LI. 10 juin 1943 (1/3) - le feu
Les bombes avaient déjà commencé à exploser dans le village. La première vague était partie. De la tente principale, on entendait les effondrements de murs, les hurlements de certains combattants. La bataille surgissait lentement, ouvrant sa gueule pour avaler ses victimes.
Les mains de Cassiopeia tremblaient. Elle tentait de les maîtriser, mais l'idée même de faire face à un affrontement sanglant lui retournait l'estomac. L'aube venait à peine de se lever ; elle ne voulait pas imaginer quel tournant prendrait sa vie au coucher du soleil.
Les pans de tissu de la tente se levèrent sur David. Ses soeurs le suivirent, leurs yeux maquillés de noir et leur robe ressemblant à une armure de cuir noir serties du symbole des Duchesses. Il n'y avait pas à dire, elles faisaient impression. Les mains derrière le dos, elles s'arrêtèrent face à la table de bois et se tinrent immobiles jusqu'à ce que leur frère se rue sur la carte pour marquer une croix dans le fin fond du village.
-Ils ont un point de rencontre ici, signala-t-il. La deuxième vague devrait aller combattre là-bas.
-Nous avons déjà donné les ordres à la deuxième vague d'attaquer l'avant du village, objecta Cassiopeia.
-Alors à la troisième ! s'irrita-t-il. Mais ils doivent partir rapidement.
Grindelwald, assis sur les escaliers en bois dans une position pensive, observait le parchemin avec méfiance. Ses doigts jouaient avec les anneaux autour de ses falanges. Le voir aussi hésitant ne rassurait pas Cassiopeia. Leur plan ne semblait tenir qu'à un fil, surtout avec le traître qui traînait dans les parrages. Le danger était partout, grondant dans chaque recoin. Son tremblement empira.
-Hey, murmura Perseus en attrapant sa main. Tout va bien se passer.
Mensonge. Tout n'était que mensonge. Quelque chose clochait, leur plan d'attaque était trop facile, il y aurait bien quelque chose qui se mettrait en travers de leur chemin.
-Je ne suis pas sûre.
-Moi, si.
Elle plongea son regard dans le sien. Il lui offrit un sourire encourageant sur des lèvres rongées par l'inquiétude. Comment était-elle censée aller mieux après ça ?
Soudain, un bruit sourd retentit suivi de hurlements. Des cris aigus piquant l'air, s'engouffrant dans les fissures de la peur. Elle regarda fixement l'entrée de la tente. Ça allait arriver. Ça allait arriver.
Une force la poussa violemment au loin. Sa tête cogna le sol. Un goût de fer emplit sa bouche. Une fumée blanche l'enveloppait, l'étouffait, s'engouffrait dans ses poumons et séchait ses organes. Elle toussa à plusieurs reprises, recrachant la poussière pâle. Un marteau cognait son crâne. Elle s'appuya sur sa main, se forçant à ouvrir les yeux.
C'est alors qu'elle l'entendit. Ce long cri d'agoni tout droit sorti des enfers. Cette plainte qui déchirait le cœur, le découpait en petits morceaux et les éparpillaient dans le feu. Il venait de dehors.
Elle se releva en s'appuyant à la table puis avança, ignorant les signaux de douleur qui quémandaient repos. Elle souleva le pan de tissu de la tente. Au début, elle ne vit rien. La poussière l'aveuglait et séchait ses yeux. Mais elle entendait, Merlin, elle entendait tout. Elle suivit le son. Mais rapidement, il y en eut de partout. Ces longs hurlements l'entourèrent et s'emparèrent de sa gorge pour la serrer jusqu'à l'étouffement. Elle tituba en avant, manquant de tomber. La poussière retomba.
Un hoquet d'horreur souleva son estomac.
Face à elle, un champ de corps découpés lui faisait face. Des intestins gisaient sur le sol, encore frais. Une moitié de tête avec un seul œil la dévisageait. Le sol n'était que sang. Une marre pourpre dans lequel nageait l'être humain. Une main s'agrippa à une pierre. Cassiopeia observait l'homme ramper, se tirer vers... vers quoi ? Elle ne savait pas. Et quand elle remarqua les morceaux de chairs vives à la place de ses cuisses, elle voulut encore moins savoir. Ses jambes jonchaient le sol à quelques mètres.
Un bras saisit sa taille. La panique la frappa et elle se débattit, n'ayant ni la force ni le souffle pour crier.
-C'est moi, murmura une voix à son oreille.
