LX. 17 juin 1945 - l'oubli

Cassiopeia avait chaud sous son grand chapeau noir. Sa robe fluide l'étouffait. Elle attendait son frère dans la périphérie de Londres comme il lui avait demandé, prétextant une "surprise". Ce n'était pas du tout du genre de Pollux de faire de genre de chose, mais elle n'allait pas dire non. Il n'y avait personne sur le chemin de pavé ; le restaurant face à elle était ouvert, mais les clients manquaient. Elle avait pensé que les sorciers célébreraient la chute de Grindelwald, mais la peur sévissait encore. Les extrémistes continuaient leurs babaries malgré les avertissements de la Confédération.

Ils continueraient certainement jusqu'au prochain mage noir capable de les maîtriser.

Son esprit dériva vers Perseus et son voyage en Amérique. Il avait repris son poste au Ministère sous la dépêche de Régulus et au plus grand désespoir de Cassiopeia. Ils s'étaient disputés à ce propos. Elle ne voulait pas qu'il se remette à travailler pour son cousin, mais elle ne pouvait pas non plus lui prouver sa nature mauvaise. Au final, c'était lui qui avait gagné. Elle l'avait laissé faire, fatiguée de lutter. Et à présent, voilà qu'on l'envoyait à des kilomètres d'ici pour une cause qui n'appartenait qu'au monstre qui lui servait de cousin. Elle espérait qu'il rentre bientôt. Elle s'ennuyait terriblement sans lui.

-Petite soeur !

Pollux arrivait, un grand sourire posé sur les lèvres. Il ne portait qu'une chemise blanche et une blouse sans manche, avec dans sa poche, une montre à gousset. Elle l'accueillit avec un baiser sur la joue et ils entreprirent la marche ensemble. Le ciel était dégagé, illuminant la rue et ses vitrines. Des grilles vertes s'élevaient à quelques mètres, dessinant les contour d'un sorte de parc, ou du moins cela y ressemblait.

Son frère transpirait beaucoup même s'il ne faisait pas si chaud au point de terminer trempé de sueur. C'était peut-être l'émotion de leurs retrouvailles, à savoir.

-Comment vas-tu depuis ton retour ? s'enquit-il.

Répondre à cette question était comme résoudre un problème d'arithmencie. Il fallait prendre en compte beaucoup de facteurs en comptes et décider si le résultat était bon ou non.

-En général, bien.

Ou alors, arranger un peu le résultat pour qu'il s'adapte aux attentes.

-Heureux d'entendre une réponse positive. Callidora m'a dit qu'elle t'avait retrouvée en piteux état. Je me suis inquiété pour toi.

-Je vais mieux.

Elle n'avait pas arrêté ses potions, loin de là. Mais au moins, savoir qu'on ne la pensait pas traîtresse et assassine de milliers de sorciers dans les Ardennes ôtait un poids immense.

-Où m'emènes-tu ? voulut-elle savoir.

Ils s'étaient engagés à l'intérieur d'une propriété qui n'était à l'évidence pas un parc. Un édifice se trouvait en son milieu, un peu caché derrière des arbres, une tache sombre et austère dans ce milieu naturel. Le village lui-même était peu accueillant. Un lieu éloigné de la ville où les fantômes semblaient régner.

-J'ai fait un investissement il y a pas longtemps, lui expliqua-t-il. Avec l'héritage de... de Père.

Elle hocha rapidement la tête, le poussant à passer ces mots.

-J'ai acheté un hôpital, reprit-il.

-Un hôpital ?

Il lui semblait que l'argent de leur père aurait pu être investi dans quelque chose de plus utile pour leur famille, comme une résidence à son nom, par exemple. Elle aimait Perseus, mais Emma revenait parfois de France et elle devait alors vivre dans les maisons des membres de sa famille, n'ayant aucune maison à elle. Cette situation l'agaçait. Néanmoins, elle le cacha avec habileté et se contenta de revêtir un air ravi pour lui.

-Exactement. Tous ces blessés, ces morts dans cette guerre, ça m'a donné envie de sauver des vies.

Il n'avait été à aucune bataille, que savait-il des blessés et des morts ? Mais encore une fois, elle enferma son silence derrière un sourire.

-C'est généreux.

L'hôpital avait l'air grand. Une partie principale et deux ailes latérales qui s'étendaient derrière. Les fenêtres étaient protégées par des barreaux. Ce détail lui parut étrange, surtout pour un hôpital censé accueillir des blessés et non des fous. Mais après tout, elle ne connaissait que Saint Mangouste comme lieu de santé, elle ne connaissait rien du type d'architecture de ces édifices. Pollux lui ouvrit la porte pour la faire entrer.

