Chapitre 2 : Luke

Luke poussa le plus long soupir de son existence en entendant les pas de sa mère monter à l'étage. Ses horribles chaussons à fourrure claquaient contre les marches. Elle frappa à sa porte et il plaqua ses paumes contre ses yeux en priant pour qu'elle le laisse tranquille ce matin. Juste pour une fois, si seulement elle pouvait le laisser tranquille.

- Luke ! Dépêche-toi ! Je ne veux pas être en retard à l'église ! Et n'oublie pas tes dévotions.

Elle donna un dernier coup contre sa porte avant de s'éloigner. Il avait espéré que, durant les vacances, elle se relâcherait un peu et le laisserait vivre. Au lieu de ça, elle était encore plus sur son dos, exigeant de lui toujours plus. Il avait à peine le temps de voir ses amis et d'avoir du temps pour lui. Rien que rester plus d'un quart d'heure dans sa chambre était impossible. Elle trouvait toujours quelque chose à lui faire faire pour la maison ou pour la paroisse ou l'église ou un voisin... Juste pour une fois, il aurait aimé pouvoir passer une journée tranquille et faire la grasse matinée. Il ne se souvenait pas de la dernière fois que c'était arrivé.

Il sortit de son lit, s'arrachant à sa chaleur et à son confort pour confronter la longue journée qui l'attendait. Il se traîna jusque dans la salle de bains, jetant un regard noir à sa petite sœur qui était déjà prête, engoncée dans sa robe blanche, ses longs cheveux blonds relevés en chignon strict entouré d'un élastique orné de perles et de fausses fleurs qu'une fille de plus de cinq ans ne devrait pas mettre.

- Tu devrais vraiment te dépêcher, lui dit-elle, narquoise. Maman est déjà en colère après toi.

- Comme d'habitude, grommela-t-il en claquant la porte de la salle de bains.

Une fois habillé, propre et frais, il retourna dans sa chambre pour faire ses dévotions, les bâclant à moitié. Ce n'était pas comme s'il avait le temps de les faire correctement, de toute façon. Sa mère hurlait déjà son nom au bas de l'escalier pour qu'il se dépêche. Il attrapa une veste et les rejoignit, passant devant sa mère sans s'arrêter pour aller s'engouffrer dans la voiture. Il fusilla Mary du regard en la voyant installée à l'arrière. Il n'avait plus d'autre choix que de prendre le siège passager et de subir les reproches de sa mère tout le long du trajet.

- Il faut que tu te reprennes, Luke ! Je refuse que tu te relâches simplement parce que c'est l'été. Tu ne vas pas te comporter comme tes amis et oublier ta foi parce que ce sont les vacances. Tu n'es plus un enfant, Luke. Tu vas bientôt être majeur et il est temps que tu agisses comme tel. Une fois que tu seras parti de la maison, je ne serais plus là pour te rappeler de faire tes dévotions ou t'obliger à aider ta paroisse. Tu es censé être autonome, Luke !

Il ne répondit pas, regardant par la vitre. Il la laissa râler autant qu'elle le voulut sur le court trajet qui les séparait de l'église. Que pouvait-il lui répondre, de toute façon ? Rien de ce qu'il pourrait dire ne la satisferait. Elle trouverait quelque chose à critiquer.

Elle se gara à côté de la voiture de leur père et ils se joignirent à la foule des paroissiens qui entraient dans l'église. Tout le monde était bien habillé et il s'obligea à redresser le dos et à sourire. Il était le fils du révérend, il fallait qu'il présente bien. Sinon, il allait encore devoir subir un sermon en rentrant.

Il alla s'asseoir tout à l'avant, à côté de sa sœur. Il eut à peine le temps de croiser le regard de certains de ses amis déjà installés. Sa mère lui jeta un regard menaçant et il se força à écouter son père prêcher, à réciter les prières qu'il connaissait par cœur avant même de connaître ses tables de multiplication.

La foi de ses parents prenaient une vaste partie de leur vie. Ils en dévouaient peu à leurs enfants. Leur unique sujet de conversation était l'église et tout ce qui gravitait autour. Quand il y avait école, ils pensaient à peine à leur demander comment la journée s'était passée, s'ils avaient des devoirs, des contrôles ou de nouvelles notes à leur montrer. Par contre, quand les bulletins arrivaient, s'ils n'avaient pas les meilleures résultats, ils en payaient le prix.

Le plus insupportable était que sa petite sœur, Mary, était leur fierté. Elle était toujours parfaite, elle faisait tout parfaitement et n'avait jamais tort. Sur tous les points, Mary était la perfection. Elle allait entrer au lycée à la rentrée de septembre et Luke savait déjà qu'elle serait la reine des Secondes. Avec ses longs cheveux blonds qui cascadaient dans son dos, ses larges yeux verts, sa peau pâle, ses taches de rousseurs et ses lèvres roses, elle était l'exemple même de la beauté. Elle faisait tourner les têtes et, bien que ce soit une peste, elle avait l'air si angélique que tout le monde se faisait avoir. Sauf Luke.

