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Un sourire éclot sur mes lèvres alors que je dévisage mon tuteur. Ses grands yeux charbon sont pleins d'une réelle affection qui me réchauffe plus efficacement que le feu dans la cheminée. Les conversations, qui s'étaient tues à mon entrée, reprennent peu à peu. Seuls les loups présents ont pu me reconnaître comme l'une des leurs et m'épient discrètement. Heureusement, mon aura est camouflée.

— Tu es là un peu tôt, tu ne crois pas ? On t'attendait dans une heure.

— On ? remarqué-je avant de me retourner en sentant une présence dans mon dos.

Deux yeux brillant d'un éclat argent me dévisagent avec une drôle de lueur. Kelian prend aussitôt la parole en m'effleurant le bras de la main.

— Qui c'est ? Un humain ?

— Mais de quoi tu parles ?

— L'odeur. Il y a beaucoup d'odeurs différentes sur tes vêtements. Un humain, notamment, et trois loups. Qui sont-ils ?

Je suis surprise par cette soudaine attention et rétorque.

— Mais mêle-toi de tes affaires ! Je suis allée à l'école, alors forcément que je sens  « l'humain », comme tu dis.

— Les enfants, il y en a ici, faites attention, murmure Zag en passant le torchon sur son bar avant de s'éloigner en direction d'un ivrogne qui réclame une bière à grands cris.

— Et les loups ? attaque aussitôt Kelian en se rapprochant de moi.

Nous nous tenons à quelques centimètres l'un de l'autre, et je dois lever la tête pour le dévisager, ce que je me mets à détester. Mes poings se serrent, ce qui risque d'entraîner un petit combat d'aura si je ne me reprends pas très vite.

— Kelian, recule.

— Pourquoi ? sourit-il avec un air innocent qui ne tromperait personne.

— Dégage. Tu comprends mieux ?

— Les enfants, vos auras ! nous chuchote Zag.

Mais nous sommes trop occupés à nous dévisager dans le blanc des yeux. Je sens mon aura bleutée couler à la surface de ma peau, s'accumuler au creux de mes mains. Les loups présents se retournent discrètement vers nous. Kelian carre sa mâchoire et laisse filtrer une partie de sa puissance de manière involontaire. Tous les garous présents dans cet endroit savent désormais que nous sommes deux Alphas.

Un chuchotement provenant d'une humaine me parvient aux oreilles et me refroidit immédiatement, plus efficacement que la neige à l'extérieur.

— Tu crois que c'est une dispute de couple, Ivan ? Qu'est qu'ils sont beaux !

Je traverse l'endroit en coup de vent et pousse la porte. Le froid de l'hiver me saisit aux tripes et aurait dû me persuader de rentrer, mais je persévère vers la lisière des bois et m'enfonce légèrement dans la forêt. Mes muscles s'activent d'eux-mêmes et je saisis un tronc dans mes mains avant de me hisser agilement jusqu'à la première branche, à quelques mètres de hauteur tout de même. L'absence de feuillage me dégage la vue sur la place et la façade du Wolf's Whiskey. Les flocons tombent doucement et le vent me fouette le visage.

— Tu sais que tu es la louve la plus nerveuse que j'aie jamais vu ?

Je fais volte-face sur la branche et me pétrifie lorsqu'elle tremble sous le poids d'une personne que j'ai envie d'enfoncer dans la neige.

— Kelian, va...

— Tu as été attaquée, c'est ça ? C'est pour ça que tu es là plus tôt.

— Oui. Maintenant, est-ce que tu peux...

— Mais Lyka ! Il faut aller voir mon père !

Ses iris d'argent brillent dans la pénombre. On aurait presque pu y distinguer de l'inquiétude. Pour moi ? Plutôt pour le secret de sa Meute et le danger que représenteraient les loups s'ils me suivaient.

— Laisse-moi profiter avant, répondé-je néanmoins. Ça fait trop longtemps que je suis enfermée...

