses cheveux roux là !
- C'est le fils du diable !
- En plus il ressemble à un ballon.
- C'est clair, il est trop drôle à regarder !
- Vous pensez qu'il a fait exprès de ressembler à rien ?
- Je donnerais bien un coup de pied à sa face ronde, là.
- Je suis persuadé que s'il tombe, il n'arriverait pas à se relever ce gros lard.
- T'es une baleine !
- Je suis sûr que si on te met dans l'eau, tu flottes ! Espèce de bouée !
- Pour te suicider il faudrait que tu puisses passer par la fenêtre alors fais un effort.
- Il ne fait que manger ma parole, ce sale porc !
Les paroles peuvent faire mal. Très mal. Et Laurent est sensible. Alors il s'était mis à acheter des vêtements plus grands pour cacher ses formes. Le résultat a empiré. Les autres ont su que les mots qu'ils lui jetaient au visage avaient un impact sur lui. Alors ils ont continué.
- Ne les écoute pas Laurent.
- Tu es plus fort qu'eux.
- Ignore-les et ils vont arrêter après.
- Ce ne sont que des petits cons.
- Ils ne valent pas le coup.
- Chaque personne est différente tu sais.
- Ils sont malheureux, c'est pour ça qu'ils te disent ces horreurs !
- Ils ont une façon de penser ignoble !
- Ecoute les personnes qui t'encouragent et te poussent vers l'avant, pas eux.
- Ils ne te font pas penser à des serpents, à force de cracher leur venin sans vergogne ?
Je n'arrêtais pas de me répéter. Mais une voix contre une vingtaine d'autres ne pesait pas grand-chose malheureusement.
- C'est vrai que je suis gros ?
- Tu penses que je devrais mincir ?
- Je suis moche...
- Ils disent peut-être vrai...
- Je veux maigrir...
- Ils sont horribles de me dire ça !
- Il y a quelque chose qui ne va pas avec moi. Pourquoi ils me diraient ce genre de choses sinon ?
- Le problème c'est moi, pas eux...
Laurent n'avait pas à se poser ce genre de questions, ni à penser ça. Ses camarades l'avaient changé. Ils l'avaient influencé. Mais ce n'était pas la pire influence pour lui...
- Dis Juliette, m'avait-il dit une fois en fixant son téléphone. Tu penses qu'un jour je pourrais être aussi beaux qu'eux ?
Il avait ensuite tourné son téléphone pour que je puisse voir ce qu'il voulait me montrer. Je pouvais observer son compte Instagram. Dessus, on pouvait discerner une multitude d'autres utilisateurs, où les hommes et les femmes étaient tous magnifiques, et où les photos se ressemblaient toutes. C'était une belle brochette d'êtres parfaits.
Qu'est-ce que je pouvais répondre à sa question ? C'était impossible qu'il leur ressemble. Déjà, il n'y avait aucun roux dans tous ses comptes. Il n'y avait personne d'aussi pâle que lui non plus et ne parlons pas des tâches de rousseurs qui étaient inexistantes sur les photos ! Et encore, les formes présentes sur les personnes étaient nulles. Il n'y en avait pas. Pas un pet de graisse. Ils étaient tous minces. Et Laurent avait de la réserve dans les cuisses, les bras, le ventre et les joues.
- Chaque personne est différente Laurent. Tu n'as pas à vouloir ressembler à quelqu'un que tu n'es pas. Tu es très bien comme tu es alors sois toi-même, comme d'habitude, lui avais-je répondu avec douceur.
Mais c'était trop tard. L'idée avait germé dans sa tête et il ne fallait plus qu'elle grandisse et prenne de l'ampleur pour qu'il ne pense qu'à ça. Laurent voulait être beau et mince. Surtout mince en fait.
Après m'avoir dit ça, il avait commencé à vouloir se renseigner sur les régimes que ces personnes pratiquaient. Je ne l'avais jamais vu autant sérieux. Il ne s'était jamais autant donné à fond à l'école, pour ses amis, sa famille ou encore pour ses passions. Les papillons avaient d'ailleurs arrêté de l'intéresser à partir de ce moment-là ; tout comme le reste d'ailleurs. Ce qui lui importait le plus était son poids. Il avait précieusement noté les régimes qui l'obnubilaient le plus. Ils ne comportaient que des repas avec presque rien dedans. Et s'il pouvait sauter un repas, il le faisait. Laurent voulait maigrir, et vite.
- Ecoute-moi une minute, lui avais-je annoncé un jour d'une voix sérieuse. Tu ne peux pas continuer comme ça. Les repas sont importants ! Et tu ne manges presque rien là.
- Mais je veux maigrir ! Et ça a marché pour eux, alors pourquoi pas pour moi ?
- Tu es différent d'eux. Ton corps réagit d'une autre façon. Tout le monde est unique.
- Je le sais ça... Tu me le répètes tout le temps... Avait-il marmonné en boudant.
- Je te le répète parce que tu n'as pas l'air de le comprendre et que tu continues à vouloir maigrir rapidement. C'est dangereux pour ton corps Laurent.
- Tu n'as pas à t'inquiéter Juliette, avait-il essayé de me rassurer. Je fais attention à moi.
- Ça ne se voit pas. Si vraiment tu faisais attention tu n'agirais pas comme ça, avait-je rétorqué sèchement.
Je n'avais pas voulu être agressif ; ce n'est pas dans ma nature après tout. Mais ses agissements étaient aberrants. Je ne le comprenais plus. Je m'inquiétais pour lui, vraiment. Mais il avait continué. Combien de fois lui avais-je demandé d'être plus raisonnable et de manger plus ?
- Laurent, fais un petit effort au moins, l'avais-je supplié à table.
Il n'avait rien répondu car ses parents étaient aussi présents et mangeaient leur soupe tranquillement. Néanmoins il avait secoué sa tête en ma direction. Il ne voulait clairement rien savoir. Et sa famille ne se rendait pas compte de la gravité de la situation. Combien de fois Laurent m'avait dit que je me faisais des films ? Que je voyais le mal partout ? Que j'étais paranoïaque ? Que j'aggravais tout et n'importe quoi ? Je savais que j'avais raison. Celui qui était en tort, c'était lui. Et il avait besoin d'être aidé. Il ne s'en rendait pas encore compte, mais je serai toujours là et je continuerai sans relâche.
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