Perseus la tira loin de cette terre gorgée de sang chaud. Sous la tente, tout le monde s'était relevé et se remettait de l'explosion. Doliona paraissait encore sonnée.
L'odeur du fer retourna ses intestins. Elle se détacha de l'emprise de Perseus et se rua à l'extérieur. Une montée acide remonta le long de son œsophage et le reste de son déjeuner jaillit de sa gorge. Son estomac se convulsait alors qu'elle vomissait l'horreur qu'elle venait de voir. Elle reprit son souffle après ça, toujours penchée en avant. Elle se disait qu'elle n'avait rien vu, rien entendu. Mais aussitôt qu'elle fermait les yeux, elle les revoyait. Ces morceaux de corps humains découpés. Ces cris d'agonie, attendant d'être sauvés. Ou achevés. La frontière entre l'un et l'autre était mince.
Elle pouvait le faire. Elle était Cassiopeia, de la Maison Black, et elle allait survivre à ça. À quoi s'était-elle attendue ? À de simples sortilèges propres, tuant sur le coup les victimes ? Non. La guerre était sale. La guerre se nourrissait de la peur, des cris des gens terrifiés. Elle essuya sa bouche d'un geste rageux.
-On avait tout vu, mais pas une Black vomir.
Elle en aurait presque ri. Cygnus Black lui faisait face, une lueur presque moqueuse dans ses pupilles. Comment pouvait-il faire abstraction de la puenteur des corps si facilement ? Il avait sûrement traversé l'espace qui avait été touché par la bombe puisqu'il était là. Possédait-il encore un cœur ?
-Bienvenue en Enfer, ma fille.
Elle déglutit ses mots de manière douloureuse.
-L'endroit favori des Black, n'est-ce pas ? ironisa-t-elle.
Elle se demanda s'il prenait plaisir à entendre les morts hurler.
-En effet.
Elle passa devant lui dans un soupir agacé mais il lui attrapa le bras avant de réaliser un seul pas de plus.
-Tu vas brûler des gens, aujourd'hui. Fais-toi à l'idée.
Quand elle rentra dans la tente aux côtés de son père, Perseus lui prit sa main et écarta quelques mèches de cheveux de son visage d'un geste tendre. David avait les mains posés sur son crâne comme s'il se tirait les cheveux. Il y avait de quoi.
-Toute la sixième et septième vague a été anéantie, les informa Cygnus Black.
-Il faut sortir les dragons, murmura David.
-Non, s'opposa Cassiopeia, c'est trop tôt.
-Et si on attends encore un peu, ce sera trop tard.
-Mais je...
-Black ! aboya Hyades en s'avançant aux côtés de son frère. Tu as un travail, un seul ! Alors tu vas nous faire le plaisir de le réaliser ou sinon...
-Tu me reparles ce ton et je te tord le cou, grinça-t-elle.
-Assez, siffla Grindelwald.
Sa cape noire était devenue grise avec la poussière. Mais outre ce détail, on aurait pu croire qu'il n'avait pas été là lors de l'explosion. Son expression n'avait pas changée, demeurant toujours aussi grave et austère.
-Duchesses a raison, nous devons utiliser les dragons ou ils auront rasé toutes nos positions.
Elle n'était pas préparée. Pas prête. Elle allait échouer. Un élan de panique la traversa. Ils n'avaient aucune idée du point où elle en était avec ces bêtes, mais son contrôle sur eux ne tenait qu'à un fil. La moindre distraction, et elle les perdrait. Qui savait ce que ces animaux pourraient faire s'ils ne pourraient plus différencier l'ennemi de l'allié ?
Hyades lui offrit un sourire vainqueur. Cassiopeia se fit violence pour ne pas le lui faire ravaler.
-Très bien, Monsieur, se plia-t-elle contre son gré.
Elle attrapa la main de Perseus et l'entraîna avec elle. Il était hors de question qu'il s'éloigne. Pas après ce qu'elle venait de voir.
-Cassiopeia ! l'appela son père.
Elle se retourna au dernier moment, s'attendant à une phrase à la Black, ce genre d'avertissement où la compassion et la pitié n'existaient pas. Mais tout ce qu'il dit fut :
-Fais attention.
Il n'était plus le donneur de leçon ou l'aîné d'une ancestrale famille, il était son père. Juste son père qui lui suppliait silencieusement de revenir vivante.
-Vous aussi.
Sur ce, elle sortit accompagnée de Perseus et prit directement sur la droite afin de contourner la boucherie humaine. Tout au long du chemin vers les bois, il ne lui lâcha pas la main. Pour la rassurer elle ou le rassurer lui, elle ne le sut. Un peu des deux peut-être.