Il cligne des paupières et s'assied à mes côtés, tandis que je laisse pendre mes jambes dans le vide. La neige tourbillonne autour de nous en silence. L'épaisse couche de poudreuse étouffe tous les sons. Nos souffles brûlants forment des panaches dans l'air, qui s'envolent avant de disparaître.

— Tu sais, lorsqu'on est sous forme de loups, nous sommes moins sensibles au froid, lance Kelian avec un clin d'œil.

Je souris presque inconsciemment et bondis vers le tronc en lui sautant par-dessus, m'aidant de la branche supérieure qui s'étend au-dessus de nos têtes. Je me laisse glisser sur l'écorce en évitant de déchirer tous mes vêtements et atterris sans encombre dans l'épaisse neige immaculée.

Kelian bondit souplement à mes côtés et s'enfonce dans un buisson pour se changer. Je fais de même de l'autre côté de l'espèce de clairière dans laquelle vous avons atterri.

Mes dents claquent alors que j'ôte toutes mes couches de vêtements. Après les avoir repliés dans l'épaisseur des branches du buisson, cachés au ras du sol, je me transforme avec délectation en retenant toutefois mon aura qui se serait étendue à plusieurs dizaines de mètres à la ronde. Un hurlement de joie s'échappe de ma gorge.

Je bondis dans la neige comme une folle, et joue avec les flocons. Des jappements ravis m'échappent de temps à autre. Lorsque l'énorme loup noir émerge d'un amas de branchages, je m'immobilise et regarde le ciel avec des yeux exaltés.

— On dirait un chiot, se moque Kelian.

Je lui envoie un paquet de neige dans la gueule et il me fusille du regard. J'éclate de rire.

— Chut ! siffle-t-il soudain.

Je hoquète dans la poudreuse et il me saute dessus pour me faire taire. J'apprécie peu et donne des coups pour qu'il me lâche, mais il tient fermement, le regard fixé au loin. Ses oreilles épient tous les sons et je l'imite, soudain attentive et légèrement inquiète.

Des bruits de craquement. La neige s'affaisse sous les pas de bipèdes. Leur respiration me parvient très nettement et je jette un regard à Kelian. Il me relâche et souffle :

— Viens, ce sont peut-être des chasseurs. Filons.

J'ignorais qu'on pratiquait la chasse en cette saison, mais le suis légèrement dans les fourrés. Il se tapit sous les feuillages et rampe - sans doute pour éviter de laisser des traces trop voyantes - pour émerger dans une clairière éclairée par le clair de lune. Kelian se fige sous un houx vert et épais et je le rejoins. Nous nous collons l'un contre l'autre en raison de l'espace réduit, et la chaleur de nos corps se propage de l'un à l'autre, ce qui est un avantage non-négligeable.

Il est trop près quand même.

Je sais. Mais on ne sait pas qui est dans les bois. On va devoir faire avec.

Ceci-dit je meurs d'envie de lui mordre la peau du cou. C'est trop tentant, il est à quelques centimètres, à portée de dents. Il est beaucoup trop près, en fait. Nos fourrures se frôlent et je serre les crocs. C'est très désagréable. Nos auras s'effleurent.

— Je sais, lâche-t-il.

Ses pupilles luisent, rivées vers l'orée des bois que nous venons de quitter. Quelques craquements se font encore entendre. Nos souffles dansent sous nos yeux inquiets. Nos corps sont tendus.

— Ils sont passés par ici. Deux loups, jeunes mais très grands. Ils sont malins, ils sont passés sous les buissons. Ils savent qu'on les suit.

La voix grave me fait hérisser le poil. Un humain, me renseigne mon odorat. Une odeur boisée mêlée à celle du sang. Un chasseur.

Un meurtrier.

La queue de Kelian frappe le sol. Ses muscles roulent sous sa peau.

Il veut attaquer ?!

Un grondement extrêmement grave enfle dans sa gorge. Ses pattes se tendent. Ça le démange. J'ignore pourquoi il désire tant blesser - ou tuer ! - ces chasseurs.

Ils apparaissent dans la clairière à pas de loups. Ils sont quatre. Le meneur, celui qui pue le sang, fouille les alentours du regard. Il fait signe aux autres de s'arrêter dans un cliquetis d'armes. Ils ont des fusils.

