— ÇA SUFFIT !

Je me fige, la main tendue vers le visage pâle du colosse. Le videur est plaqué au sol par Kelian et semble se retenir de se métamorphoser. Ses yeux luisent si fort qu'ils pourraient être deux ampoules.

Je baisse mon bras à regrets. Je laisse échapper le cou du colosse entre mes doigts et me relève d'un air boudeur. Kelian jette un regard contrarié vers la porte du café.

Un loup bien connu se tient dans l'embrasure. Sa large carrure et ses muscles impressionnants auraient déjà pu effrayer la moitié des occupants, si ce n'étaient ses yeux, qui faisaient fuir la totalité des humains. L'atmosphère était donc légèrement électrique.

Il se tenait droit et son manteau de fourrure était parsemé de neige. Ses iris d'un noir d'encre nous fixaient, Kelian et moi, comme s'il comptait nous tuer par la pensée.

— Carl, fais-je d'une voix neutre.

— Père, salue Kelian sans pour autant lâcher sa victime.

— Lâche-le.

Kelian se crispe aussitôt. Tous ses muscles se tendent. Ses pupilles se mettent à briller. Son loup n'est pas loin.

— Repousse-le, siffle Carl en écarquillant imperceptiblement les yeux.

Tous les regards sont rivés sur Kelian. Je comprends alors que le loup a décidé de remettre en question la suprématie de Carl et que l'humain, lui, la reconnaît encore et ne veut pas de ce défi. Kelian est occupé à combattre son loup.

C'est pas vraiment une bonne idée de se donner en spectacle. Tous ces loups vont nous remarquer. Essaie de faire quelque chose.

Je pensais que tu aimais te donner en spectacle, Morrigan.

Je me méfie de certains loups de passage, certains sont plutôt louches. Et si c'étaient des espions ? Dépêche-toi de calmer cet abruti. C'est vraiment pas le moment pour des conflits intérieurs.

Je me mets aussitôt en mouvement et pose une main ferme sur l'épaule de Kelian. Ses iris scintillants se rivent sur moi et je manque de frémir. Qui que soit son loup - après tout, je ne l'ai jamais rencontré, il doit se faire discret - il est sacrément présent en ce moment. Et justement, ce n'est pas le moment.

— Tout le monde nous regarde... lui soufflé-je à l'oreille.

Il grogne sourdement. Il a du mal à se reprendre, je le vois bien, et j'avoue que l'envie de tout casser progresse en moi également. Je ne sais pas pourquoi mais cet endroit me donne des pulsions violentes. Carl a l'air au courant car il se décale de la porte et m'incite du regard à sortir avec son fils.

Je prends rapidement une décision.

Saisissant brusquement son bras, je le détache violemment du colosse en usant d'une grande partie de ma force. Il commence aussitôt à essayer de me frapper ou de me mordre mais je l'emporte rapidement et franchis le seuil du bar avec une furie au bout du bras.

Une fois dehors, je le lâche avec empressement et il s'accroupit d'un air menaçant. Ses lèvres découvrent des crocs immaculés bien trop longs.

— Kelian, reprends-toi, lui sifflé-je.

— Shadow... lance Carl en me rejoignant puis en se postant à mes côtés. C'est son loup qui est aux commandes, presqu'entièrement.

Shadow... Je sens que ça va faire des étincelles ! se réjouit Morrigan.

— Shadow, s'il te plaît, laisse Kelian reprendre le contrôle, articule lentement Carl.

Je ne l'ai jamais vu aussi prudent. Il est tendu. Je sens son aura affleurer mais Shadow n'a pas l'air impressionné.

Au moins, il camoufle son aura. Il n'est pas suicidaire.

— Lyka, on va avoir besoin de ton aide... soupire Carl en s'approchant de Shadow.

Ce dernier recule à quatre pattes en grondant, mais avant qu'il ne puisse nous fausser compagnie, Carl le saisit à bras-le-corps et me demande de l'aider.

Ensemble, nous arrivons à emmener le loup déchaîné - bien que sous forme humaine - vers la forêt. Nous nous enfonçons sous les frondaisons, en marchant dans la poudreuse. Les grognements furieux de Shadow ne cessent pas une seconde.

— Que se passe-t-il ? demandé-je finalement à Carl alors que je reconnaissais le chemin du campement de la Meute.

