XXXVIII. 30 mai 1941 - le miroir
Cassiopeia avait passé les deux derniers mois à tuer. Elle était fatiguée et agissait par automatisme. Une cible, un seul ordre intérieur. Et c'était fait. Elle trouvait cela monstrueux. Des rumeurs s'étaient propagés dans les villages jusqu'à dépasser les frontières. Elle était devenue le conte terrifiant que les enfants se racontent entre eux les soirs d'orages.
Elle détestait ça, mais quelque part, elle se disait que la raison pour laquelle elle se pliait à cette torture était une bonne cause.
Grindelwald avait envoyé Lev Petrova la retrouver. Plusieurs fois, il l'avait localisé et plusieurs fois, elle lui avait glissé des doigts. C'était devenu sa spécialité : s'enfuir, disparaître. Une fois, elle avait surpris un corbeau l'observer. Elle n'avait pas mis longtemps avant de comprendre de qui il s'agissait. Arcturus l'avait suivi sur des kilomètres en forme d'Animagus puis avait fini par se métamorphoser, la rage lui tordant le visage.
Une nouvelle fois, elle s'était envolée.
La technique qu'elle avait mise au point était spectaculaire. Après tout, un monstre devait soigner sa mise en scène. Quand elle voulait transplaner, ou s'enfuir, tout simplement, elle devenait fumée. Une espèce de tourbillon noir fusant dans les airs. Les sorciers ne s'attendaient pas à la voir se transformer en une nuée cendrée et l'effet de surprise l'avantageait. Même le corbeau qu'était Arcturus n'avait pas réussi à maintenir sa vitesse pour la rattraper. Elle était bien trop rapide, trop agile.
Fuir le monde l'emplissait de chagrin. Elle aurait voulu dire à sa soeur qu'elle n'avait pas été responsable de sa tentative d'assassinat. Elle aurait voulu expliquer à Callidora la raison de ses actes. Mais on l'avait muée dans un silence de condamnée. Un mot, et Perseus en paierait le prix.
Le seul à savoir pour sa situation était Carl. Il attendait l'ordre de Grindelwald d'aller chercher les oeufs, afin de ne pas susciter sa curiosité s'il décidait de partir avant. Cassiopeia avait accepté d'attendre deux mois, même si cela lui coûtait. Quand elle reçut un parchemin du Prince Danois lui demandant de la retrouver dans l'auberge délabrée, elle manqua de crier de joie.
La nuit, elle le retrouva, contenant avec peine son soulagement. Bientôt, elle serait libre. Sa famille pourrait enfin entendre raison. Dorea ne lui en voudrait plus. Tout s'arrangerait.
Son allure allarma Carl. Il fronça les sourcils en la voyant arriver, visiblement inquiet. Cela faisait longtemps qu'elle ne se regardait pas dans un miroir. Son reflet la dégoûtait.
-Ils sont vraiment en train de t'épuiser, furent les premiers mots qu'il lui adressa.
-Les Russes, répondit-elle en haussant les épaules.
Nina Andronikov, en particulier. Son hobby était de faire souffrir les gens. Chaque fois qu'elle lui demandait de venir pour recevoir un ordre, elle l'humiliait. Son frère aîné se contentait de regarder, comme blasé de ces jeux infantiles. Cassiopeia ne se défendait pas. Elle pensait à Perseus, fermait les yeux, imaginait ses mains courir sur son corps, ses promesses caresser ses oreilles, ses doigts coiffer ses cheveux. Tout allait mieux quand il occupait son esprit. C'était comme ça qu'elle survivait.
Une fois à l'intérieur de l'auberge, Carl lui tendit une robe rouge ornée de rubis étincelant, au décolleté osé. Elle fixa le tissu comme si des araignées étaient accrochées dessus.
-Pourquoi faire ?
-Nous nous ferons passer pour des nobles. Quand un garde approchera, tu m'embrasseras. Les Danois sont très pudiques, ils détourneront le regard.
Perseus avait couché avec Nina pour obtenir des informations, elle pourrait bien embrasser Carl pour sa liberté. Il ne lui en voudrait pas. Déterminée, elle saisit la robe tandis que Carl sortait du sac une tenue tout aussi habillée. Quand elle se tourna pour ôter ses vêtements, son attention s'attarda sur un miroir poussiéreux. Malgré les fêlures qu'il avait, elle put y contempler sa silhouette. Son visage était pâle, marqué par la fatigue. Ses pomettes ressortaient, pointues comme des lames d'épées. Il n'y avait que ses yeux qui gardaient leur froideur d'antan. Ses cheveux, quand à eux, avaient perdus leur éclat doré.