Des pas lourds firent trembler le sol, signe qu'ils étaient bientôt arrivés. Quand ils dépassèrent les derniers arbres, une immense masse noir à écailles de jais leur fit face. Perseus lâcha sa main et recula d'un pas. C'était la première fois qu'il voyait les bêtes. En Autriche, il s'était toujours refusé à l'accompagner, prétextant du travail alors qu'en réalité, il en avait juste peur. La plupart des sorciers les voyaient comme des monstres tout droit sortis des contes de fées, et à raison.
-Vas-y, lui dit-il en jetant un coup d'oeil méfiant à l'animal. Je t'attends là.
Elle ne le força pas, cela n'aurait aucun sens. Les pupilles oranges de la bête s'enfoncèrent dans les siens. Une épaisse chaîne de fer enserrait son cou, tout comme ses trois frères et soeurs qui s'étaient roulés en boule derrière. La clairière était assez grande pour tous les accueillir.
-Ils entendent le bruit des bombes et ça les rends nerveux, lâcha Carl qui avait appuyé son épaule contre un tronc d'arbre.
-Ils n'ont pas craché ?
-La chaîne les en empêche.
Elle réalisa des pas plus lents au fur et à mesure qu'elle s'approchait du dragon. Elle avait toujours cette sensation de n'être rien de plus qu'une brindille, comme s'il ne pouvait faire qu'une bouchée d'elle. Elle pourrait disparaître de la surface de la terre en un claquement de doigt au moindre faux pas. L'animal était assez rapide malgré sa corpulence. Il planta ses ailes dans la terre et souffla bruyamment en gonflant ses naseaux. Ses écailles menaient une danse fluide tout autour de lui, en rythme avec sa respiration.
-Tout doux, chuchota-t-elle.
Elle déposa une main douce sur son museau. Ses épaisses paupières se fermèrent dans une lenteur léthale. Mais après plusieurs secondes de silence, elle sut qu'elle l'avait sous contrôle. Quand il rouvrit ses yeux, ses iris étaient devenues noires.
Aussi noires qu'elle.
Les autres s'agitèrent. Alors qu'elle recommençait le même processus avec tous, faisant attention à ne pas esquisser un geste trop brusque, Carl détachait les chaînes. Bientôt, les quatre dragons furent libres et soumis à sa volontés. Ils se levèrent un par un et se disposèrent en cercle autour d'elle, ne lui permettant aucune issue. Mais elle ne s'inquiéta pas. La distance réduite lui permettait d'exercer une pression plus forte qui lui permettait de les coucher si elle en avait envie, ou de les pousser à se dévorer entre eux. Ils étaient à elle. C'était son pouvoir. Jamais elle ne s'était sentie si puissante.
-Au moment où je vais sortir de ce cercle, prévint-elle, je devrai être rapide.
Elle s'adressait à Carl, mais aussi à Perseus.
-Le château est vide, des Aurors gardent l'entrée, lui assura le Danois.
-Parfait.
Dans quelques minutes, la partie du village que les Russes occupaient brûlerait sous les flammes. Leur corps deviendraient le bois alimentant le feu. Cette pensée lui procura des frissons. Elle ne pourrait pas écouter leur cri du haut de la tour. Elle se tiendrait éloignée de leur douleur. Ce serait mieux ainsi.
-Perseus, tu me...
-Je suis mandé pour la cinquième vague, la coupa-t-il.
Non. Ce n'était pas prévu. Il devait l'accompagner jusqu'au château, se tenir près d'elle et ce jusqu'à la fin. S'il s'engageait dans le village, il risquerait d'y mourir. Surtout avec les dragons. Comme pour tester son insécurité, le plus imposant se dressa dans toute sa hauteur et ouvrit son immense gueule dans sa direction. Un courant d'air chaud la gifla. Elle referma son emprise sur lui et le força à se plier.
Ce fut à ce moment là que Carl fronça les sourcils. Il passa son regard du dragon à elle, d'elle au dragon. Enfin, il s'en rendait compte.
Mais c'était trop tard. Le plan était déjà fait.
Les deux bêtes s'écartèrent pour la faire sortir du cercle. Elle se rua vers Perseus et l'embrassa. Ce ne fut pas tendre. Ni passionné. Cela ressemblait à... un adieu. Son coeur se fissura à cette pensée. Non. Elle se jetterait du haut de la tour pour le sauver. La Mort ne lui prendrait pas ce qu'elle avait de plus cher.