Il reste muet un moment et je n'ose pas réitérer ma question, bien qu'elle me brûle les lèvres. Les craquements de la neige sous nos pas plus que légers me mettent les nerfs à fleur de peau.

— Lyka, finit par dire Carl par-dessus les vociférations de son fils, Shadow ne se montre pas souvent. Cependant ces derniers temps il commence à remettre mon statut en cause.

— Pourrait-il... poser problème ? osé-je à mi-voix.

Carl soupira, les yeux rivés aux buissons.

— Kelian est Alpha. Alors je suppose qu'il pourrait essayer de... prendre ma place, si Shadow parvient à se manifester seul. Il a toujours été ambitieux.

Il tourne finalement ses prunelles d'obsidienne vers moi. Elles luisent doucement à la faveur de la lune. Des panaches blancs s'échappent de nos lèvres lorsque nous parlons.

Un long hurlement empêche Carl de me dire quelque chose. Nous refermons nos doigts encore plus fermement sur notre prisonnier furibond et reprenons notre chemin de plus belle. Enfin, nous parvenons en face du chalet de Carl. Personne n'était apparu dans les sentiers qui sinuent entre les habitations, et seuls les regards curieux nous avaient fixés au travers des fenêtres. Un calme étrange nous entoure, si l'on occulte les bruits et grognements de Shadow.

— Lyka, on va l'emmener dans sa chambre.

Nous ouvrons rapidement la porte mais, alors que je me sers d'un bras pour pousser le battant et nous faire entrer dans le chalet, le bras libéré de notre prisonnier se dresse et frappe. Une griffure sanglante apparaît sur ma joue et je pousse un cri.

— Pu... quelles griffes ! m'exclamé-je.

Je m'empresse d'attraper à nouveau son bras et le pousse sans ménagement pour entrer. Carl ferme la porte rapidement et nous nous dirigeons vers l'escalier. Je sens que ça ne va pas être du gâteau.

Le bois des marches grince, les mains semi-transformées de Shadow zèbrent les murs au fil de notre ascension, rendant cette dernière plus compliquée. Le sang coule dans mon cou et commence à tâcher mon t-shirt.

Lorsque Carl parvient enfin à placer son fils dans sa chambre - « jeter » aurait été plus correct -  et à refermer la porte, nous enfermant tous les trois dans la pièce, je me permets de souffler alors que Shadow se ramasse du côté de la fenêtre.

Prise d'une intuition, je bondis vers cette dernière et me place juste devant avec résolution, forçant Shadow à reculer lentement en grondant.

— Bien vu, me souffle Carl avant de s'adresser à son fils d'une voix plus ferme. Kelian, reviens.

Un rire sinistre s'échappe de la gorge du loup à demi-transformé. Il dégaine des griffes tranchantes et fait mine de les admirer sous les yeux perçants de l'Alpha de la Meute. Carl se raidit imperceptiblement.

Il ne doit surtout pas se transformer !

Je décide de concentrer lentement mon aura dans ma paume droite. Je sens les filaments électriques couler le long de ma peau, serpenter sur tout mon corps et se regrouper entre mes doigts légèrement pliés. Mon regard est fixé sur Shadow qui semble s'ébrouer et lutter pour se métamorphoser alors que Carl fait éclater son aura dans l'espoir de le calmer. L'effet inverse se produit aussitôt et Shadow gronde dans sa direction.

C'est maintenant ou jamais !

Je saute, la main en l'air, et la plaque sur la nuque de Kelian. Son regard surpris se rive sur moi juste avant de s'enflammer. Il hurle et se débat comme un beau diable tandis que j'essaie de l'immobilier. Nous roulons au sol, entremêlés dans une lutte acharnée, si rapides que les semelles chauffent lorsque je me rétablis un bref instant sur mes pieds avant de replonger sur Shadow. Peu à peu, la marque d'aura que je lui ai apposée fait son effet. Il se met à chanceler, à secouer la tête violemment comme s'il cherchait à se débarrasser de quelque chose.

Mon esprit est concentré. Je dois renvoyer son loup au fond de son esprit. Je sens les piques d'argent m'attaquer à mesure que son aura se déploie pour me repousser, mais le contact que j'ai établi me permet d'avoir l'avantage, un bref instant. Il me semble également que Kelian essaie de m'aider depuis sa prison mentale dans sa propre tête, mais je n'en suis pas sûre...