Mary était très différente de lui, et pas seulement en apparence. Elle réussissait tout ce qu'elle entreprenait, faisait de larges sourires à tout le monde, aidait à la paroisse et agissait en parfaite petite catholique. Et dans le dos de tout le monde, avec ses amies et ailières, elle faisait vivre la misère aux plus jeunes qu'elle. Luke savait que beaucoup de monde était au courant mais personne ne disait rien. Elle était la fille du révérend, après tout. Personne ne disait du mal des enfants du révérend Glenmuller. Pas même ses enfants entre eux.

Luke avait compris qu'il avait une place et qu'il devait y rester. Mary serait toujours mise en avant alors qu'il resterait dans l'ombre, blâmé de ne pas être comme elle, blâmé de ne jamais être assez. Au lycée, c'était pareil. Il demeurait avec ses amis, perdu au milieu de la foule. Contrairement à Brandon et Jared, il n'était pas ennuyé par les autres élèves. Ses deux meilleurs amis, eux, avaient toujours été harcelés par les autres, surtout par les Terminales. Maintenant qu'ils étaient dans leur dernière année de lycée, il priait pour que ça s'arrête. Jusque là, Dieu n'avait pas répondu à ses prières. Peut-être cette année allait-il le faire.

La messe se termina et Luke se leva, emboîtant le pas à sa mère. Il put enfin rejoindre Brandon et Jared hors de l'église étouffante. Il déboutonna le premier bouton de sa chemise pour tenter de mieux respirer. L'atmosphère dans l'église avait été moite et chaude, atroce à supporter pendant plus d'une heure. Le tissu lui collait au dos et il était certain que le parfum qu'il s'était mis avait été supplanté par une odeur de transpiration.

Brandon n'était pas mieux. Des gouttes de sueur coulaient le long de ses tempes et de son nez. La frange noire de ses cheveux collait à son front, le forçant à la repousser en arrière sans cesse. À côté de lui, Jared sortait sa chemise de son pantalon et la secouait pour la décoller de son long corps dégingandé.

- Claudius n'est pas là ?

- Non. Il doit être en train de cuver, répondit Jared. Il y avait une fête chez Eric hier soir.

- Le veinard, soupira Brandon. Les fêtes d'Eric sont les meilleures.

Luke hocha la tête. Eric Bikis était l'un des seuls populaires qui leur adressait la parole. En vérité, Eric parlait à tout le monde. Il était un électron libre qui voletait de groupes en groupes et qui considérait tout le monde comme un ami. Il n'y avait pas une seule personne qui n'appréciait pas Eric.

- Luke ! l'appela sa mère.

Il jeta un regard désespéré à ses amis qui lui rendirent des grimaces gênées. Ils savaient combien c'était dur pour lui de subir les responsabilités d'être fils de révérend. Il se résigna à leur faire un signe de la main avant de rejoindre sa mère. Il détestait ce qui suivait la messe. Il allait devoir passer le reste de la matinée chez l'un des paroissiens, à s'ennuyer, jusqu'à ce qu'ils puissent partir. Il détestait cette tradition de déjeuner chez quelqu'un après la messe. Toutes ces heures gaspillées à les écouter parler du sermon du jour, à parler de la Bible, de ce qu'il se passait en ville...

Le véritable but de ses parents dans cette tradition, c'était d'avoir les derniers potins de la ville. Ils voulaient tout savoir de ce qu'il se passait en ville pour pouvoir maintenir leur grippe dessus. S'ils savaient que telle ou telle personne avait fait quelque chose qu'ils n'approuvaient pas, ils pourraient intervenir de manière détournée.

Cette semaine, c'était chez les Dowsies qu'ils déjeunaient. Luke détestait la mère Dowsies. Elle était condescendante et sa maison puait le luxe. Elle demandait toujours à son cuisinier de sortir des plats fastueux de leur cuisine pour se montrer, elle agissait comme si elle respectait le révérend et sa femme alors qu'elle les méprisait et ne faisait que leur lécher les bottes et, plus que tout, elle détestait Luke et bavait devant Mary. Pour ne rien arranger, elle était la mère de Matthew, celui-là même qui s'en prenait sans cesse à Brandon et Jared.

Par un jeu de mauvaise chance, Luke se retrouva assis devant Matthew et à côté de son père. Il joua avec sa nourriture – il en avait oublié le nom et, de toute façon, la sauce était grumeleuse et épaisse, peu ragoûtante, et la viande était caoutchouteuse – en attendant que le temps passe. Son seul réconfort était que Matthew n'oserait jamais tenter quoi que ce soit contre lui aussi près de leurs parents.

