XVII. 23 juin 1940 - les oliviers
Laisser le soleil lécher sa peau était comme monter dans les cieux. On entendait plus son coeur battre. On ne sentait plus son corps. On ne laissait plus une seule pensée traverser son esprit. Il n'y avait que ce rayon brûlant qui goûtait à la saveur sucrée de l'épiderme. Que l'amour que donnait ce trait de lumière, la passion qu'il partageait, le feu qu'il transmettait. Un élan de bien-être le parcourut.
Ses paupières s'ouvrirent et tous ses sens lui revinrent. Pas forcément avec brusquerie. L'écoulement de l'eau dans le bassin. Les cigales qui chantaient. Les abeilles qui se nourissaient du nectar des fleurs. L'odeur de lavande qui emplissait ses narines. Le sentiment d'être seul mais d'être bien. En accord avec soi-même.
Finalement, une vague de chaleur le submergea. Sa chemise blanche commençait à lui coller à la peau. Il avait vite compris qu'ici, c'était la seule chose qu'il pouvait porter. Une chemise et un pantalon, sans chaussures pour laisser respirer les pieds. Dymphée le pressait de se rafraîchir plusieurs fois dans la journée et ne pas rester trop longtemps exposé au soleil.
Tout le contraire de ce qu'il était en train de faire.
À cette pensée, un sourire traversa son visage. Il trempa ses doigts dans la fontaine et les passa dans ses cheveux. Soudain, des éclats de voix enfantins l'incitèrent à regarder derrière lui. Deux innocentes petites têtes surgirent de derrière les buissons, suivis d'une un peu plus grande, ses longs cheveux châtains tressés dans son dos. Régulus s'assit sur le rebord de la fontaine et les observa s'approcher. La plus âgée le salua d'un hochement de tête tandis que les deux plus jeunes le fixèrent avec curiosité. Leurs yeux étaient aussi bleus que ceux de leur mère. Le garçon avait un regard plus perçant ; maintenir un contact visuel avec lui était comme plonger dans un bain glacé.
-Je m'appelle Emilie, se présenta l'aînée.
Il ne faisait aucun doute qu'elle était la fille de Doliona. La couleur de sa chevelure était exactement la même, jusqu'aux éclats dorés de ses mèches.
-Et voici Alexis et Elena. Mes cousins.
Les versions miniatures d'Hyades. Régulus posa les coudes sur ses genoux, leur offrant un sourire bienveillant. Il avait toujours su comment agir face à des enfants. Avec tous les cousins et les petits cousins qu'il y avait dans sa famille, mieux valait savoir quoi faire face à eux.
-Je suis Régulus Black.
-C'est toi l'anglais ?
-Alexis ! le gronda Emilie. Pardonnez-le monsieur, il est souvent insolent.
Malgré son jeune âge, elle connaissait les conventions à la perfection. Les aînés montraient souvent un comportement mature trop tôt. Le poids de la responsabilité, certainement.
-Ne t'en fais pas. Sais-tu où se trouve ton oncle ?
-Près des oliviers je crois.
Les oliviers. Comment de simples arbres pouvaient lui ramener autant de souvenirs ?
-Merci, souffla-t-il en se levant. Je vous laisse jouer.
Il traversa les jardins en passant sa main au dessus des fleurs. Les pétales caressaient sa peau avec douceur, les papillons ou les abeilles qui butinaient s'offensèrent et s'envolèrent dans les cieux. Un chemin gravilloné le mena dans les larges champs du domaine. Les oliviers s'alignaient l'un derrière l'autre telle une file interminable d'arbres immobiles. Leur feuillage demeurait paralysé, trop lourd pour se plier à la petite brise. Des points verts étaient cachés derrière les épaisses feuilles. Sous un soleil brûlant, Régulus chercha du regard son ami. Au loin il l'aperçut. Ses mèches brunes tombaient négligemment sur son front. Happé par son activité, il ne l'entendit pas arriver.
-Qu'est-ce que tu fais ?
David se retourna et s'efforça de ne pas montrer sa surprise. Après un bref coup d'oeil dans sa direction, il reprit son activité. Ses doigts touchaient habilement les petites olives vertes, les analysant sous un oeil critique.
-Je surveille nos cultures.
-Vous n'employez personne pour ça ?
-J'aime garder un oeil.
