🐺3🐺
Je fixe le bout de papier dans ma main sans savoir quoi penser.
Jette-le.
Pourtant, malgré le fait que je sache que c'est l'idée la plus sensée, je ne peux m'empêcher de retenir ma main au-dessus de la corbeille. Je suis abasourdie. Ébahie. Stupéfaite.
L'écriture plutôt maladroite, à l'encre bleue, ondule sur le papier sous mes yeux hésitants. Le jeter ? Le garder ?
Je finis par relire encore une fois le message.
Lyka,
Je voulais savoir si tu avais des choses prévues pendant les vacances... Avec mes potes (ceux du cinéma) on va aller deux jours à la mer, et je me demandais si tu voulais venir.
Ah et je veux aussi te dire que deux mecs m'ont interrogé l'autre jour, ils parlaient "d'odeurs" sur mes vêtements, d'une fille aux yeux de glace et même si je ne sais pas ce que tu as à voir avec eux, ils m'avaient l'air louches alors je te le dis. Ils te cherchent. Et ils ont l'air costaud.
J'espère que je me trompe, que ce sont tes cousins ou que sais-je, mais je préfère te le dire quand même.
À bientôt,
Martin.
Ces gens qui me cherchent... Impossible de les ignorer. Martin vient peut-être de me sauver la mise. Je vais devoir partir plus tôt que prévu.
Par contre, pour la mer, c'est tout simplement impossible.
Ma main lâche le mot au-dessus de la poubelle.
Je lui dirai pardon à la rentrée, mais là, impossible de lui répondre. Je dois partir le plus vite possible. Ces loups connaissent peut-être mon odeur, à présent. Le danger plane au-dessus de ma tête. Je le sens.
Nous le sentons.
Alors partir est la meilleure solution.
Aujourd'hui, c'est vendredi et même si je suis censée attendre dix-huit heure pour prendre un taxi et m'enfuir loin d'ici, je pense que je vais en appeler un pour dans vingt minutes, maximum. Un rapide coup d'œil à une horloge dans la cuisine m'apprend qu'il est près de cinq heure de l'après-midi, et je bondis sur le téléphone fixe.
Il n'y a pas une seconde à perdre.
Mes sens sont en alerte alors que la sonnerie retentit dans mon oreille. Je tiens le combiné à trente centimètres de ma tête pour éviter de m'exploser les tympans avec l'affreuse musique d'attente qui se prolonge, tandis que mes mains se crispent et se décrispent convulsivement. Je me mets à tourner en rond dans la cuisine tel un fauve en cage.
Attendre, mon pire ennemi !
— Bonjour, Taxis Dermy ?
— J'aimerais un taxi pour la rue des oliviers, trente-trois, dans une demi-heure, plus tôt si possible madame, débité-je d'un ton plutôt impoli qui ne me fait pas ressentir le moindre remord.
Ils n'avaient qu'à pas user ma patience très réduite avec leur affreuse musique d'attente. Et ils auraient dû répondre immédiatement, en fait.
— Je vais voir ce que je peux faire, répond la femme d'un ton pincé.
Je me retiens de lui hurler de se dépêcher et de le faire au lieu de me dire « Je vais voir si... ». Mon pied tape sur le sol alors que mon regard furète par la fenêtre, à l'affût du moindre mouvement suspect. Les buissons et les lavandes sont parfaitement immobiles.
Irène et son affreux mari sont partis avec leur fille chérie pour regarder le dernier film Disney au cinéma, et ils ne m'ont pas emmenée, pour mon plus grand plaisir, sous prétexte que mes devoirs et mes leçons pour garder ma moyenne haute allaient trop m'occuper la soirée.
En réalité, j'avais bazardé mes affaires au fond de mes tiroirs jusqu'à la fin des vacances. Ils auront des toiles d'araignées à la rentrée !
— Dans dix minutes, ça vous va, mademoiselle ? reprend soudain la femme des taxis.
— Parfait merci ! répondé-je d'un ton impatient avant qu'elle ne raccroche avec un « Au revoir » forcé.
Je jette le téléphone sur la table et monte les escaliers à toute vitesse. Arrivée dans ma chambre, je prends tout ce qui me tombe sous la main, t-shirt, pull, pantalon, veste, trousse de toilette et de l'argent. Je ferme le sac en vitesse et griffonne un mot rapide à l'intention de mes parents adoptifs.