- Jezabel, allez-vous rendre visite aux nouvelles arrivantes ? demanda Debbie Dowsies, l'air de rien. Vous savez, cette infirmière et sa fille qui vivent chez Alicia ?

- Nous allons y aller cet après-midi, répondit la concernée.

Des nouvelles ? Comment cela se faisait-il qu'il n'était pas au courant ? C'était rare que de nouveaux habitants arrivent à Willow's Pit. D'ordinaire, la ville en faisait toute une fête où les nouveaux étaient des invités de marque. Or, cette fois, ça ressemblait à un secret bien gardé. À moins qu'il se soit tellement déconnecté de ce que ses parents racontaient qu'il n'en avait rien perçu.

- Quel genre de personne pensez-vous qu'elles soient ?

- Nous ne pouvons pas assumer quoi que ce soit, énonça le révérend avec cet habituel ton docte qu'il utilisait pour ses sermons. Elles sont sûrement de très bonnes personnes qui ajouteront beaucoup à notre communauté.

- La mère est infirmière, n'est-ce pas ? poursuivit Jezabel de cette voix mielleuse qui n'annonçait rien de bon. Quelqu'un qui pratique un tel métier doit forcément être quelqu'un de respectable. Et je suis certaine que sa fille l'est tout autant.

David, le mari de Debbie, sentit que sa femme partait sur un terrain glissant et lança le sujet anodin de la naissance d'un enfant. Luke avait vraiment perdu le fil. Pas que ça le dérange tant que ça. La vie dans cette ville était morne et répétitive, paralysante.

Il appuya son menton dans sa main et patienta, ne mangeant que le dessert. Bien sûr, il fallut que les Dowsies face durer la torture et leur propose de prendre le thé avant de partir. Ses parents acceptèrent mais, par une bénédiction qui devait assurément être divine, David assura aux jeunes qu'ils pouvaient partir. Luke sauta sur l'occasion pour saluer les Dowsies et sortir de cette horrible maison, écoutant à peine ses parents lui dire d'être à la maison pour quinze heures pour aller en merveilleuse petite famille catholique souhaiter la bienvenue à l'infirmière d'Alicia et sa fille.

Il lui semblait qu'il faisait encore plus chaud que dans l'église. Il sortit son téléphone et envoya un message à ses amis. Ils se retrouvèrent sur la place centrale, s'abritant sous le kiosque pour avoir un peu d'ombre.

- Tes parents t'ont laissé partir ? lui lança Brandon, surpris.

- Je dois être rentré pour quinze heures, répondit-il sombrement. Vous saviez qu'il y avait des nouveaux arrivants en ville ?

- J'en avais vaguement entendu parler, admit Jared. Ce n'était qu'une rumeur alors je ne m'en suis pas vraiment occupé.

- Si tu en parles, c'est que ça doit être vrai.

- Ça l'est. Une mère et sa fille, apparemment. Elles vivent chez Alicia. La mère est infirmière. D'où le fait que je dois être rentré à quinze heures. Elles vont avoir droit à la cérémonie de bienvenue. Eurk.

- Tu crois que la fille est de notre âge ? Et qu'elle est canon ?

Jared et Luke éclatèrent de rire alors que Brandon haussait les épaules, faussement innocent.

- Quoi ? C'est une question légitime ! On voit toujours les mêmes tronches de cake, un joli minois tout beau tout nouveau, ça ferait pas de mal !

- Il a pas tort, même toi, tu dois l'admettre, rit Jared.

- C'est vrai, c'est vrai !

Ils rirent et tentèrent d'imaginer à quoi ressemblait cette nouvelle arrivante. Le temps passa à toute vitesse et, soudain, il fut quinze heures. Il dut courir comme un dératé pour arriver devant chez lui à l'heure. Ses parents étaient déjà rentrés et Mary se tenait dans l'entrée, fraîche comme une rose.

- De justesse, frangin, murmura-t-elle.

- Dommage pour toi, répliqua-t-il.

- Va te rafraîchir un peu, Luke, ordonna sa mère. Tu es couvert de sueur. Et dépêche-toi.

Combien de fois lui disait-elle de se presser par jour ? Il ne faisait jamais rien en temps et en heure. Jamais. Il n'était pas comme sa sœur, toujours prévoyante, toujours avec un temps d'avance sur tout le monde, même leurs parents.