Son ton laissait à comprendre qu'il ne désirait pas allonger la discussion. Régulus enfonça ses mains dans les poches. Il ne comprenait rien. David l'avait accueilli comme un frère, puis voilà qu'il l'évitait depuis son arrivée au domaine. Ce dernier continuait toujours de faire comme s'il n'existait pas, préférant observer ses olives plutôt que lui. Quand il passa à l'arbre suivant, Régulus le suivit, décidé à rester jusqu'à ce qu'il lui ouvre son coeur. Dans le silence gênant qui s'était installé, il observa son torse reluisant à travers sa chemise déboutonné, la manière dont ses veines ressortaient, dont son regard se plantait dans les fruits. Il avait pensé que sa présence lui ramènerait des souvenirs douloureux, mais c'était le contraire. Revenir ici, c'était retourner dans le temps. Le monde extérieur n'existait plus. Il n'y avait que ce domaine et rien d'autres, ni guerre, ni sang, ni victimes, rien. Eux. Seulement eux.
-Qu'est-ce que tu veux ? lâcha finalement David avec un soupir d'exaspération.
Il lâcha l'olive et se tourna vers lui. Les reproches qu'il lui jetait silencieusement à la figure lui firent mal.
-Te demander pardon.
-Tu en as mis du temps pour ça.
Soudain, il voulut s'enfoncer dans le sol et disparaître pour toujours. Le poids des regrets était trop lourd. Si seulement il l'avait prévenu de son départ. Si seulement il lui avait permis de lui dire au revoir. Cette conversation n'aurait pas existé. La tension qui existait maintenant ne serait jamais apparue. David aurait été... il aurait été un souvenirs heureux.
Pas un regret.
-Écoute Regulus, je t'ai accueilli comme il se doit. J'ai fait en sorte que tu ne te sentes pas étranger, que ta soeur et toi puissiez profiter de votre séjour sans vous sentir de trop. Mais entre toi et moi, ça s'arrête là.
-David, je...
-Je ne veux rien entendre.
-Laisse moi t'expliquer. S'il te plaît.
Il passa une main sur son visage, expirant une espèce de peine profonde, comme s'il cherchait à l'expier sans réellement y parvenir. Entre ces oliviers, il aurait pu partir en courant. Se perdre entre les feuillages et l'abandonner, comme lui l'avait fait.
Mais David n'était pas lui. Il avait trop de bonté en lui pour cela.
-Tu as deux minutes, céda-t-il.
C'était largement suffisant. Il prit son courage à demain et sortit tout en un énorme paquet.
-Je suis parti en pleine nuit parce que je venais de recevoir une lettre. Mon père m'ordonnait de retourner en Angleterre pour des raisons politiques, alors je lui ai obéi. J'aurais pu aller dans ta chambre et te prévenir. J'aurais du, même. Mais je... je détestais les adieux. Et je me suis dit que peut-être, ainsi, notre séparation aurait été moins douloureuse.
David laissa échapper un petit rire mais le laissa continuer.
-Hector Fawley venait de se présenter comme candidat aux élections du Ministère. J'ai été employé dans son parti pour le soutenir. Au cours de la campagne, nos relations se sont consolidées et je...
-La vérité, Régulus.
-Quoi ? Mais c'est la véri...
-Je veux l'entière vérité.
David avala la distance qui les séparait et enfonça son regard dans le sien. Il était plus tendu que jamais. Comment aurait-il pu savoir ? Comment, pourquoi ? Régulus déglutit avec difficulté avant de fermer les yeux. Il pouvait le faire. David méritait la vérité, c'est vrai, alors il allait la lui donner. Il allait réussir.
-Je suis tombé amoureux d'Hector Fawley.
-Regarde moi et répète-le.
Non, il ne pouvait pas lui faire ça. C'était de la torture. Il y verrait la douleur dans ses yeux bleus, la trahison, tout ce qu'il avait cherché à éviter pendant dix-huit ans. Une main s'agrippa à son menton et il fut forcé de rouvrir les yeux.
Et il lui demanda pardon. En silence.
Pour tout. Pour les mots qu'il s'apprêtait à prononcer, pour sa lâcheté, pour son amour qu'il ne méritait pas.
-Je suis tombé amoureux d'Hector Fawley.
Ces mots lui brûlèrent la langue. Ils lui déchirèrent l'âme. Mais ce qui lui fit le plus mal, ce fut la grimace de dégoût de David. L'orage dans ses yeux. Ses doigts qui le lâchaient. Ses pas à reculons. Il ne pouvait pas partir. Pas maintenant.
-Continue, ordonna-t-il froidement.
Il pouvait le faire. Il pouvait.
-Je n'ai jamais su si c'était réciproque, au final, avoua-t-il d'une voix fébrile. Je pense qu'il aimait plus ce que je représentais, la jeunesse, la noblesse, plutôt que ce que j'étais réellement. Il m'a permis de m'élever plus haut que personne. Je suis devenu la deuxième figure la plus importante d'Angleterre. Nous avons réinventé ensemble toute la politique, nous avons créé de nouveaux postes. C'était comme... comme si on refaisait le monde.
Il baissa la tête, fixa ses pieds. C'était bien plus facile que le regarder lui.
