9- "La décision d'Eliz ? Complètement incohérente." 1/2
"Je n'ai pas compris la décision d'Eliz. Complètement incohérente."
Kaolan, perdu en route.
– Il est temps.
Une main griffue secoua l'épaule d'Eliz. La guerrière ouvrit les yeux et se redressa aussitôt avec un grognement.
– Merci Kaolan, murmura-t-elle avec un vague sourire auquel l'homme-félin répondit d'un signe de tête avant de quitter le dortoir.
Eliz se leva et s'habilla sans un bruit, prenant garde de ne pas réveiller Saï, Yerón et Hermeline encore endormis dans les lits voisins. Elle suivit les couloirs de roche en silence jusqu'à la pièce qui servait de cuisine. Elle s'y servit une large tranche de pain et du fromage avant d'aller dans la salle commune, rejoindre les autres membres de l'escouade qui arrivaient peu à peu. Elle s'installa à une grande table, en face de Kaolan. C'était la première fois que l'homme-félin les accompagnerait, pourtant il ne manifestait aucune nervosité. Elle l'enviait presque. Quelques minutes plus tard, Johann vint s'inviter à leur table en grattant sa barbe naissante d'un air absent.
La salle commune restait silencieuse, tandis que les résistants s'extrayaient peu à peu du sommeil. L'heure matinale n'était pas la seule responsable de l'ambiance pesante. L'importance de la mission qui les attendait empêchait aussi les discussions enjouées d'éclore entre eux et les visages étaient graves et concentrés.
– Tu as l'air soucieuse, remarqua finalement Johann, prononçant là ses premiers mots.
Eliz soupira.
– Je redoute les conséquences de ce que nous nous apprêtons à faire, dit-elle en baissant la voix.
– Les conséquences ? interrogea Johann.
– Les conséquences sur la population, expliqua Eliz, agacée, les représailles des Sulnites. Il y en aura forcément.
– Nous trouverons un moyen pour les protéger. Nous garderons un œil sur eux. Ne te projette pas si loin, nous devons nous concentrer sur la libération des prisonniers.
Eliz claqua de la langue, insatisfaite de la réponse. Mais maintenant que l'opération était planifiée, il était trop tard pour avoir des doutes.
– Et franchement, je ne comprends pas que vous n'ayez pas de casques de rab, ajouta-t-elle, se complaisant dans sa mauvaise humeur. C'est vraiment le minimum de l'équipement. Je me sens toute nue sans le mien.
***
Lorsque la petite escouade quitta la carrière, le soleil n'était pas encore levé. Ils avaient fait ce choix pour minimiser les probabilités que qui que ce soit ne repère la colonne de cavalier sortant des bois à la queue leu leu. À leur habitude, ils s'étaient divisés en petits groupes pour rejoindre le lieu de l'opération. Kaolan chevauchait aux côtés d'Eliz. Il se demandait encore comment il en était venu à se proposer pour cette mission. Il ne le regrettait pas, non, loin de là. Mais il se rendait compte qu'après toutes ces semaines passées avec les Rivenz, il avait de plus en plus de mal à garder son détachement habituel. Les entendre parler, rire, douter, s'inquiéter et partager tout cela avec lui comme si c'était naturel, le poussait peu à peu à épouser inconsciemment leur cause.
Quant à Eliz, il savait qu'elle rechignait à en demander plus à ses compagnons de route et à les mettre davantage en danger qu'elle ne l'avait déjà fait. Pourtant Kaolan désirait l'aider, ne serait-ce que pour la remercier de l'avoir si simplement accepté dans le groupe. Et puis, ce n'est pas comme s'il avait mieux à faire. Sa Quête était au point mort, il le savait. Alors, il avait décidé d'arrêter d'attendre que la solution aux paroles cryptiques de la sage Lith passât devant lui et de vivre à sa guise en faisant ses propres choix.