Il monta dans la salle de bains et se passa de l'eau sur le visage et dans le cou, se moquant de mouiller sa chemise. Il faisait si chaud qu'elle serait sèche d'ici à ce qu'ils arrivent chez Alicia. Il s'aspergea à nouveau de parfum, tenta de dresser ses cheveux en vain et redescendit. Ils l'attendaient dans le hall, le faisant se sentir embarrassé d'être encore une fois le dernier à être prêt. Ils avaient un don pour ça.

Ils s'entassèrent dans la voiture paternelle et roulèrent en silence – si l'on exceptait la musique que la radio murmurait – jusqu'à la demeure des Oliveira. Il se souvenait de l'immense bâtisse victorienne et de sa couleur unique. Il n'était jamais entré dedans mais il avait déjà tondu la pelouse pour l'un des fils, il avait oublié lequel.

Tous les bruits semblaient exacerbés ici, ainsi à l'écart du cœur de la ville. Les graviers sous les roues, le claquement des portières et puis le silence. Il n'y avait plus que le bruit des oiseaux dans le bois, de la brise dans les cimes.

Personne à part lui ne parut le remarquer. Son père frappait déjà à la porte que Luke était toujours à côté de la voiture. Il se pressa de les rejoindre. La porte s'ouvrit sur une femme au large sourire et aux yeux impossiblement verts, une masse volumineuse et indisciplinée de cheveux roux attachée sur le dessus de sa tête. Luke sut immédiatement qu'elle n'allait pas plaire à ses parents. Déjà, elle portait un t-shirt usé avec un crâne. Ensuite, un tatouage était encré sur son épaule droite, un lotus très bien dessiné et coloré.

- Bonjour ! s'écria-t-elle avec joie.

- Bonjour, dit plus posément son père. Vous devez être madame Dowell. Je suis le révérend Glenmuller et voici ma femme, Jezabel, et mes enfants, Luke et Mary.

- Oh, ravie de vous rencontrer ! Et appelez-moi Moria ! Venez, entrez !

Elle s'effaça pour qu'ils puissent pénétrer dans la maison. Le hall d'entrée faisait la taille de la chambre de Luke, simplement décoré. Bien que la bâtisse doive valoir plus cher que celle des Dowsies, Luke n'en ressentit aucun faste écœurant. C'était une maison familiale, chaleureuse et accueillante.

L'infirmière les guida jusque dans la cuisine. Un pichet de citronnade trônait sur le comptoir et deux verres étaient servis.

- Vous voulez de la citronnade ? Ma fille l'a préparée ce matin.

- Volontiers, accepta sa mère. Ma propre fille a préparé cette tarte en l'honneur de votre arrivée.

- Comme c'est gentil de votre part ! Merci beaucoup !

L'infirmière avait l'air honnêtement touchée par le geste. Peut-être allait-elle réussir à être acceptée par ses parents, au final. Luke ne doutait pas qu'ils réussiraient à l'uniformiser, comme tous les autres.

- Où est votre fille ? questionna Jezabel, regardant autour d'elle.

- Sûrement dans le jardin. C'est impossible de la garder enfermée.

Moria se pencha par la fenêtre au-dessus de l'évier et regarda à gauche, à droite, avant de crier :

- Selena ! Rentre ! On a des invités !

- J'arrive !

La voix était chantante, joyeuse, pleine d'inflexions ensoleillées, entrant par la fenêtre ouverte comme une brise rafraîchissante. Moria leur tendit à chacun un verre de citronnade. Le verre était un humide et glacé, un vrai bonheur.

- Comme je le pensais, elle était en train de fouiller l'abri de jardin. Depuis qu'Alicia lui a dit qu'elle pouvait faire ce qu'elle voulait du terrain, je n'ai pas su la récupérer !

- Elle aime jardiner ?

- C'est une enfant de la terre. Je ne sais pas de qui elle tient ça ! Elle peut faire pousser n'importe quoi n'importe où ! Elle avait l'un des plus beaux parterres d'herbes médicinales du Nevada ! Oh, en parlant du loup ! Voilà ma petite hirondelle. Selena, voici les Glenmuller.

Selena sourit en se tournant vers eux et Luke sut qu'il aurait beaucoup à raconter à ses amis. Cette fille était incroyable. D'une beauté sauvage et naturelle, ses longs cheveux couleur de nuit coulant dans son dos, pleins de feuilles et de toiles d'araignées, sa peau bronzée renforçant l'éclat des yeux vert émeraude, toutes en courbes, enveloppée dans une robe rose pâle tâchée de terre et de poussière, pieds nus. Elle possédait un sourire encore plus lumineux que celui de sa mère. Elle rayonnait d'énergie positive comme une supernova.

Ses parents allaient la détester.

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NdlA : Et voilà le second chapitre ! Vos avis ?

NdlA2 : N'oubliez pas de voter à la fin du premier chapitre ! Pour l'instant, c'est égalité partout avec 3 points pour chaque !


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