Mes muscles se tendent. Shadow lutte de toutes ses forces et je le sens, je le sais...

Il est bigrement puissant. Laisse-moi t'aider.

Je laisse les rênes à Morrigan.

— Eh alors, le louveteau... On décide de faire sa crise d'ado ? ricané-je.

Mes griffes se forment rapidement et je les lui agité sous le nez alors qu'il reprend son souffle.

— Tu n'es pas le seul à pouvoir faire le malin. Retourne dans ta niche, laisse Kelian l'Arrogant revenir, il a beaucoup de défauts et pas des moindres mais lui au moins il ne fait pas l'enfant, claqué-je d'une voix autoritaire.

Il gronde. Il se ramasse, essaie encore de se transformer et l'un de ses yeux commence à s'illuminer. Aussitôt, j'agis sans prendre le temps de réfléchir - ce que Lyka aurait sûrement désapprouvé, d'ailleurs.

Un bref coup bien placé étourdit Shadow qui s'effondre sur le plancher en battant des paupières. Ses pattes s'agitent de manière désordonnée.

Rapidement, je l'assomme avec mon aura et m'assure qu'il ne se relèvera plus - enfin, pas pour un moment, je veux dire.

— Morrigan, je suppose ?

— Tu supposes bien. Il va sûrement se réveiller avec Kelian à la barre. Mais dis-moi... Ce Shadow m'a l'air très puissant, avancé-je en faisant un pas vers l'Alpha.

— Depuis toujours, Kelian affronte Shadow. Les pertes de contrôle étaient rares et très courtes, jusqu'à aujourd'hui.

— Il ne te reconnaît plus en tant que chef, observé-je. Et mon petit doigt me dit que c'est à cause de notre arrivée. Je me trompe ? Il s'est senti encore plus... menacé ? Il nous craint ?

— Ce n'est pas exactement ça, élude Carl. Cela ne vous regarde pas. Aide-moi à le mettre dans son lit.

J'obtempère rapidement et nous allongeons Kelian, inconscient, sur son matelas. Pourtant, les questions me brûlent la langue. Ce n'est pas dans mon caractère de louve de garder mes questions pour moi, surtout quand cela concerne un mystère aussi attirant. J'ai vraiment envie d'en savoir plus.

Mes mains se serrent brièvement de chaque côté de mon corps. Mon regard détaille Carl avec éclat curieux qu'il a bien remarqué.

— J'insiste, ça ne vous concerne pas.

Je me détourne vivement, ennuyée. Pourquoi ne veut-il décidément pas m'expliquer ce qui s'est passé ? Je l'ai aidé à maîtriser ce fou furieux et en remerciement, des mystères et des refus ?

Je secoue la tête. Mon esprit me souffle que je pourrais mettre cet Alpha en pièce. C'est en partie vrai mais Carl est mon supérieur par le respect. Je le reconnais, il dirige cet endroit mieux que je ne pourrais jamais le faire si je le détrônais. Il sait ce qu'il fait.

D'ailleurs, Shadow ne devrait jamais parvenir à détrôner son père. Ce serait une mauvaise chose.

— Morrigan, c'est toujours toi qui es aux commandes ? intervient Carl en regardant son fils, un pli d'inquiétude ou de réflexion creusant ses sourcils.

Je le rejoins calmement, encore un peu vexée par son silence, et observe le visage de Kelian.

— Oui. Pourquoi ?

Les traits de son fils sont détendus, il semble profondément endormi. Renvoyer Shadow a dû lui demander visiblement bien des efforts.

C'est intéressant. Un loup puissant, donc, assez pour me donner du fil à retordre, à moi Morrigan, qui pourtant, sans me vanter, suis une Louve Supérieure plutôt « balèze » comme diraient les humains.

— Pourrais-tu veiller à ce que Shadow ne revienne pas, jusqu'à ce que Kelian se réveille ? demande abruptement Carl en se redressant.

— Hem, oui, mais vous qu'allez-vous faire ?

— Préparer votre voyage dans les montagnes.

L'Alpha sort et referme la porte, puis je l'entends descendre les escaliers et sortir du chalet. Il doit être allé voir Nora et Jaïna. Nous ne les avons pas encore vues depuis notre arrivée, ce qui chagrine Lyka - personnellement, je m'en moque un peu.