Le carrelage répercuta le bruit sec de ses talons. Des murs blancs l'entourèrent. Un néon clignota au dessus de sa tête. La lumière du jour traversait à peine les vitraux opaques. Un sentiment d'étouffement lui parvint, mêlé à l'appréhension. Elle n'aurait jamais cru que les larmes avaient une odeur, et pourtant, ça sentait les pleurs. Le sang. Les hurlements.

Un cri résonna au dessus de sa tête.

-Ils doivent être en train de soigner, précisa son frère.

Certainement. Elle croisa les bras sur sa poitrine et le suivit dans le long couloir plongé à moitié dans l'obscurité. Des portes blanches s'alignaient à côté d'elle, comme des cellules d'une prison. Si Pollux avait vraiment racheté cet édifice, alors elle l'invitait à y faire des modifications. Parce qu'elle-même refuserait qu'on la soigne ici.

-Qu'en penses-tu ?

-C'est...

Comment dire ?

-...un peu sombre.

-Ah oui, c'est un vieux bâtiment, j'y ferai des rénovations.

C'était bien ce qu'elle pensait.

-Tu ferais bien, marmonna-t-elle.

Il l'entendit et éclata d'un petit rire.

-Ta sincérité est toujours la bienvenue, petite sœur.

Il continuèrent de marcher jusqu'à ce que deux figures blanches apparaissent devant eux. Des magicomages au visage froid, vêtus d'une blouse blanche retroussée aux manches. Pollux leur adressa un bref hochement de tête. Ils le dépassèrent. Elle s'attendit à entendre leurs pas dans son dos mais ils s'arrêtèrent avant.

À sa hauteur.

-Oui ?

Ils lui saisirent les bras. Son coeur bondit hors de sa poitrine.

-Lâchez-moi ! ordonna-t-elle. Mais qu'est-ce que...

-Prenez lui sa baguette, la coupa Pollux.

Elle posa son regard sur lui. Un regard perdu. Un magicomage lui retira la baguette, sa main toujours agrippée à son bras.

-Pollux ?

Plus aucun sourire n'agayait son visage. Il n'était fait que de pierre froide à moitié fissurée. Sa mâchoire s'était contractée et il fuyait son regard. Elle avait besoin d'explication. Maintenant.

-Je suis désolé, lâcha-t-il dans un souffle.

-Dis-leur de me lâcher.

Il n'en fit rien.

-Pollux ! cria-t-elle.

Sa voix bondit contre les murs blancs. L'écoutait-elle ? Par Merlin, à quoi jouait-il ? Si c'était une blague, ce n'était vraiment pas drôle.

-Pour tout le monde, tu seras morte aujourd'hui, expliqua-t-il d'une voix vrillée. Suicide. Jetée du toit du Manoir Lestrange.

Une coulée froide se déversa dans son corps. Il ne pouvait pas faire ça. Pas lui. Pas celui qu'elle avait aimé, celui à qui elle avait promis d'offrir le monde. Certes, elle l'avait délaissé pour un autre, mais il s'était excusé, tout cela était passé. Elle fronça les sourcils pour empêcher ses larmes de monter. Elle ne pouvait pas y croire.

-Qui t'a forcé à faire ça ? s'entendit-elle demander.

-Régulus, avoua-t-il. Et moi, aussi.

Régulus voulait la faire taire à jamais. Elle avait trop parlé dans le mausolée, face à la tombe à son père. Il n'avait rien répliqué, il s'était laissé faire. Peut-être qu'il avait déjà inscrit la date de sa mort sur sa tombe. Peut-être que c'était pour cela qu'il voulait qu'elle revienne.

Pour la tuer.

-Toi ?

-Tu m'as abandonné, prononça-t-il avec du brillant dans les yeux.

-Tu restes mon frère ! s'exclama-t-elle en se pliant presque en deux. Et je suis ta sœur, dis-leur de me lâcher !

Mais les deux hommes maintenaient fermement leur emprise, se débattre n'avait aucun effet sur eux.

-Je suis désolé, répéta-t-il.

-Pollux, je t'en supplie, reviens à la raison. Tu ne peux pas faire ça. Tu ne peux pas me condamner si impunément pour... pour quoi ? Qu'ai-je fait ?

Et ce fut à ce moment là que la jalousie qui brûlait en son intérieur la frappa. C'est alors qu'elle la vit. Sa haine. La boule de feu qu'il contenait. Cette chose qu'il gardait secrète mais qui s'exprimait maintenant.

-Tu l'as aimé.

Alors c'était pour cela. On la réduisait au silence pour connaître la vérité et pour aimer un homme. L'injustice réduisit son coeur en cendre. Elle avait tellement fait pour cette famille. Elle s'était sacrifiée pour elle, elle avait tué pour elle. Et voilà ce qu'elle recevait en retour.

Un allé sans retour dans un maudit asile.

-Espèce de connard ! éclata-t-elle en cherchant à ce débarrasser de ces deux poteaux blancs. Trouve-toi une femme, par Merlin, aime-la et laisse-moi en paix !

