Il trace à l'encre bleue les derniers mots d'une lettre destinée à sa fille. Il prend le temps de la relire, vérifiant l'orthographe et la ponctuation, se questionnant sur le sens des phrases et ce qu'elles doivent évoquer. Une fois satisfait, il la plie avec délicatesse puis la dépose sur la console à sa droite. Il relève la tête, ajustant les lunettes qui glissent sur son nez.
En jetant un regard circulaire autour de lui, il contemple les souvenirs de ses jours antérieurs. Cela fait plus de soixante ans qu'il vit avec sa femme dans ce petit appartement donnant sur la rocade. Il se sent chanceux qu'elle marche à ses côtés depuis tout ce temps. Il pose sur elle un regard attendri. Elle est assise dans ce fauteuil qu'elle affectionne tant, les yeux fixés sur l'écran de télévision.
Il se remémore ce jour où il l'a rencontrée. Il a tout de suite su que c'était elle, comme une évidence qui serait venue percuter son cœur. C'était un après-midi de mai, l'air était doux en présage de l'été qui approchait. Il avait décidé d'aller se promener au parc avec sa sœur et sa mère, comme ils avaient l'habitude de le faire chaque dimanche. Une boule en bois était alors venue percuter son pied droit. Il s'en était saisi dans l'intention de la remettre à son propriétaire. Le croquet était un jeu très en vogue à l'époque. Une charmante demoiselle arborant un sourire s'était alors approchée, la main tendue. Il lui avait rendue sa balle, ne pouvant détourner le regard de ses yeux bleus. Elle le regardait elle aussi, rayonnante de beauté. Le temps semblait s'être interrompu, leur laissant l'opportunité d'éprouver ces sentiments nouveaux. C'était peut-être son sourire, ou quelque chose dans son regard, qui lui avait fait comprendre que c'était elle. Il avait l'impression d'être apaisé pour la première fois de sa vie, comme de retour d'un long voyage où il aurait enfin retrouvé son foyer. La jeune fille avait cependant fini par se détourner de lui, à son plus grand regret, et avait rejoint ses amis.
— Je m'appelle Luisa, lui avait-elle lancé en se retournant vers lui.
— Simon, lui avait-il répondu, troublé.
Depuis cet instant, ses pensées lui étaient dévouées, le détournant parfois de ses devoirs quotidiens. A cet époque son père s'inquiétait de le voir si « papillonnant » comme il aimait à lui répéter.
Il se lève péniblement et marche jusqu'à la cuisine d'où il sort deux verres d'un placard. En se dirigeant vers l'évier pour les remplir d'eau, son regard se perd dans les roses qu'il a planté pour elle dans le jardin. Ce sont ses fleurs préférées. Elle en avait une au bal des pompiers où il l'avait invité dans une tentative effrontée de la séduire. Elle l'avait accroché dans ses cheveux, sa robe rouge contrastant avec la douceur de sa peau. Il avait longtemps hésité avant de l'embrasser. C'est elle qui l'avait encouragé avec ses yeux rieurs qui le mettaient au défi. Il se souvient de la chaleur qui s'était emparé de lui lorsqu'ils s'étaient enlacés, et du froid lorsqu'ils s'étaient quittés.
Il lui avait fait la promesse à cet instant que plus jamais ils n'éprouveraient cette terrible amertume. Il l'avait d'ailleurs demandée en mariage quelques jours plus tard, sans l'accord préalable de leurs familles respectives. Cela avait fait grand bruit au village. Tout le monde avait misé sur l'échec de leur couple ; en vain. Même tante Henriette n'avait pu que constater l'évidence de leur union. Leur vie commune avait été parfaite, mouvementée parfois, mais jamais douloureuse. C'était une belle époque malheureusement passée trop vite.
Il reporte son attention sur les verres d'eau qu'il avait laissé sur le rebord du plan de travail le temps de sa réflexion, puis y dilue la dose nécessaire. En retournant dans le salon, il voit sa fille et ses petits-enfants qui lui sourient depuis des photos accrochées au mur. Le fruit de leur amour. Il a toujours eu l'impression d'aimer sa femme plus que sa fille. Il se demande si cette dernière en a conscience ; sans doute trouvait-elle ça normal. Pourtant il avait été un père exemplaire, sa fille avait une bonne situation. Simplement, le bonheur de son âme sœur est le sien ; elle est sa priorité.
Il s'assoit dans le fauteuil à proximité de sa femme, pose les verres sur la table basse, et prend un instant pour revenir dans le présent. Cela fait deux ans qu'il vit dans le passé, espérant que Luisa revienne un jour habiter son corps. Un an que cette fichue maladie lui avait enlevé le bonheur d'être à deux.
Il ne veut pas d'un monde où elle ne rit plus.
Alors il a commencé à envisager une solution radicale. Peut-être est-il égoïste ; c'est souvent le cas en amour. Mais il lui avait promis de rester toujours à ses côtés, surtout dans les moments de peine. Elle n'est plus là, peut-être coincée dans un monde sans lumière, appelant désespérément son mari pour qu'il vienne la chercher. Cette pensée le fait frémir ; il ne peut pas l'abandonner. Elle semble avoir quittée ce monde depuis que sa mémoire s'en est allée. C'est la dernière chose qu'il peut faire pour elle ; il le fera.
Il porte alors le verre aux lèvres de sa femme, l'aidant à boire. Elle n'a pas conscience de l'amertume de la boisson. Il fait de même et boit le sien d'une traite. Il l'aide ensuite à se lever, et l'amène avec douceur dans leur chambre. Elle n'oppose aucune résistance, son corps se mouvant de façon mécanique.
— Ma chérie, il est l'heure d'aller dormir, lui dit-il.
Il l'allonge confortablement dans le lit, prenant le temps de la border, puis s'étend à côté d'elle. Il sent déjà son esprit devenir plus lent, son cœur s'accélère dans un dernier soubresaut de vie. Sa vue devient floue alors qu'il la contemple, lui prenant la main en espérant qu'elle ne souffre pas. A bout de force, il la sert dans ses bras et ferme les yeux pour la dernière fois. Il sourit. Bientôt, ils seront de nouveau ensemble.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top