🩸 Dictée Infernale

Selon les mythes et les croyances, il existerait neuf cercles dans les enfers. Plus le cercle est d'un niveau élevé, plus le crime de ceux qui s'y trouvent est grave et la sentence qu'ils reçoivent horrible. Chacun de ces cercles infernaux est surveillé et géré par un gardien.

Mais alors, et s'il n'y avait pas neuf, mais dix cercles ? Et si ce dernier cercle, du niveau le plus élevé de tous, était celui... de... la... ponctuation... Horrible, n'est-ce pas ?

***

Quelle farce...

De tous les enfers possibles, j'étais tombée dans un vortex de... rien ? La mort était déjà assez nulle comme ça, pourquoi fallait-il, qu'en plus, je sois condamnée à l'ennui éternel ? Mes yeux virevoltaient partout autour de moi, cherchant une infime trace de mouvement, de quelque chose, n'importe quoi, pourvu que ce soit vivant. Enfin, vivant... façon de parler.

Malheureusement, j'étais au milieu de nulle part, dans un désert blanc et lisse. Le ciel n'en était pas un, ce n'était qu'une étendue de nuages blanchâtres qui ne laissait passer qu'une lumière grise et opaque.

Je tentai d'avancer afin d'explorer ce nouveau monde, cependant, mes pieds restèrent cloués au sol. Aucune entrave à mes chevilles ni à mes poignets, et pourtant, je ne pouvais pas bouger. J'étais comme figée, emmurée. L'angoisse gagna du terrain sur mon corps, ma respiration devint hachée, difficile, douloureuse. Qu'allais-je faire ici ? À rester immobile dans un lieu immaculé, silencieux et... vide ! C'était horrible, hors de question que ce soit ça, mon enfer ! Je préférais rôtir sur les broches de Lucifer, plutôt qu'être isolée ainsi, seule pour toujours.

— Eh ! hurlai-je à pleins poumons. Y a quelqu'un ?!

Ma voix se répercuta sur des murs invisibles et un écho strident me vrilla les oreilles au point de me faire gémir. Malgré la douleur, je ne pouvais cesser de crier, j'avais besoin qu'on m'entende, que quelqu'un vienne. Il devait bien y avoir des gens dans cet enfer maudit !

— LUCIFER ! Tu pourrais au moins venir m'accueillir ! provoquai-je.

— Mais ferme-là, nom de Dieu ! gronda subitement une voix derrière moi.

Mon cœur remonta dans ma gorge en un éclair et mon corps tenta de se retourner vers ce son, malheureusement, j'étais toujours morbidement enclavée dans une immobilité totale.

— Laisse Dieu où il est, marmonna une autre voix, plus mutine.

— Ça va le lèche-boules, retourne épingler les vermines sur ton tableau de chasse.

— De quelles boules tu parles, des tiennes ?

— Je vais-

— Ça suffit ! tonna une troisième voix, féminine.

Un tremblement de tous les diables vibra dans l'air et mon corps entier se rigidifia. Mes oreilles étaient en alerte, écoutant attentivement chaque mot, chaque bruit, afin d'appréhender ma situation. Au moins, j'avais rameuté du monde avec mes beuglements, c'était déjà un point positif. À présent, il fallait négocier, je voulais un autre enfer, les flammes, par exemple.

Une silhouette se dressa tout à coup devant moi, d'une hauteur impressionnante, avoisinant les deux mètres, peut-être même plus, et drapée de noir. Je ne pouvais pas pencher la tête en arrière pour observer le visage, en revanche, ce que je vis suffit à engendrer une peur sourde dans mes entrailles. Qu'est-ce que...

— Tu es pressée de souffrir, espèce de folle ? me demanda la silhouette.

Ses bras aussi gros que des troncs d'arbres trainaient des boulets forçats, reliés à ses poignets par des chaînes et des menottes en fer. J'écarquillai les yeux sur la grosseur de ses boules, sans jeu de mots, aucun ! Quinze centimètres de diamètre, habillés de pics tranchants et goûtant d'un liquide rouge foncé. Inutile d'être Einstein pour comprendre que c'était du sang...

— Pourquoi est-ce que tu lui parles ? Son châtiment n'a pas encore commencé, intervint un autre homme, qui apparut sur ma droite.

— Mon châtiment ? répétai-je, la gorge nouée.

Peut-être aurais-je dû fermer ma bouche au lieu d'attirer l'attention sur moi ! Mais j'avais horreur d'être dans cette mer figée et blanche, sans rien ni personne, complètement isolée dans un néant sans fin.