Je suis partie, bonnes vacances.
Lyka.
Quelques instants plus tard, je suis dans l'entrée et fixe la rue avec obstination par la fenêtre. Le soleil décline rapidement à l'horizon, le ciel s'assombrit peu à peu et l'ambiance du quartier commence à se faire lugubre. Un étrange silence règne. Mes muscles sont tendus.
Il y a quelque chose, souffle Morrigan.
Je le sens aussi. Mais quoi ? Je ne peux pas sortir de la maison avant que le taxi n'arrive, ce serait m'exposer, mon odeur pourrait se faire porter par le vent et atteindre quelque loup mal intentionné, à la botte de Rorgan ou pas. En résumé, je suis forcée d'attendre.
Encore. Ça commence à faire beaucoup d'attente, surtout après une journée épuisante de cours et une discussion avec un Martin excité comme une puce à l'idée que ce soit bientôt Noël. Personnellement, j'avais juste envie de lui enfoncer la tête dans le casier.
Un souffle. Un mouvement à la périphérie de mon champ de vision, si léger que je ne l'aurais sans doute pas remarqué sans ma vigilance tendue.
Je pivote. Mon poing heurte une mâchoire dans un horrible craquement et je roule dans l'entrée pour me plaquer contre le mur à l'opposé de la porte. Grossière erreur.
Imbécile ! gronde Morrigan à ma suite avant de reprendre. Pas de quartier !
Mon ennemi n'est autre qu'un loup aux mèches folles noires qui lui tombent devant les yeux. Il me fixe avec attention et semble prêt à tout anticiper, les mains parées à intercepter mes poings serrés.
Une rapide réflexion se fait dans mon esprit et je bondis contre un mur avant de retomber de tout mon élan sur le loup, qui grogne et roule au sol tandis que je tente de l'immobiliser. Il parvient à libérer une main à moitié transformée et darde ses griffes vers mon visage, mais je me recule brusquement et me relève alors qu'il en profite pour défoncer la porte et s'encourir dans la rue à toute vitesse.
Bien fait pour Irène, ça. Cette porte était horrible de toute façon ! ricane Morrigan alors que je l'approuve mentalement.
Mon souffle rapide me fait constater mon manque flagrant d'exercice physique de ces derniers mois et je peste en poursuivant mon agresseur. Mes muscles brûlants ne demandent qu'à en découdre et se défouler, seulement mon adversaire se tient de l'autre côté de la route, et à ses côtés, je distingue une autre silhouette qui le dépasse d'une tête.
Je fais volte-face, prise d'un affreux pressentiment, et me fige en bloquant ma respiration quelques instants, soufflée par ma propre stupidité.
Un autre loup se dresse devant la porte de la maison - ou plutôt ce qu'il en reste - et me bloque la retraite. Quelle abrutie, non mais ! Imbécile de première ! Se faire entraîner dans un piège grossier comme une débutante !
— Ça fait trop longtemps que tu es cachée parmi les humains, petite louve, ricane le premier loup, tu n'écoutes même plus ton instinct !
— Le tien t'aurait averti de ne pas venir me chercher, abruti ! craché-je d'une voix pleine d'une rage qui était due en partie à ma bêtise.
Le visage du loup s'éclaire d'un sourire malsain et sournois.
— Mais je ne suis pas venu seul, petite louve. Toi, tu es sans défense.
— Faux ! hurle Morrigan en empruntant ma voix.
Mes yeux flamboient brusquement, arrachant un éclat d'inquiétude à l'un des comparses, qui se reprend rapidement. Mes poings se serrent et je laisse Morrigan s'amuser un peu.
Mes membres s'activent rapidement et je plonge sur le loup resté seul dos à la maison. Ce dernier, surpris que je lui fasse soudainement face, pare mon attaque d'un réflexe faiblard avant qu'un deuxième coup enchaîné avec maîtrise ne l'envoie au tapis, sonné, me laissant le champ libre pour aller donner une bonne fessée aux autres chiens galeux qui ont cru pouvoir nous vaincre à trois. Seulement à trois ! J'en ris.
Maintenant que Lyka m'a laissé le contrôle, nos muscles se dérouillent efficacement sur les os de ces abrutis geignards. Les craquements qui s'ensuivent résonnent agréablement à mes oreilles habituées aux théorèmes depuis quelques mois. Je me défoule avec délice.
