XI. 30 mai 1940 - Les bougies

Moscou, Russie, Ministère des Affaires Secrètes Internes.

Les pierres humides avalèrent le hurlement que poussa le prisonnier. Les ténèbres enveloppaient le hâle lumineux que créait le cercle de bougie, placés autour de la chaise en bois. Sur cette chaise, un homme. Son visage était déformé par les coups, englué dans le sang. Un souffle rauque s’échappait de sa gorge.

Un claquement de doigts le fit lever une paupières enflée. Une silhouette sortit de l’ombre, jouant avec son index et son pouce pour poser un rythme infernal. Le prisionnier tourna la tête dans un grognement, n’osant regarder son démon qui s’approchait trop près.

-J’attends.

Un autre claquement se répercuta entre les colonnes de pierre humides.

-Je... je ne sais pas, articula-t-il avec difficulté.

-Tu as été proche de Grindelwald pendant longtemps. Tu connais ses projets.

Ce n’était pas une question. Cet homme ne posait jamais de question, seulement des affirmations comme s’il était certain de tout ce qu’il disait. Ses yeux bleus transpercèrent sa proie telle une lame plongée dans la glace. Cette dernière se tordit sous la douleur, un hurlement inhumain franchissant ses règles.

Clac. Clac.

-Il... il veut imposer ses règles dans chaque pays, lâcha-t-il finalement. Comme il... comme il l’a fait avec l’Angleterre.

-Quel pays va-t-il viser en premier ?

Clac.

Le prisonnier déglutit avec difficulté, le visage tordu sous une sorte de lamentation silencieuse.

Clac.

-La Roumanie.

Un éclair de fierté jaillit dans les pupilles glacées de l’hommes. Son index s’arrêta de glisser sur son pouce et sa proie sembla se détendre.

-Qu’attends-t-il alors ?

-La fille, souffla-t-il.

-Quelle fille ?

Il ferma les yeux, comme s’il savait qu’il en avait trop dit. Mais la curiosité de l’homme était grande.

Clac.

Il s’accroupit face à son prisionnier, analysant attentivement la manière dont le sang coulait le long de son menton. Son regard s’enfonça et la proie gémit. Elle se tortilla, tel un vers se sachant condamné.

-Une Black, dit-il précipitamment avant de s’entendre hurler une nouvelle fois. Elle a des pouvoirs qui l’intéresse.

-Quel genre de pouvoirs ?

-Je ne sais pas. Je jure que je ne sais pas.

L’homme se redressa. Il avait vu la peur animer ses yeux. Il l’avait senti trembler. Et il le croyait. À présent, sa proie ne lui servait plus à rien. Il avait égoutté la moindre information de sa langue, jusqu’à l’atteindre dans le cœur pour lui faire cracher la vérité. Et voilà, il l’avait. La Roumanie serait sa prochaine destination en tant que membre du Ministère Russe envoyé en mission, et il savait déjà à quel occasion il en profiterait pour agir.

Les Black. Voilà le nom qu’il avait cherché à entendre.

-Merci pour ta collaboration.

Le prisionnier s’agita, le regard affolé. Un claquement de doigt éteignit une bougie. Puis une autre. Et encore une autre, jusqu’à ce qu’il n’en reste que deux. Une de chaque côté.

-S’il... s’il vous plaît... j’ai des enfants...

Un fin sourire étira les lèvres de l’homme aux yeux bleus. Ses pupilles sondèrent sa proie et s’imicèrent dans le flot de pensées désespérées qui le tourmenter. Il se devait d’abréger ses souffrances, pour son bien. Le prisionnier tira sur les cordes qui le maintenaient attachés à la chaise, respirant avec peine. Il parvint à la faire bouger de quelques centimètres, jetant un regard suppliant à son agresseur. Celui ci ne détachait pas ses yeux de lui. Il possédait tout. Son esprit se trouvait dans sa main, attendant le verdict final.

Puis il claqua des doigts,

les bougies s’éteignirent.

Il n’y eut plus aucun mouvement sur la chaise.

***

Le corps de Cassiopeia fut lamantablement projeté contre le mur. Un hurlement de douleur franchit ses lèvres alors qu'elle retombait lourdement sur le sol.

-Qu'attends-tu pour me tuer ? Lève-toi !