— Ce néant sans fin est créé exprès pour toi, idiote, ricana la troisième voix.

Une femme, aussi grande que les hommes, rejoignit ses camarades. Sa robe noire et déchirée moulait ses formes, mais d'innombrables taches de sang la maculaient. Elle fit l'effort de s'accroupir devant moi et son visage m'apparut alors. Deux cornes pointues, voilà tout ce que je pouvais voir. Le reste était indistinct. Un amas de chair rouge, un semblant de bouche et des yeux à la lueur bleue.

— Ne te fatigue pas, tu ne nous verras jamais clairement, rigola-t-elle de sa voix fluette.

Elle accompagna sa phrase en soulevant sa main gauche pour tapoter son visage et une gigantesque serpe s'agita sous mon nez. Aussi grande que ma tête, en fer brillant, elle m'inspira une terreur absolue.

— Je me présente, je suis Virgule. Les deux abrutis avec moi sont Exclamation et DP.

— Double pénétration, pour les intimes.

— Double point ! rectifia l'intéressé en grognant si fort que la terre trembla.

Ou plutôt le sol, car à bien y regarder, il n'y avait aucune texture, c'était aussi lisse qu'une...

— Par l'Enfer, elle commence à comprendre.

Une page blanche.

— Ouais, t'es coincée dans une page blanche, ricana la femme.

— Ton petit enfer personnalisé. Vraiment, tu as une drôle de chance, on est tous là rien que pour toi, ma belle, susurra DP – enfin, double point – en se rapprochant, traînant ainsi ses boulets.

— Que- quoi ?

— Lorsque cela commencera, tu seras libérée, expliqua Virgule. Tu devras écrire ce que tu entendras dans ta petite tête, comme une dictée. À chaque faute, le démon associé viendra t'infliger une punition.

— Et pas de celle qui font du bien... intervint subitement une autre voix.

Un autre homme, un démon pour être précis, se matérialisa à ma droite, en arrière d'Exclamation. Son allure longiligne et flou me laissa toutefois prendre la mesure de ses mensurations parfaites. Un torse large, des muscles finement dessinés, une peau dorée...

— Pourquoi elle peut te distinguer, à toi ? s'enquit Exclamation.

— Je suis son préféré, s'enorgueillit le nouveau.

— T'es un pervers.

— C'est ce que je dis, elle adore les points de suspension, ce n'est pas ma faute si je suis-

— Peu importe ! Ça va commencer, tenons-nous prêts, les coupa Virgule en se relevant.

La panique comprima ma poitrine et je me mis à ouvrir la bouche pour chercher de l'air. Tous ces démons étaient là pour moi, juste pour moi. Ils allaient attendre patiemment que je fasse une erreur, une faute pour s'empresser de me faire du mal. Tout à coup, je pris conscience d'à quel point la solitude pouvait être bénéfique. Je ne risquais rien lorsque j'étais seule dans mon désert blanc.

— Cesse de pleurnicher, tu vas devoir te concentrer pour ce qui arrive, conseilla Double-point.

Ils s'éloignèrent tous, leurs silhouettes se détachant implacablement de cette étendue monochrome. Leur visage restait flou, mais je voyais très clairement leur arme à chacun. Et comme si ça ne suffisait pas, d'autres démons arrivèrent les uns après les autres. À chaque apparition, un souffle vint chatouiller mes oreilles pour me donner leur nom. Point d'interrogation et son hameçon géant, Parenthèse et sa faucille acérée, Tiret et sa canne d'acier, Guillemets et ses serpettes à double lames... je cessai de fixer les armes pour éviter de m'évanouir.

Mon regard se posa alors sur l'absence de couleur et je repensais aux mots de Virgule. J'allais devoir écrire. Mais écrire où ? Avec quoi ? Et comment allais-je faire cela alors que j'étais coincée ? Comme en réponse à mes interrogations, mon corps bascula vers l'avant et chuta lourdement au sol. L'impact me tira un grognement et la douleur afflua dans chacun de mes muscles ; ce fut comme si tout reprenait vie en moi et que la perception de douleur était là pour me faire sentir que, même morte, je pouvais encore ressentir. N'étais-ce pas diabolique ? La paix n'était donc pas pour moi.

— C'est l'heure, chuchota une voix dans ma tête.