Kelian gronde si fort qu'ils l'entendent. Le meneur fixe tous les buissons un à un, puis s'arrête sur le houx. Il plisse les yeux et fait un pas. Son fusil se pointe.

Nous aurions pu fuir depuis longtemps. C'est moi, ou Kelian veut absolument les tuer ?

Les quatre chasseurs nous fixent à travers le feuillage. Ils ne nous voient pas vraiment mais savent que nous sommes là. Qu'attend Kelian, à présent ?

Un hurlement sauvage éclate. J'ai à peine le temps de me figer que Kelian bondit hors du houx, masse de fureur et de bestialité à l'état pur. La taille de l'immense loup noir surprend tous les chasseurs qui se mettent à tirer à l'aveuglette, car la nuit ne leur permet pas une bonne visibilité. Moi, je vois bien. Tous les détails. Le sang du meneur qui gicle. Son visage crispé de douleur et de surprise mêlées.

Kelian luit doucement, auréolé d'argent. Ses pattes frappent le sol avec puissance et le propulsent sur un deuxième homme. Les balles le frôlent sans le toucher. La neige vole sous ses griffes.

Toute cette violence, a priori sans raison valable, ne me choque pas vraiment. Mais je me demande quand même « Pourquoi ? ».

Je cesse de penser et me rue sur l'un des chasseurs. Il hurle à ma vue - je suis brillante sous la lune à cause de ma fourrure grise - mais je lui balance un coup de patte qui l'étourdit, puis lui mords la gorge. Le sang envahit ma gueule et je le crache, dégoutée.

Il gît au sol sans vie, à présent. Immobile dans la neige tachée d'écarlate.

Je me retourne et remarque que Kelian en a terminé avec les deux autres. Il halète, la gueule fumante à cause du sang chaud et de son souffle brûlant. Ses griffes pourpres laissent des traces sanglantes dans la poudreuse.

— Pourquoi ? fais-je doucement.

Ce n'est pas dans mes habitudes de faire preuve de tact ou de compréhension, mais je sens qu'il n'a pas tué gratuitement. Quant à moi, je l'ai défendu, après tout.

— Ils écument la région pour tuer des loups. Les habitants voient les traces de pattes dans la neige et prennent peur. Les bergers d'altitude craignent pour leurs troupeaux. C'est n'importe quoi. Seuls les Solitaires tuent dans les bêtes domestiques.

À cette mention, l'image d'Arthur surgit dans mon esprit. Je la chasse pour éviter de me laisser envahir de regrets. J'aurais aimé qu'il reste avec nous...

— Ils ont blessé Jaïna il y a quelques semaines.

Je me fige et une bouffée de colère me saisit.

— Elle n'a pas vu le piège à loup. Sa patte a été mordue au sang par les dents de métal, maintenant elle va mieux. Ils méritent de mourir, martèle Kelian.

La lueur de vengeance, de violence, qui enflamme son regard aurait dû me faire peur. Au contraire, je jette un regard de mépris aux chasseurs.

— Rentrons. Mon père va arriver au Wolf's.

Nous nous mettons à courir dans la forêt. Nos pas synchronisés font voler la neige derrière nous et nous prenons soin de passer dans un ruisseau puis de le remonter un instant pour que d'éventuels poursuivants ne puissent pas nous suivre à la trace. Enfin, les pattes gelées, nous parvenons à l'endroit où nous attendent nos vêtements.

Je les enfile rapidement et attends que Kelian sorte du buisson. Il s'est à présent nettoyé sommairement, et la neige a effacé une grande partie de l'odeur de sang sur sa peau, si bien que tout autre loup que moi croira que c'est du sang de gibier. Les humains ns sentiraient rien.

Il émerge de sa cachette et je l'interroge.

— Au fait, c'est nouveau, ce bar ?