-Reviens-moi, lui ordonna-t-elle en déposant une main sur sa joue.
Leur front se touchèrent. Dans son dos, le dragon poussa un cri aigu. Une lamantation.
Une maudite lamantation.
À contrecœur, elle se détacha, retirant ses mains de sa peau. Leur regard, en revanche, ne se lâchèrent pas. Si elle avait pu le supplier de l'accompagner, elle l'aurait fait. Mais les ordres étaient les ordres. Et même si elle portait le nom Black, Grindelwald possédait une autorité bien plus ferme que la sienne, n'en déplaise à Régulus.
Elle jeta un coup d'oeil à Carl qui serrait déjà sa baguette contre lui.
-Revenez tous les deux.
Puis elle transplana.
Deux Aurors lui adressèrent un bref hochement de tête quand elle les dépassa pour entrer dans le château. Une humidité nauséabonde la fit grimacer. Du lierre escaladait les pierres grises, certaines tenaient encore debout que grâce à la force naturelle des plantes. Elle tenta de ne pas observer trop les alentours, maintenant sa concentration pour garder le contrôle sur les dragons. Elle pouvait sentir leur esprit se rebeller, leur feu brûler leur poitrine. Ils voulaient tuer.
Depuis qu'ils étaient nés, ils n'attendaient que ça.
Elle monta les escaliers en colimaçon d'un pas rapide. Elle devait faire vite. Plus tôt le village serait brûlé, plus tôt leurs hommes pourraient avoir l'avantage. Si l'armée Russe perdait la moitié de ses effectifs, la victoire serait déjà à eux. Et tout cela grâce à elle.
Elle allait y arriver. Elle possédait encore le contrôle, elle pouvait le faire.
La tour était haute, assez haute pour avoir une vue d'ensemble sur le champ de bataille. Un vent froid balaya des mèches de cheveux en arrière quand elle arriva au sommet. Un balcon en pierre lui permit de rester au dehors tout en étant protégée par les pierres. Ses mains s'aggripèrent à la rambarde.
Le sort de l'Europe se jouait maintenant.
Une montée de magie afflua dans ses veines et son esprit se dédia entièrement aux bêtes. Leur rugissement fit trembler la terre. De sa position, elle ne pouvait voir que de petits points noirs à la place des hommes. Ils s'immobilisèrent tous. La bête aux écailles noirs fut la première à apparaître, survolant la forêt avant d'avancer au dessus des maisons vides. Ses ailes projetèrent une ombre terrifiante. Les trois dragons suivirent, plongeant le village dans une panique totale. Des sortilèges fusèrent mais n'atteignirent pas les animaux.
Rien ne pouvait les tuer. Cassiopeia s'en était assurée.
Sa poitrine se gonfla et sa main se crispa à la rambarde. Elle les tenait fermement. Allez, elle le pouvait.
Une première flambée s'écrasa sur une rue. Les toits des habitations craquèrent sous la projection ardente, les premiers hurlements s'élevèrent. Des petites figures noires fuyaient, mais une deuxième flambée les prit au piège. Les flammes se reflétaient dans les pupilles de Cassiopeia sans qu'elle ne ressente aucune peine. C'était des Russes qui mouraient. Ces Russes qui avaient massacré les McMillan. Ces Russes qui avaient pris en otage Perseus et l'avait forcée à s'attaquer à son propre pays. Ils le méritaient.
Un rictus étira ses lèvres. Bien ûr qu'ils le méritaient.
La cinquième vague de sorcier s'engouffra dans l'avant du village. Les dragons se situaient à l'arrière, alors elle se permit l'incendie total. Les rues devinrent charbon. Les cris de victoire des Anglais prirent le dessus sur l'agonie des Russes.
La Mort survolait le village, mais personne ne lui fit grand cas.
La fierté d'avoir réussi la fit sourire. On l'acclamerait après cela. Elle deviendrait une héroïne de guerre.
-Ma tendre et chère ennemie. Brûlant la surface de la terre du haut d'une tour abandonnée.
Son sang se congela dans ses veines. Cette voix.
-Après tout ce temps, nous nous retrouvons enfin.
Par des gestes lents et horrifiés, Cassiopeia se retourna sur elle-même, ne lâchant pas sa prise sur la rambarde. Ses jointures devinrent blanches. Il n'y eut plus d'air. Plus de vie. Plus rien.
Parce qu'Adonis Rosier lui souriait.
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