C'était pendant son séjour à l'infirmerie, un jour que Saï changeait elle-même le pansement qui bandait son épaule, qu'il avait compris qu'il ne pouvait continuer à rester spectateur des événements qui se déroulaient autour de lui. Pourquoi la jeune fille était-elle là ? Avait-il d'abord pensé avec confusion. Bien sûr, il avait été blessé en la protégeant, et elle se sentait coupable. C'était à cet instant qu'il avait compris qu'il avait déjà commencé à avoir une influence sur ses compagnons malgré son habitude de rester en retrait. Alors autant reprendre les rênes de sa vie en main. Dans la mesure du possible, vu le chaos dans lequel il avait déjà été entraîné.
Le soleil était haut dans le ciel, maintenant, et cela faisait plus de cinq heures qu'ils chevauchaient. Kaolan avait bien dû finir par s'habituer à ce mode de déplacement même s'il ne le cautionnait toujours pas. À côté de lui, Eliz gardait un silence qui ne lui était pas habituel, se contentant de lancer, de temps à autre, des ordres brefs au groupe qu'elle dirigeait. Les premiers signes indiquant qu'ils approchaient d'un bourg commencèrent à apparaître et Eliz leur fit quitter la route. Ils attaquèrent l'ascension d'un coteau qui surplombait les environs. Arrivés au sommet coiffé d'un petit bois de conifères, ils retrouvèrent le reste du groupe qui les y avait précédé. Comme il avait été entendu, Kaolan partit en éclaireur vers Ostburg. Il devait revenir les prévenir au moindre signe du déplacement de prisonniers qu'ils attendaient.
Le jeune homme-félin partit de sa longue foulée gracieuse, trop heureux de descendre enfin de cheval. Eliz le suivit du regard avec appréhension, jusqu'à le voir disparaître entre les buissons au loin. Elle soupira, ses compagnons avaient raison, elle avait tout de la mère poule.
Commença alors une longue et désagréable attente. Les résistants avaient pris possession des lieux. Certains déambulaient pour se dégourdir les jambes, tandis que d'autres s'occupaient de leur monture. Orage et Faucon auxquels la perspective d'un combat n'avait jamais coupé l'appétit, s'étaient installés au pied d'un arbre pour grignoter un bout de saucisse sèche qu'ils s'étaient partagé.
Eliz, quant à elle, ne quittait pas la route des yeux. Johann perçut sa nervosité.
– Détends-toi, ça va bien se passer, lui dit-il avec une brève tape sur l'épaule avant de s'éloigner.
Elle lui répondit d'un grognement et posa sa main sur le pommeau de son épée.
– Mais oui, comme d'habitude ! lui lança Griffe avec entrain. C'est un pas de plus vers la libération ! Et je te garantis qu'il n'arrivera rien à Kaolan, c'est un grand garçon qui ne ferait jamais rien d'imprudent.
– Je sais... grommela la guerrière.
Le malaise qui la tenaillait depuis le matin était déjà suffisamment agaçant sans que tout le monde se mît à tenter de la réconforter !
Elle retourna à sa surveillance des environs et le temps s'écoula, avec une lenteur intolérable. Les abords du bourg étaient peu fréquentés, aussi, lorsqu'un cavalier solitaire apparut sur la route, chevauchant au petit trot vers Ostburg, elle le suivit machinalement de ses yeux fatigués. Lorsqu'il fut assez proche, Eliz reconnut soudain sa silhouette et il lui sembla recevoir un coup de poing au creux de l'estomac.
Impossible.
Son cœur se mit à battre à grands coups désordonnés. Comme répondant à cette brusque flambée d'émotions, la silhouette ralentit, et leva soudain la tête. Droit vers elle, sembla-t-il à Eliz. Puis sans hésitation, elle piqua des deux et lança son cheval vers le coteau.
Eliz se jeta en arrière et dégaina son épée.
– Attention, cavalier en approche ! cria-t-elle.
– Tu es sûre de l'avoir reconnue ? interrogea Griffe. C'est impossible, ça ne peut pas être elle !
– J'en suis persuadée, souffla Eliz, avançant avec détermination au milieu des résistants qui s'armaient à la hâte.