La blonde laissa échapper un grognement alors qu'elle usait de ses mains pour se redresser. Son corps entier lui hurlait de se laisser tomber, se reposer juste un instant. Ses poumons lui brûlaient. Son bras se plia et elle retomba. Épuisée. Meurtrie. Le goût du sang emplissait sa bouche.

-Tu es faible.

Elle le savait. Elle n'était pas capable de se battre, pas capable de tuer son ennemi, pas capable de maîtriser son esprit. Et ça faisait mal. Parce que plus le temps passait, plus les forces la quittaient, et plus elle était faible. Le visage tordu de rage de Callidora se planta dans le sien. Elle tenait un couteau dans ses mains.

-Tue. Moi, articula-t-elle.

-Non, s'il te plaît...

Elle sentit son corps s'éjecter à l'autre bout de la pièce et son dos percuter le mur. Sa vision s'effaça puis revint en plus flou. Un bourdonnement emplissait ses oreilles. Cette fois-ci, elle n'essaya même pas de se relever. Sa main gisait au sol, les doigts recroquevillés telle une araignée morte.

-Tu n'as pas hésité à m'utiliser pour tes propres fins, qu'est-ce qui t'empêche de me rendre service à présent ?

-Tu... tu ne veux pas mourir, réussit-elle à prononcer.

Des pas s'approchèrent. Deux bottes s'arrêtèrent devant elle.

-Si, je veux. Je l'ai toujours voulu, mais on m'a forcé à rester en vie.

Cassiopeia savait qu'il ne s'agissait que d'une version fausse de Callidora. Sa cousine ne lui dirait jamais des choses pareilles. Mais là était le problème. L'Ancienne absorbait les pensées des autres comme une éponge et s'en servait pour la toucher. Si elle tuait cette version de Callidora, elle tuerait les mots qui s'échappaient de sa bouche. Elle tuerait la vérité. Des paroles que sa cousine n'oserait jamais lui dire.

C'était peut-être ça qui lui faisait le plus mal, au final. Entendre la réalité.

-Tu m'as forcé à rester en vie. Parce que tu ne voulais pas te sentir coupable de ma mort. Tu es une égoïste.

-Je sais, laissa-t-elle échapper dans un murmure.

Le couteau tomba au sol dans un bruit sourd. Le bout de la lame visa Cassiopeia, tel un doigt pointerait l'accusé.

-Prends ça et tue-moi.

Mais à peine voulut-elle avancer sa main vers l'arme que celle-ci se mit à se décomposer en petites particules de cendres. Alors Cassiopeia comprit.

Le couteau était à l'intérieur d'elle.

-Non, par pitié, gémit-elle. Pas encore.

-Fais-le !

Un sanglot lui déchira l'âme. Une boule gonflait dans son ventre, gonflait et poussait toutes les larmes au-delà de ses yeux. Elle voulait arrêter. Temps mort. Stop.

-Le temps ne s'arrête jamais. Les aiguilles tournent. Et elles te poursuivront jusqu'à pouvoir te terrasser.

Tic. Tac. Tic. Tac.

-Alors fais-le une bonne fois pour toute. Pour moi.

Cassiopeia ferma les paupières. Peu importe la manière dont elle l'implorerait, elle ne pourrait pas résister bien longtemps. Il y avait un animal à l'intérieur d'elle qui n'attendait que ça. Sortir. Sortir et manger. Alors elle le laissa juste faire.

Son esprit lui échappa des mains, s'envola lentement vers sa proie. Tel un gaz toxique, il se mit à tuer tout ce qu'il touchait. Le cri de Callidora s'imisça dans son coeur et le déchira en deux. Son esprit brûla les particules, son visage, ses grands yeux noirs, ses pensées, ses souvenirs. Callidora se décomposait devant elle et Cassiopeia était trop lâche pour regarder.

Lâche, oui. Voilà le mot qui la définissait.

Son esprit fut rassasié et retourna auprès d'elle. Il y eut alors le silence. Les dernières poussières de ce qui fut sa cousine volèrent dans l'air et se déposèrent sur sa main. Voilà ce qu'elle était capable de faire. Réduire en cendres tout ce qu'elle chérissait.

Elle eut besoin d'un quart d'heure pour retrouver son aplomb. Les muscles de son bras eurent enfin la force de la soulever. Ses lèvres avaient un goût de larmes.