S'il avait éprouvé une once de compassion, tout s'envola à l'instant où elle cracha ses mots. Il devint le mur froid que leur père lui avait appris à être. Le mur froid que Régulus espérait voir.

-Tu ne feras plus de mal à personne ainsi.

-Plus de mal à personne ? J'ai passé ma vie au service des Black ! J'ai sacrifié mon âme pour cette famille parce que je l'aime !

-C'était moi que tu devais aimer, et seulement moi !

Un bref silence suivit ses mots. L'horreur lui ôtait les mots de la bouche. La seule chose qu'elle réussit à prononcer fut :

-Que la honte te couvre de ton entier.

Les médecins la tirèrent en arrière. Elle lutta.

-Lâchez-moi bande de vers souilleux !

Mais il la tirèrent plus loin. À deux, ils parvinrent à maîtriser ses gestes. Le monde de Cassiopeia s'écroulait. Lentement. Les mots de Pollux résonnaient encore dans sa tête. "Suicide. Jeté du toit du Manoir Lestrange". Perseus la croirait morte alors qu'elle ne l'était pas. Il pourrait la sauver. Il pourrait la sortir de là, il fallait juste qu'elle lui dise et si... et si elle hurlait assez fort, pourrait-il l'entendre ?

Ou peut-être que son frère aurait finalement pitié d'elle ?

-Pollux ! s'époumonna-t-elle alors qu'on la tirait encore plus loin. Pollux, arrête ça ! Pour Walburga, pour notre fille !

Mais il continua de la regarder sans bouger un cil. Elle se tordit, donna un coup de pied à un des magicomage avant de glisser sur le sol et de toucher un genoux sur le carrelage blanc. Malgré cela, on continuait de la tirer en arrière, comme la main de l'Enfer l'attirant dans son gouffre noir. Oubliée. Jetée dans un asile telle une vieille folle, prétendue morte alors que son coeur battait encore plein de vie.

Elle hurla. Ses cordes vocales parurent éclater dans la tentative de se faire entendre. Elle avait pensé que mourir était le pire sort existant.

Mais non.

C'était l'oubli quand on était encore vivant.

-POLLUX !

Il ne voulut pas l'entendre. Voilà qu'il la gardait précieusement entre ses murs blancs, éloignée de toute homme pouvant lui la voler. Elle cambra son dos en arrière, hurla de nouveau. Que le monde l'entende. Qu'on la sache en vie. Non, la mort n'était pas venue la chercher, elle l'avait vaincue, par Merlin !

Pourtant, elle n'avait jamais autant souhaité qu'elle l'arrache à ce monde.

Son cri strident se répercuta entre les fenêtres et les portes blanches closes. Perseus. Perseus saurait qu'on l'avait piégée. Il ne croirait pas au stupide mensonge de Régulus. Il viendrait la chercher.

Par pitié.

Qu'on ne l'oublie pas. Elle était là. Elle existait.

Elle perdit de vue son frère. Ses pieds glissaient sur le carrelage froid. L'hystérie s'empara d'elle et lui fit pousser de longs hurlements déchirants. Par pitié, répétait-elle dans sa tête. Par pitié. Par pitié. Par pitié. Pas cet oubli éternel. Pas cette longue mort agonisante.

On la jeta dans une chambre. Des murs recouverts de tissu moelleux. Un lit en fer. Une petite fenêtre, au-dessus. L'animal jaillit de l'âme de Cassiopeia, elle se débattit, ôta tout l'air dans ses poumons pour crier, mordre, frapper, en vain. On emprisonna ses poignées dans des chaînes. On lui asséna un coup de poing dans l'abdomen pour la calmer, puis on claqua la porte. Elle se jeta sur celle-ci mais ses entraves l'en empêchèrent sur les derniers dix centimètres.

Elle s'effondra au sol.

Puis avec son poing, elle frappa le carrelage. Sa poitrine se compressait douloureusement. Son univers s'écroulait. Comment sa vie pouvait être si illuminée et devenir cendre ? Où son existence se rendait-elle ? Comment cela pouvait-il seulement arriver ?

Les larmes coulèrent jusque dans le creu de son cou. Sa main se tendit une nouvelle fois vers la porte.

Mais non. Elle ne se rouvrirait pas. Plus jamais. Cassiopeia était morte. Son frère et son cousin venaient de l'assassiner à coups de poignards bien calculés. Les murs de cet asile étoufferaient sa respiration. Personne ne saurait qu'elle vivait. Perseus s'endeuillerait d'une mort qui n'existait même pas.

Comment la vie pouvait-elle se retourner ainsi contre sa propre création ?

Elle se pencha en avant, toucha le sol dur et froid avec son front. Ses larmes frappèrent la pierre. Plusieurs.

Les morts aussi pouvaient pleurer.

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