A cet instant, Razilda fit irruption au milieu du groupe, au galop. Elle tira fermement sur les rênes de sa monture qui hennit de protestation et se cabra. Ses yeux tombèrent sur Eliz, debout devant elle, épée au poing et reflétèrent un bref soulagement.
– N'y allez pas, c'est un piège ! lança-t-elle avant d'être jetée à bas de sa monture par les résistants.
La Jultèque ne se débattit pas, se laissant maîtriser et désarmer sans lutter. Johann s'approcha d'elle, épée au clair.
– Qui êtes-vous ? Comment nous avez-vous trouvé ? demanda-t-il d'un ton menaçant.
Entre les deux Rivenz qui lui tordaient les bras dans le dos, Razilda se redressa de toute sa taille pour répondre. Mais Eliz arrivait sur les talons de Johann. Son visage était fermé et ses yeux brillaient de colère. Malgré les beaux raisonnements qu'elle avait tenus à ses amis, revoir leur ancienne compagne ranimait sa rage et sa frustration.
– Je peux répondre à la première question, intervint-elle durement. Voici Razilda, celle qui nous a vendu aux Sulnites.
– Comment ?
Les yeux de Johann s'élargirent et se chargèrent de haine.
– Qu'est-ce que tu fais là ? continua Eliz avec une violence contenue. Ne me dis pas qu'on a fini par te manquer. Tu as trouvé un nouvel employeur ? Tu sers d'éclaireur ? Allez, réponds !
Razilda toisa Eliz.
– Évidemment que je vais répondre, répliqua-t-elle d'un ton condescendant. Crois-tu vraiment que je sois venue jusqu'ici pour me taire ? Alors, ouvrez grand vos oreilles. Vous vous apprêtez à tomber dans un piège. Le transfert de prisonniers n'en est pas un. Les Loups de Sulnya vous attendent.
Des exclamations incrédules s'élevèrent parmi les résistants. Le masque d'hostilité d'Eliz vola en éclat, incapable de résister à une telle nouvelle.
– Hein ? Est-ce que c'est vrai ? Comment le sais-tu ? s'exclama-t-elle avec stupéfaction.
– J'ai entendu un des membres de l'unité s'en vanter dans une taverne à Riven, expliqua Razilda. Ils veulent faire un exemple de votre groupe et tous vous pendre le long des routes.
Eliz blêmit alors que ses compagnons éclataient en imprécations. Johann, le visage contracté, pointa son épée sur la Jultèque.
– Qu'est-ce qui nous dit que ce n'est pas maintenant que vous êtes en train de nous tendre un piège ? demanda-t-il, soupçonneux.
Razilda voulut hausser les épaules mais, bloquée, n'y parvint pas.
– Je ne vois pas bien ce que j'aurais à y gagner, dit-elle avec hauteur. Vous tombez dans le piège et n'allez pas sauver les prisonniers. Quelle action décisive ! Et pour votre information, je ne travaille pas avec les Sulnites, et je ne travaillerai jamais pour eux.
Elle s'agita pour desserrer l'étreinte qui lui plaquait le bras gauche dans le dos, réveillant la douleur endormie dans son épaule.
– C'est bon Caspar, laisse-la au moins respirer, dit alors Eliz à l'adresse du colosse qui maintenait si étroitement le bras de la jultèque.
Animée de sentiments contradictoires que l'on pouvait lire sur son visage aussi aisément que dans un livre, la guerrière scrutait Razilda, indécise.
– Je ne comprends pas, finit-elle par dire. Tu ne gagnes rien non plus à venir nous prévenir, alors quelles sont tes motivations ?
Razilda grimaça. Si seulement elle avait eu une explication valable à cette question, elle n'aurait pas passé les dernières vingt-quatre heures à se maudire intérieurement de sa décision.
– Je... commença-t-elle avec difficulté. Je n'avais pas envie de voir vos têtes plantées sur des piques, ou sur quoi que ce soit d'autre que les Sulnites ont en réserve pour vous. Surtout... surtout celle des gamins.