— Non, c'est notre principale source de revenus. Nous achetons tout ce dont nous avons besoin grâce à ce bar. C'est le seul à des dizaines de kilomètres à la ronde, alors tous viennent boire chez nous. Humains comme loups, d'ailleurs, même si peu d'humains se risquent à entrer à cause de l'ambiance saturée d'auras. Parfois, il y a des bagarres avec d'autres loups de passage. Ça fait de la distraction... sourit-il d'un air sournois.

Nous rentrons dans l'atmosphère surchauffée du café et tous les regards nous détaillent. Nous n'avons pas l'air frigorifié, après cette course dans la forêt, et la même femme que tout à l'heure croit malin de lancer à son voisin, avec un sourire grivois :

— Qu'est-ce qu'ils ont dû s'amuser pour ne pas avoir eu froid !

Je plante mes iris glacés sur sa silhouette et m'avance rapidement pour frapper des mains sur sa table de bois lissé par l'usage. Elle sursaute si fort que je m'en réjouis.

Un sourire machiavélique s'étend sur mes lèvres.

— Oh, ma petite dame ! C'est de très mauvais goût. Tu ne trouves pas ? fais-je d'un air innocent à Kelian en me retournant à demi.

Il s'avance avec une démarche prédatrice et me rejoint. Ses iris luisent dangereusement. Nous nous amusons vraiment, à nous délecter de la frayeur de la femme. Ses yeux marron vont de Kelian à moi d'un air apeuré tellement drôle que je manque d'éclater d'un rire mal venu. Je préfère faire durer le plaisir.

— Ce n'est pas très distingué. Et très malpoli, d'ailleurs. Et je déteste qu'on me manque de respect, pas toi ? renchérit Kelian en avançant son visage où dansent les flammes du feu de la cheminée.

— C'est très déplaisant. De telles allusions me blessent, reprends-je.

Tous les regards sont rivés sur nous. Un silence surnaturel, uniquement rompu par les crépitements des bûches dans l'âtre, règne à présent. Un filament d'aura bleu glacé m'échappe et effleure la femme qui se raidit, des larmes d'effroi perlant à ses paupières.

Ses lèvres sèches s'ouvrent et se ferment, mais aucun son ne sort de sa gorge serrée.

— Les enfants, laissez madame Cromwell tranquille, lance une voix depuis le bar. Je ne vous connais pas, ça me ferait mal de vous punir.

Un colosse se lève depuis une chaise de bar et nous toise en croisant les bras. Ses yeux noirs nous regardent fixement.

— Laissez-nous en paix, monsieur. On ne fait qu'exiger réparation. De tels sous-entendus ! Devant tous ces gens ! fais-je avec de faux airs blessés.

— Cette dame est au bord de l'évanouissement. Je suis chargé de faire sortir les petits turbulents de ce bar alors je vais le faire, même si vous êtes des adolescents.

— Essayez, lâche Kelian en examinant ses ongles tranquillement, d'un air extrêmement provocateur auquel le videur répond en une fraction de seconde.

Kelian et moi échangeons un regard de connivence. Pour cette bataille-ci, nous sommes dans la même équipe.

Tous les regards sont rivés sur le combat de colosses qui se déroule au milieu des tables. Certains loups prennent la précaution d'écarter quelques meubles. Kelian et le videur se heurtent mais le loup au regard d'argent bondit par-dessus son adversaire en s'aidant d'un appui rapide sur son épaule. Le colosse, emporté par son élan, est envoyé heurter la porte, contre laquelle il rebondit.

Des clameurs retentissent. Des paris se lancent. Les humains se plaquent aux murs. Les loups crient d'excitation.

Mon pied droit se place derrière moi en frottant contre le sol, mes muscles se tendent. Je souris, puis me propulse dans le combat.






Je pense que je me suis crue dans un western... 😂

Bref, un chapitre plutôt chargé ! Les chasseurs, le videur... Lyka et Kelian, le duo qui attire les ennuis ?

Pensez-vous qu'ils ont eu raison de jouer avec les nerfs de cette (pauvre ?) madame Cromwell ?

Moi, je vous dis à bientôt dans un nouveau chapitre, merci pour vos commentaires et vos votes ! ❤️

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