Je décide de profiter de ce contrôle prolongé. Lyka n'est pas très pressée de revenir et puis, il faut que je reste pour repousser Shadow si besoin.

Incapable de contenir ma curiosité naturelle, je me dirige vers une commode de bois acajou, couverte de gravures représentant des loups et des arbres, agités par un discret vent. Le travail de l'artiste qui l'a réalisé est vraiment joli, mais à y regarder de plus prêt, les proportions des pattes des loups ne sont pas très bien rendues.

J'effleure un tiroir du doigt, hésitant à le fouiller. Kelian ne serait pas très contente de savoir que j'ai farfouillé dans ses affaires, mais c'est si tentant ! Depuis le début, il nous cherche des poux sans raison apparente, alors peut-être que cette dernière se trouve ici ?

Mon regard furète partout dans la pièce. Il n'y a personne et aucune caméra visible - plutôt logique, nous sommes dans une chambre. Mes doigts se glissent dans la poignée du tiroir et je tire.

Des vêtements. Des pulls et des pantalons, des chaussettes et des t-shirts, rien d'intéressant.

Je passe au tiroir suivant, sur ma gauche. Ici, ce sont des feuilles de papier, vierges en apparence. Je les frotte du bout des doigts mais non, rien n'est écrit sur ces pages blanches. Je ne camoufle pas ma déception et un rictus prend place sur mes lèvres. Je me détourne du meuble gravé et me dirige cette fois vers un coffre en bois solide renforcé de bouts de métal argenté. Il est fermé par un cadenas solide. Pour en venir à bout il faudrait que je le brise, et cela ferait du bruit. Je ne peux donc pas savoir ce qui s'y cache. Une odeur que je ne parviens pas à identifier plane autour de l'objet et je sais qu'elle provient de ce qui se trouve à l'intérieur du coffret.

Un petit grognement de rage m'échappe. Je déteste les obstacles.

Il y a du mystère dans l'air, je le sens. Carl ne m'a rien dit mais il y a quelque chose de louche, un truc sur lequel je ne parviens pas à mettre le doigt...

— Lyka ? Tu es encore ici ?

Je me redresse comme un ressort. Pivotant, j'aperçois Kelian assis sur son matelas, passant une main sur son visage pour achever de se réveiller.

— Morrigan, rectifié-je. Mais oui, je suis encore ici.

— Shadow est retourné où il était. Tu peux sortir.

Sa voix cassante me fait hérisser le poil. Eh bien, surtout pas de remerciement, hein !

— De rien ! fais-je d'un ton ironique sans bouger d'un millimètre. C'est tout naturel.

Il me foudroie de ses iris d'argent. Quoi ? Il l'a cherché !

— Sors. Tu es chez moi, ici. Mon territoire.

Je réfléchis à la réaction qu'il aurait si je tirais la langue. M'attaquerait-il ? Essaierait-il de me pousser dehors à coups d'aura ?

« Sois raisonnable. Il a raison... »

Lyka, tu n'es décidément pas drôle du tout.

Je pivote sur mes talons et me dirige vers la porte. Mais avant de la passer, je sors une griffe de mon index et la glisse sur le chambranle avec lenteur, un sourire sadique et nargueur m'étirant déjà les lèvres. Après quoi, je file dans les escaliers, et mon rire éclate dans le chalet. C'est fou ce qu'on s'amuse en rentrant chez soi !

Bonjooouuur 😁

J'aurai mis du temps à l'écrire, celui-là. Mais il faut savoir que malgré le fil conducteur établi à l'avance, j'invente des trucs en écrivant et ça prend des proportions... Énormes. Genre l'histoire avec Martin n'était pas prévue du tout, par exemple x) et ça m'a pris plusieurs milliers de mots ! À votre grand plaisir je pense...

Bon, que dire ? Un chapitre plein de questions... Avez-vous des réponses ? Des idées ? Je veux tout savoir ! :) Avez-vous peur pour Carl et son statut ? Pensez-vous que Shadow va essayer de faire... On ne sait pas encore trop quoi, d'ailleurs ? 😏

À bientôt ! Merci de voter et de lire, de commenter, c'est génial ! Je n'arrive pas à croire qu'une petite centaine de gens suivent ce tome 2 x) Vous êtes complètement fous ! ❤️