Elle détourna le regard. Mieux valait ne pas songer à son apparence. Tout le monde changeait. Adolescente, elle avait été espiègle, téméraire, mais l'expérience lui avait appris à se maîtriser et réfléchir. Peut-être que la physionomie s'adaptait au caractère.
Carl lui tourna le dos pour lui laisser l'intimité. Elle n'osa pas regarder son corps quand sa peau nue entra en contact avec l'atmosphère froide. Cependant, sa maigreur ne lui échappa pas quand la robe lui fut ample. Carl se retourna et la scruta d'un oeil attentif.
-Même les sorciers les plus puissants doivent manger, tu sais.
Il aurait pu se garder sa remarque. Irritée, elle se recouvrit de la cape rouge de velours et balaya ses cheveux blonds dans son dos.
-Nous sommes en guerre. Ces genres de choses n'ont aucune importance.
Il adopta un air de pitié mais garda le silence.
Un Portoloin était censé les conduire jusqu'au Danemark, sur le territoire de Carl. Cassiopeia posa une main sur la coupe de cristal tandis qu'il enfouissait leurs vêtements dans son sac extensible. Quand elle retournerait ici, Perseus serait avec elle. Cette pensée l'apaisa.
Enfin, il déposa sa main sur l'objet et une force invisible les engloutit. L'instant d'après, ils se trouvaient dans une demeure somptueuse, plongée dans un silence glaçant et une obscurité étouffante. Les cristaux des lustres étincelèrent sous la lumière de la lune. Certains meubles étaient recouverts d'un tissu protecteur, d'autres laissés à la torture du temps. Elle s'était attendue à atterrir au milieu d'un bois ou dans un lieu sauvage.
-C'est le domaine qui m'a été assigné lors de ma majorité, expliqua-t-il sans poser son regard sur la pièce. On utilisera les chambres de l'étage.
-On va dormir ici ?
-Il fait nuit, lui rappela-t-il.
Certes. Mais l'idée d'attendre encore plusieurs heures avant de revoir Perseus irritait ses nerfs.
-Tu devrais te reposer, lui conseilla-t-il. Je vais chercher les oeufs, et une fois que je les ai, on partira pour le château.
-Je veux t'accompagner.
-Hors de question. On risque de te reconnaître.
Elle avait oublié ce détail. Déçue à l'idée de devoir tourner en rond en attendant son retour, elle poussa un profond soupir et balaya la pièce du regard sans y trouver une once d'humanité. Cette maison empestait l'oubli. Tout ce qu'elle détestait.
-Tiens, fit-il en lui lançant une pomme.
Elle la rattrapa de justesse avant de la regarder sans grand appétit. Avec l'adrénaline et l'angoisse, comment avaler ne serait-ce qu'une bouchée ?
-Si les choses tournent mal, tu auras besoin de forces pour te défendre.
-Je n'ai pas besoin d'être forte pour tuer, rétorqua-t-elle. Il me suffit de penser.
-Fais-moi plaisir et mange cette pomme.
-Pourquoi suis-je censée te faire plaisir ?
-Parce que je t'aide à sauver ton amant.
C'était une raison suffisante. À contrecoeur, elle croqua dans le fruit. Carl adopta une mine satisfaite et annonça son départ. Une fois seule, Cassiopeia ouvrit la fenêtre non sans difficulté et jeta la pomme au dehors. Les oiseaux en seraient heureux.
Elle se mit alors à arpenter les couloirs, s'aventurer dans les pièces, sans y trouver de renouveau. Tout était enseveli sous la poussière, à moitié protégés par des draps blancs. Les portraits étaient morts dans les tableaux. Figés dans le temps, comme les peintures moldus. Leurs regards s'étaient vidés et leurs lèvres étaient devenues des barres violettes.
Cassiopeia se demanda si c'était à cela qu'on ressemblait lorsque la mort nous emportait.
Elle monta à l'étage, curieuse de visiter les chambres. On disait que c'étaient les pièces où vivaient l'âme des anciens habitants. Là où les souvenirs étaient gardés. Pourtant, là-bas non plus elle ne trouva rien. Seulement le silence, des portraits immobiles et des draps blancs.
Cassiopeia commença à désespérer quand un détail attira son attention. Un tiroir mal refermé. Comme Carl ne lui avait pas interdit de fouiller, elle le tira pour voir ce qu'il contenait. Une palette de maquillage et du rouge à lèvres. Des potions de beauté périmées, de la poudre beige pour le teint. Fière de sa découverte, elle trouva une bougie non loin et usa de sa baguette pour l'allumer. Dans la chambre d'à côté se trouvait une coiffeuse. Le miroir était poussiéreux, mais Cassiopeia prit son courage à deux mains et le nettoya.