Le seul qui me pose un peu de soucis - des contretemps tout au plus - c'est celui qui semble être le meneur de cette meute miniature. Il est très rapide et très agile. À ma grande frustration, je n'ai pas encore réussi à lui porter plus qu'un coup au tibia, et il est aussi glissant qu'un poisson écailleux et suintant, bref impossible de l'empoigner fermement.
Nos coups respectifs s'échangent dans un silence presque surnaturel. Je sais que je suis plus forte que lui dans l'absolu mais le manque d'entraînement et l'inactivité des derniers mois, ainsi que les refus de transformation, m'ont clairement affectée. Je suis faible. Et je hais être faible.
Ses compagnons sont à moitié évanouis non loin, face contre le bitume. La lumière déclinante nous pare d'une aura dorée alors que nous tourbillonnons. Alors, je prends une décision risquée. Si le taxi arrive et que ce type n'est pas neutralisé, je ne pourrai pas partir. Il poursuivrait la voiture, provoquerait un accident et des tas de complications. Or, je refuse fermement de retarder mon départ.
Mes yeux luisent de plus belle et mon adversaire marque une hésitation. Il sent le changement. Ses yeux s'écarquillent et il recule.
Je pensais que ce serait facile, j'ai eu tort de surestimer mon organisme affaibli par la vie des humains.
Je déteste aussi avouer mes fautes, alors ce loup mal-léché en paiera les frais.
Mon regard se durcit. Mes pieds s'ancrent dans le sol. Je contracte mes muscles bouillonnants et légèrement douloureux, prête à déployer ma tactique « quitte ou double ».
Une louve n'abandonne pas. Je veux rejoindre ma Meute.
Deux phares apparaissent au coin de la rue, illuminant mon visage un bref instant avant qu'il ne devienne flou. Je bouge extrêmement vite, trop vite pour les yeux humains. Cela puise une grande quantité d'énergie mais tant pis.
Mon aura se déploie. Elle percute le loup en même temps que mon poing lui écrase le visage, provoquant un hoquet de douleur vite étouffé. Il suffoque au sol, se contorsionne. J'ai à peine conscience de ce que je lui fais subir avec mon aura. Je l'étouffe sous ma puissance, je ne savais même pas que c'était possible.
C'est un simple Alpha, tout juste au-dessus d'un Bêta. Rorgan est donc aussi stupide pour m'envoyer un moins que rien ?
Je respire trop vite. Ma poitrine est en feu, mon corps brûle. L'énergie qui coule dans les veines menace de s'en envoler pour se dissiper.
Un crissement discret de feins m'apprend que le taxi s'est arrêté. Le conducteur ouvre une vitre et braille :
— Bon, j'ai pas qu'ça à foutre mad'moiselle, montez vite fait avec vos affaires.
Décidément, les humains sont tellement agréables ! Je décide de rendre calmement le contrôle à Lyka, elle est plus douée pour le dialogue. Moi, j'aimerais juste le traîner hors de sa voiture pour la lui voler, mais je doute de savoir conduire et je ne connais pas le chemin par la route. Une boussole me mène vers la Meute, mais à vol d'oiseau et je doute que l'engin crachant de la fumée sache voler.
Je m'ébroue et réponds, une fois bien ancrée dans mon esprit.
— J'arrive monsieur.
Mon cœur est étonnement léger. Les trois loups sont au sol, se tordent en gémissant. Mon aura s'est propagée dans toute la route. Je m'empresse de la réfréner et cours prendre mon sac dans l'entrée qui ressemble à une scène de crime. Un vertige me prend à mi-chemin et je ralentis, soudainement consciente de cette brusque fatigué qui m'a envahie.
Une fois dans le taxi, je m'appuie contre la vitre, le regard dans le vague. Le contre-coup de cette action quitte ou double me revient en pleine face. Je marmonne l'adresse au chauffeur et le ronronnement du moteur me fait plonger dans un sommeil agité.
***
— Mam'zelle !
Je rouvre les yeux sans peine, bien mieux que lorsque je me suis endormie. Je sens une présence rassurante grandir dans mon esprit depuis quelques minutes à présent, même dans mon sommeil.
On approche.
La Meute.
— Qu'est-ce qu'il y a ? fais-je d'une voix forte.
L'homme ne se retourne pas et continue à manœuvrer sur la route gelée. Des flocons dansent par la fenêtre dans un ballet hypnotique, éclairés par la mince lueur de la lune.