-Puis le temps est passé et il a commencé à me faire des chantages. Chaque fois que je refusais d'être avec lui, il me menaçait de m'enlever mon poste de Premier Conseiller. Et peu à peu je me suis rendu compte que je... je me vendais.
Il l'observa furtivement. David ferma les yeux, inspirant calmement. Il continuait de se préoccuper. Il souffrait parce que lui même avait souffert. Régulus ne méritait pas ça. Il ne méritait que l'indifférence, la même indifférence qu'il lui avait jeté à la figure pendant dix-huit ans.
-Je croyais en ses menaces. Et je me suis plié. Devant tout.
-C'est à dire "tout" ?
-David, je ne pense pas que...
-Réponds à ma question.
Il soupira. Prononcer ces mots serait rendre les choses plus réelles. Sauf que Régulus voulait les enterrer bien profondément. Oublier.
-Il m'a fait du mal, résuma-t-il. Et la seule issue que j'ai trouvé à été de me droguer. Je ne voulais plus ressentir, je voulais juste être cette poupée de chiffon qu'il cherchait à obtenir. J'avais honte, tellement honte, je... je ne sais pas ce qui m'a pris.
Le noeud dans sa gorge rendit difficile sa respiration. Il passa une main tremblante dans ses cheveux, s'encourageant mentalement pour continuer.
-Notre relation s'est détériorée. Notre politique était en train de se détruire et les Rosiers en ont profité. Alander a retourné Hector contre moi et je me suis fait renvoyé. Ce soir-là, je me suis senti brisé. Je venais de perdre tout ce pour quoi je m'étais battu. Les Black reposaient sur ma position, et je venais de tous gâcher. Alors j'ai tout avoué à Lycoris.
-Ta soeur sait, donc ?
-Ma soeur et mon frère, oui. Et honnêtement, je ne sais pas ce que j'aurais fait sans eux. Arcturus m'a dévoilé les vrais propos du contrat. Hector n'aurait jamais pu me renvoyer parce que un Premier Conseiller avait presque autant de pouvoir qu'un Premier Ministre. Je faisais encore parti de la politique sans même qu'il ne le sache. Quelques jours plus tard, Lycoris s'est rendue dans son bureau et lui a offert une bouteille de vin. Il est tombé malade peu de temps après.
-Je suppose qu'il ne s'agit pas d'une coïncidence.
-Non. Mais grâce à ça, je suis devenu son remplaçant officiel, puis j'ai reçu le titre de Premier Ministre.
-Un magnifique coup d'Etat. Je devrais te féliciter.
L'ironie ne lui échappa pas.
-La manière dont je suis arrivé jusque là n'a rien de glorieux.
-En effet.
L'entendre de sa propre bouche lui fit plus de mal que ce qu'il n'avait prévu. Mais au moins, un poids semblait s'être envolé. Il lui avait dit l'entière vérité, ce n'était qu'à lui de décider de la suite. Mais David n'émit aucun son. Il fixait les oliviers face à lui d'un air absent, absorbé par ses pensées. Sa mâchoire était encore contracté.
Était-il en colère contre lui ou contre les personnes qui l'avaient blessé ?
-Je ne t'ai jamais oublié, reprit Régulus. Quand je me pliais aux ordres d'Hector, je le faisais parce qu'une partie de moi savait que je le méritais. Je méritais de souffrir pour ce que je t'avais fait endurer.
-Non, Reg'. Personne ne mérite ça, peu importe ses erreurs.
Il employait son surnom. Cela le rassura légèrement. Puis David planta ses yeux bleus dans les siens et toutes ses protections s'effondrèrent. Il se retrouva désarmé, impuissant face à lui. Un coup de vent aurait suffit pour le mettre en pièces. Mais David ne souffla pas.
Tout ce qu'il fit fut encadrer son visage entre ses mains et le regarder fixement, avec plus d'intensité qu'aucune autre fois. Sa poitrine se comprima à se contact. Les cigales chantèrent plus fort. Le soleil ne le brûla pas. C'était David qui le brûlait.
Et Régulus aimait cette chaleur. Il aurait voulu ressentir ça toute sa vie.
-Plus personne ne te fera de mal, lui promit-il. Je ne le permettrai pas.
-Tu devrais m'en vouloir.
-Je pense qu'on a assez gâché notre existence comme ça. Le passé n'a plus rien à nous apprendre. Et honnêtement, rester loin de toi alors que tu es juste... juste là est une vraie torture.
-Tu sais ce qui est une vraie torture ?
David secoua la tête, les yeux brillants de curiosité.
-Ne pas pouvoir t'embrasser alors que tes lèvres sont si proches des miennes.
Les cigales s'arrêtèrent de chanter. La brise disparut.
Leur baiser devint le nouvel oxygène du monde.
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