Elle tituba jusqu'à la porte et savoura la liberté d'un espace vide et paisible. Un marteau tapait sur sa tête à chacun de ses pas. Dormir. Oublier. Non, pas dormir. Juste oublier. Elle avança en se tenant au mur. Si elle ne tombait pas, cela relèverait du miracle.

Elle poussa la porte du bureau et s'infiltra à l'intérieur. Elle parvint avec chance à atteindre l'armoire à alcool. C'était actuellement la seule chose qui lui permettait de se sentir mieux. Tous ses souvenirs et émotions étaient effacées jusqu'à l'entraînement suivant. La bouteille de Whisky atterrit dans sa main, puis le liquide coula dans le verre. Alors qu'elle s'apprêtait à l'ingurgiter d'un seul trait, une main s'enroula autour de son poignée et retint son geste.

-Wow, wow. Qu'est-ce que tu fais là ?

-Lâche-moi, plaida-t-elle en cherchant à se dégager.

Il ne comprenait pas, il ne pouvait pas comprendre. Dans l'alcool, Perseus voyait le danger. Elle voyait la liberté. Il lui arracha le verre des mains et enroula son bras autour de sa taille. Cette pression sur son abdomen fit ressortir toute la peine qui s'amoncelait. Alors qu'elle se brisait sous les larmes, Perseus la tira contre lui et posa une main à l'arrière de son crâne. Ses bras la protégeaient. Le visage dans son épaule, Cassiopeia eut l'impression que rien ne pouvait plus l'atteindre.

-Qu'est-ce qui se passe si j'arrête de lutter contre mes démons ? renifla-t-elle contre lui.

Il se mit à caresser ses cheveux d'un geste apaisant.

-Parfois, il est plus facile de les laisser nous hanter.

Elle s'écarta de lui et le dévisagea, les yeux rougis.

-Que deviendrai-je, alors ?

-Tu seras ce que personne n'a jamais réussi à être.

Elle secoua la tête.

-Je deviendrai un monstre.

-Arrête avec ça.

-Mais je tue, Perseus ! explosa-t-elle. Je me bats contre Cedrella, Callidora, mon frère, toi ! Je vous tue tous, un par un !

-Ce n'est réel ! s'exclama-t-il en encadrant son visage avec ses mains. Ce ne sont que des marionnettes que la vieille active pour te pousser en dehors de tes limites !

-Mais tu sais pourquoi elle fait ça, non ?

Ses yeux s'emplirent de nouveau de larmes. Perseus resta un instant déstabilisé, n'ayant aucune réponse à lui fournir.

-Non, avoua-t-il.

-Pour que si cela arrive dans la réalité, je n'ais pas à hésiter.

Un poids l'écrasa quand elle prononça ces mots. Parce que les dire à voix haute les rendaient plus réels.

-Cassiopeia, je...

-Non. Tais-toi.

-Regarde-moi.

Elle détourna la tête mais il s'empara de son menton et la força à le regarder. Ses yeux verts brillaient d'un chagrin semblable au sien. Perseus souffrait de la voir ainsi. Mais Cassiopeia ne pouvait pas le rassurer, parce que tout ce qu'elle voyait devant elle était un énorme gouffre prêt à l'avaler. Son vide avait grandi et s'apprêtait à l'engloutir.

-Ce n'est qu'un processus. Une phase à passer. S'il te plaît, ne baisse pas les bras maintenant.

-Si cela est le processus, alors à quoi ressemble le résultat ?

Un être sans coeur avec des mains couvertes de sang, certainement. Le sang de ceux qu'elle avait aimé.

-Peu importe la manière dont tu changeras, je serai toujours là pour t'aimer. Toujours, tu m'entends ?

-Je t'aime aussi, souffla-t-elle en déposant son front contre le sien.

Leur respiration possédait le même rythme. Leur coeur aussi. Perseus réduisit la distance qui séparait leurs lèvres à un rien. Leur baiser regonfla le coeur de Cassiopeia, soigna ses blessures une par une. Elle en avait entendu des vérités, ces derniers jours. Mais aucune n'avait été plus réelle que celle de Perseus. Aucune n'avait résonné avec autant de sincérité. Il glissa sa main dans son dos et la colla contre lui.

Près. Toujours plus près mais jamais assez.

Jamais assez.

Jamais.

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