— Nous sommes arrivés. Je vous dépose sur la place ?
— Oui, répondé-je d'un air absent, les yeux mi-clos.
Une douce chaleur se propage dans mon corps et balaie la fatigue. Je me sens si bien...
C'est la proximité de la Meute... souffle Morrigan d'un air béat.
Cela fait si longtemps qu'une telle sérénité ne m'a plus envahie... Mes doigts s'agitent d'eux-mêmes alors que je perce le rideau de neige pour essayer de reconnaître l'endroit. Seulement, si en juillet il y a de la neige, en décembre... C'est le Pôle nord.
Je n'y vois rien. Le taxi avance plutôt vite sur la route couverte de verglas en évitant les plus grosses plaques et ça ne m'aide pas à stabiliser ma vision, mais malgré mes efforts je ne distingue que des ombres floues qui doivent être des arbres. De plus, il fait nuit, le ciel est si sombre que je parviens à peine à repérer la route.
Finalement, des lumières artificielles finissent par surgir au loin. Le village.
Nous approchons trop lentement à mon goût. Tout mon être est concentré. Je sens une présence là-bas, quelqu'un m'attend, quelqu'un de la Meute.
Je n'ose pas étendre mon aura pour effleurer celle qui brille légèrement au loin, et décide de prendre mon mal en patience le temps que le taxi négocie les virages abrupts afin de nous épargner de finir dans le décor. Je m'agrippe à la poignée de la portière et peste dans une barbe que je n'ai pas. Quelle route accidentée !
Finalement, nous arrivons sur la place du village. La mairie décorée de bas-reliefs se dévoile dans le clair de lune, et les ombres sur sa façade rendent presque les scènes rocheuses vivantes. Mes yeux se fixent bientôt sur un petit bar dans un coin de la place, marqué de l'inscription en relief « Wolf's Whiskey ». Une lueur d'aura s'en dégage et m'y attire. Il y a quelqu'un que je connais là-bas.
Le taximen s'arrête sur une petite place de parking pavée et j'ouvre la portière. Lorsque j'extirpe ma silhouette courbaturée de l'habitacle, le vent me frappe de plein fouet et un violent frisson me traverse. Il doit faire moins dix, au bas mot, et malgré ma nature solide de louve j'ai l'impression d'être plongée dans de l'azote liquide !
En même temps, si tu avais pris un manteau chaud...
En même temps, si tu avais mis l'autre chien au tapis plus tôt...
Tu vois, t'es toujours une peste.
Je sais, mais ce serait une torture de renoncer à te taquiner.
Je ferme bien inutilement les pans de ma veste de cuir autour de mon buste et sors mon sac à ma suite. Ma main est gelée, mes doigts sont couverts de flocons immaculés figés sur ma peau. Ils ne fondent même pas !
Épatée, je secoue ma main devant mon visage étiré d'un sourire d'enfant.
J'aurais pu passer encore quelques secondes à contempler les étonnantes étoiles neigeuses qui constellent ma main, mais l'homme baisse sa vitre et souffle un panache de vapeur blanche.
— Vous me payez ? C'est pas que je dois rentrer et qu'y gèle !
Je saisis mon portefeuille et en sors un billet que je tends au conducteur avec un sourire particulièrement effrayant.
— Rentrez donc vous réchauffer !
Et je m'en vais d'un pas actif vers le Wolf's Whiskey, une mine narquoise sur le visage. Je n'ai pas payé assez, je le sais très bien, mais le service laisse à désirer... Ils appelleront Irène et Marc pour leur annoncer la note. Cadeau de Noël, avec la porte défoncée.
Je pousse la porte de bois solide et épais pour entrer dans l'établissement. Aussitôt, quelques regards torves ou brillants se tournent vers moi. Ce que je vois au fond de leurs prunelles me renseigne vite : le tier de cette salle est composée de loups.
Je ne m'y attendais pas mais me compose un visage neutre et frigorifié, ce qui n'est pas difficile sur le deuxième point. Vite, je détourne mes yeux trop reconnaissables vers le bar et le loup qui se tient derrière le comptoir.
Un sourire immense étire mes lèvres et j'avance jusqu'à le rejoindre. Ses yeux noirs me regardent avec affection et me font chaud au cœur.
— Zag...
— Lyka, me lance-t-il avec un sourire. Bienvenue chez toi.
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