Cette intervention résonna à l'intérieur de mon crâne, déployant des ondes de choc douloureuses. Mais ce ne fut rien, comparé à ce qui suivit. Des lacérations constellèrent la chair de mes bras à de multiples endroits, les entailles laissant couler le sang sur ma peau. Un cri d'agonie broya mes cordes vocales tandis que je m'évertuai à arrêter ce phénomène avec mes pauvres mains. L'impuissance de mon geste me fit hurler plus fort, le sang ruisselait le long de mes bras pour maculer mes doigts et mes larmes s'échouaient sur le sol lisse.

— Commence à écrire, ordonna la voix dans ma tête.

Et sans pouvoir m'en empêcher, mon instinct de survie m'obligea à obéir. Je me redressai péniblement, gémissant de douleur en continue et fis quelques pas jusqu'à ce que je rencontre un démon femelle, Majuscule. Sans me soucier de son arme, j'enfonçai mes doigts dans une de mes entailles pour récupérer du sang et me tins prête à commencer ma dictée. J'allais coucher des mots sur la page géante, avec ma propre souffrance.

— Que le spectacle commence ! gronda la voix dans ma tête.

« Ô lumière et honneur de tous les poètes ! récita-t-elle fortement.

Rapidement, j'étalai mon sang pour former la phrase entendue, mon cerveau, embrouillé par la douleur des lacérations, peina à réfléchir correctement et dès la première phrase, je fis une faute. Je mis une virgule à la fin, au lieu de mettre le point d'exclamation. Aussitôt l'erreur commise que la punition tomba.

Dans un tourbillon de tissus sable, Virgule fonça sur moi pour lacérer mon visage avec sa serpe. Mon sang éclaboussa ma phrase et mon corps bascula en arrière, mon dos heurtant le sol violemment. Avant que je puisse émettre le moindre son de douleur, Exclamation s'avança et me planta son épée d'or dans l'épaule. Submergée par les perceptions atroces, ma gorge resta muette et mon corps se recroquevilla. Jamais auparavant je n'avais ressenti une telle souffrance physique.

— Tu l'auras compris, chaque erreur se verra punie par la faute commise et la correction adéquate. Continuons, j'ai d'autres tortures à délivrer !

La voix dans ma tête prit possession de mon corps, qui se releva pour continuer son châtiment malgré la torture. Je n'étais plus vraiment là. Mon cerveau me rendait parfaitement consciente de la douleur, de la tâche à accomplir, mais je ne pouvais ni lutter, ni fuir, ni même protester.

Que m'aident la longue étude et le grand amour

Qui m'ont fait chercher ton ouvrage.

Tu es mon maître et mon auteur

Tu es le seul où j'ai puisé

Le beau style qui m'a fait honneur.

Vois la bête pour qui je me retourne ;

Aide-moi contre elle, fameux sage,

Elle me fait trembler le sang et les veines.

La dictée me paraissait interminable, les mots atroces et à chaque seconde qui passait, mon corps se vidait de son sang. Comment parvins-je à rester consciente ?

J'avais fait deux nouvelles fautes, un point manquant et une virgule de trop. Le démon qui personnifiait le point était de loin le plus massif, son corps était aussi grand qu'une armoire. Il était aussi énorme que Majuscule était grande, comme s'ils étaient le couple le plus important de cette armée de ponctuation démoniaque. Ce qui était certainement le cas. Quoi qu'il en soit, Point n'avait pour seule arme son poing, qui était fait en plombs et qui avait la taille d'un pneu. Après son coup, je m'étais évanoui. Un répit de courte durée, puisque la voix me réveilla de force pour que je poursuive coûte que coûte mon labeur.

— Ce passage me plaît beaucoup, ricana la voix, que je supposais être Lucifer. Je le trouve très approprié à ton châtiment, petite.

Les démons rigolèrent de concert, émettant ainsi une symphonie de vibrations qui secoua mes os.

— Suis-je le maître ou la bête, selon toi ? continua-t-elle.

Incapable de répondre, je baissai la tête, fixant mon écriture. Certaines zones de mon corps semblaient anesthésiées, je n'éprouvais aucune sensation dans les bras, ce qui était positif considérant la chair entaillée. Cependant, la souffrance était bien là, dans des zones meurtries.

— Reprenons !

Il te convient d'aller par un autre chemin,

Si tu veux échapper à cet endroit sauvage ;

Car cette bête, pour qui tu cries,

Mes doigts tremblaient en étalant le liquide rouge sur la page, mais je m'efforçai de rester concentrée sur les phrases et l'intonation. Cependant, j'étais trop faible, trop submergée par mes émotions pour correctement interpréter les nuances...