Elle avait décidé de ne plus avoir peur de sa propre apparence. Fuir était lâche. Fuir soi-même était idiot.
Assise devant la glace, illuminée par la bougie, elle put contempler les dégâts de la fatigue. Des cernes noires sous ses yeux, des joues creuses et des lèvres craquelées. Elle se trouva presque laide. Un fantôme aurait eu la même apparence, voire aurait eu une meilleure mine.
Elle releva le couvercle en cuir de la poudre et en appliqua sur sa peau. Son visage reprit rapidement une couleur normale. Elle restait pâle, mais les Black n'avaient jamais été très bronzés. Sur sa lancée, elle s'empara de la palette et choisit du noir charbon pour colorer ses yeux. Avec un contour sombre, peut-être que son regard retrouverait son éclat. Le contour fut épais, s'étendant jusqu'au coin de ses yeux. Ses cernes disparurent. Enfin, elle appliqua du rouge foncé sur ses lèvres. Un sort sur ses cils leur permirent de récupérer leur souplesse.
Le résultat fut déconcertant.
Cassiopeia eut l'impression de retrouver son visage d'adolescente. Celui de ses dix-sept ans, quand les interdictions prenaient forme de défis et que le monde n'était qu'un plateau d'échec. Dix-sept ans, quand on lui avait arraché sa fille mais que, malgré cela, elle avait réussi à maintenir la tête haute. Dix-sept ans, quand elle avait embrassé pour la première fois Perseus. Il l'avait faite reine, ce soir-là. Ce souvenir la fit sourire.
Puis Pollux percuta son esprit et son bonheur s'évanouit. La distance imposée entre eux la blessait. Pourtant, c'était elle qui l'avait voulu. Elle l'avait éjecté de sa vie aussi facilement qu'on chasse un insecte. Le seul lien qui les unissait encore était le titre de frère et soeur. Il s'accrochait à ce rôle. Mais il avait perdu sa crédibilité avec le temps. Parce qu'un frère n'était pas censé coucher avec sa soeur. Il n'était pas censé lui donner un enfant.
Et pourtant.
Elle se demanda alors ce qui avait changé en elle. Pourquoi elle ne s'amusait plus à défier les règles imposées, pourquoi les choses qui autrefois l'indifféraient la tourmentaient aujourd'hui. Son pouvoir ? Peut-être que sa sensibilité venait de là, mais pas son caractère. L'âge, certainement. Elle s'était rendue compte que la vie n'était pas un jeu. Parce qu'un faux pas revenait à perdre quelqu'un. Et que perdre quelqu'un était comme perdre une partie de son âme.
Son reflet lui cracha toutes ses erreurs. Il lui rappela ses faux pas, sa vision erronée du monde. L'étoile qui voulait briller s'était rendue compte que sa lumière, entre tant d'autres, ne comptait pas.
Dans un cri de rage, elle passa sa main sur la poudre autour de ses yeux et la frotta pour l'enlever. Elle s'y acharna avec tant de haine que sa peau devint rouge. La poudre ne disparut pas. Elle ne fit que s'étaler. Ses joues se maculèrent de maquillage noir. Prise par le désespoir, elle s'attaqua à ses lèvres. Le rouge à lèvres partit, même s'il déborda à quelques endroits.
Voilà qui elle était vraiment. Un visage écorché, sans couleur, sans éclat. Ses yeux s'humidifièrent et une larme traça son chemin dans la poudre. Une nuée blanche marqua son passage. Elle se détestait. Elle détestait celle qu'elle était devenue, elle détestait la monstruosité qui vivait en elle, ce pouvoir qui la poussait à tuer comme s'il s'agissait d'un acte naturel. La Mort, sa vieille ennemie, lui avait tendu un piège.
Au lieu de l'affronter, elle l'avait possédée.
La colère domina sa raison et tout le maquillage fut balayé de la coiffeuse dans un geste ample du bras. Le bruit de leur chute résonna sourdement entre les murs immaculés du domaine. Le miroir se brisa. Ses éclats déformèrent les traits de Cassiopeia.
Elle se préférait ainsi. Découpée en pièces, invisible.
Lassé d'elle-même, elle abandonna la coiffeuse et se coucha sur le lit poussiéreux. D'autres larmes dessinèrent des traits blancs sur ses joues, mais avant qu'elle ne puisse les essuyer, le sommeil l'avala.
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