Ainsi, je fis une faute de plus.

La virgule que j'écrivis à la place du point-virgule me coûta cher. Virgule travaillait dur, ou plutôt elle s'amusait grandement avec moi. J'entendais son ricanement mauvais sans jamais voir de sourire sur son visage flou. Quant à Point-virgule, son attaque se fit par derrière, furtivement, lacérant mes mollets avec une arme que je n'eus pas le temps de distinguer. Mes jambes cédèrent immédiatement et je tombai à genoux, comprenant qu'elles étaient hors service. Au moment où je réalisais qu'il avait sectionné les tendons à l'arrière de mes genoux, la douleur enflamma chacune de mes cellules et devint si insupportable que je sombrais une fois de plus dans l'inconscience.

— Cela devient pénible, soupira Lucifer. Il ne te reste que deux phrases et tu auras un moment de répit... Dépêchons, s'impatienta-t-il avant de continuer.

Mes paupières papillonnèrent longuement avant que ma vision focalise ce que j'avais devant moi. Pour continuer ma phrase, et aller à la ligne, je devais ramper, mes jambes ne me répondaient plus, cependant, m'appuyer sur mes bras entaillés me fit crier d'agonie. Mon visage était ruisselant d'un mélange de sang, de larmes et de sueur.

Je n'en ressortirai pas vivante.

Cette pensée fit rire l'ensemble des démons.

— Tu n'es pas là pour survivre, tu es là pour souffrir.

— Elle n'est pas très intelligente, celle-là, se moqua l'un d'eux.

— Cesser de bavarder ou je vous coupe la langue ! tonna Lucifer.

La feuille blanche, plus si blanche, trembla sous la tonalité colérique du Démon Suprême. Il se racla la gorge alors que les démons inférieurs se tassèrent sur eux-mêmes, silencieux. Sa voix revint ensuite à la charge pour délivrer la suite de cette maudite dictée.

— Je disais donc :

Car cette bête, pour qui tu cries,

Ne laisse nul homme passer son chemin

Mais elle l'assaille, et à la fin, le tue. »

Rien de compliqué, je fus soulagée de terminer et d'apposer le point final. Un silence de mort s'abattit alors sur moi. L'air manqua et se recroquevilla pour m'oppresser de plus en plus. À genoux, ensanglantée, je rivai mon regard sur chaque démon, cherchant à savoir où j'avais fauté...

— Et à la fin, le tue, répéta une voix suave derrière moi.

D'un bond, je pivotai pour faire face à mon bourreau et il en profita pour agir en même temps que moi. Il planta deux lames parallèles dans ma gorge et chuchota :

— Fermer les guillemets.

Il y eut alors du blanc taché de rouge puis un océan pourpre qui se transforma en brouillard obscur. Le noir m'engloutit et tout s'arrêta.

Qu'est-ce qui s'arrêta exactement ? J'étais en Enfer, donc déjà morte. Pouvais-je mourir plusieurs fois ?

Si je pensais, cela signifiait que j'étais toujours là...

— C'était un drôle d'enfer que tu as créé là, Mira. C'était atrocement intéressant.

Cette voix me tira de ma noirceur et j'ouvris les yeux, sursautant comme un poisson hors de l'eau. Que se passait-il ?

Mon regard scanna mon corps allongé et je ne vis aucune trace de blessures. Pas une seule goutte de sang. Incrédule, je secouai la tête et avisai mon environnement. Une chambre rustique avec des murs de pierres, un lit minuscule et... rien d'autre. Mis à part cet homme, assis sur le lit à côté de moi, qui avait également le visage flou.

— Où suis-je ? demandai-je, haletante.

— Tu es dans le sas et je suis le gardien de ce cercle infernal. D'après ce que j'ai vu dans ton esprit, je vais être le gardien de la Ponctuation, dit-il en grimaçant. C'est tout de même étrange. En mille deux cent ans de service, je n'ai jamais rencontré une âme qui représentait son enfer ainsi. Ton imagination est débordante !

— Donc... c'était un cauchemar ? Je ne vais pas vivre ça ? soufflai-je, le cœur dans la gorge.

— Ah ça... Je ne sais pas encore. Je dois avouer que c'est suffisamment horrible pour que je le matérialise, approuva-t-il en souriant.

Un sourire qui provoqua une nuée de frissons désagréables le long de mon échine. Ce gardien était le maître de ma destinée horrifique, il avait le pouvoir de rendre mon enfer imaginaire, réel...

***

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