Razilda toisa Eliz et lui jeta un regard provocant, la mettant au défi de tourner ses paroles en dérision. Mais Eliz ne rit pas. Elle était trop troublée.
– Et je n'avais aucune garantie que tu sois capable de les protéger des Sulnites, ne put s'empêcher d'ajouter Razilda.
Johann attrapa le bras d'Eliz et l'entraîna à l'écart alors qu'elle jetait un regard venimeux à la Jultèque.
– Qu'en penses-tu ? Crois-tu qu'elle dise la vérité ? demanda-t-il.
Eliz haussa les épaules, un peu perdue.
– Elle m'a déjà dupé une fois, si elle y parvenait une deuxième fois, je serais vraiment la pire des insensées, n'est-ce pas ? dit-elle avec une amère dérision. Pourtant... pourtant j'ai du mal à imaginer quelles seraient ses raisons pour nous mentir.
Johann se frotta le menton, tout aussi embarrassé.
– Elle peut avoir été envoyée pour nous dévoiler cette opération contre nous, et ainsi gagner notre confiance, raisonna-t-il. Nous la considérons comme faisant partie des nôtres, nous la ramenons à notre cache, et une fois qu'elle en connaît l'emplacement, elle peut le dévoiler aux Sulnites.
Eliz n'était pas convaincue.
– Pourquoi envoyer quelqu'un qui s'est déjà grillé auprès de nous ? argumenta-t-elle avec une moue dubitative. Les chances que nous la croyions sont faibles. N'importe quel inconnu ferait mieux l'affaire.
Elle jeta un coup d'œil à Razilda par-dessus son épaule.
– Elle a beau me taper sur les nerfs, je suis obligée de lui reconnaître un sacré courage. Elle vient de se livrer entre nos mains alors qu'elle sait que nous avons toutes les raisons de la haïr.
Inconsciemment, elle était en train de prendre sa décision. Elle secoua la tête.
— Il faut annuler l'attaque, dit-elle finalement. Tu ne penses pas que c'est un trop gros risque à prendre ?
Johann la regarda fixement.
– Malgré ce qu'il s'est passé, c'est toi qui la connais le mieux. J'imagine que nous devons faire confiance à ton jugement, dit-il lentement, comme pour se convaincre lui-même.
– Ce n'est même plus une question de savoir si elle ment ou pas, argua Eliz. S'il y a le moindre doute que nous puissions tomber dans un piège, nous ne pouvons nous permettre de mettre en danger nos combattants. Et donc tous nos compagnons restés au quartier général.
Johann soupira.
— Quand je pense à tous les préparatifs que nous avons fait en prévision de ce jour...
— Au final, la décision te revient, dit Eliz en haussant les épaules. Si tu penses que je suis trop prudente, ou pas assez objective, attaquons.
— Comme ça, je serais responsable si je nous jette dans la gueule du loup.
La mimique que lui fit Eliz en réponse signifiait clairement « C'est toi le chef. »
— Nous devons être prudent, et ne prendre aucun risque inutile, dit alors Étincelle, venant au secours d'Eliz de façon fort inattendue. C'est notre responsabilité vis à vis de la Résistance.
Johann resta longtemps silencieux, les mains sur les hanches.
— Soit, dit-il enfin. Annulons. Vous avez raison.
Les deux capitaines retournèrent vers le reste du groupe. À cet instant, Kaolan apparut au sommet du coteau.
– Ils arrivent ! Tenez-vous prêt ! annonça-t-il, à peine essoufflé.
Et ses yeux tombèrent sur Razilda.
Ses lèvres se retroussèrent sur ses crocs et ses lames courbes apparurent dans ses mains. Il marcha droit sur la Jultèque, toujours maintenue entre deux solides Rivenz.
– Que fais-tu là ? lui gronda-t-il au visage, ignorant tous les autres autour de lui.
Razilda se crispa. Elle avait toujours su que la confrontation avec Eliz ne serait pas la plus pénible.
– Venue vous prévenir, dit-elle brièvement. Le transfert de prisonniers est un piège.
– Nous prévenir ? Vraiment ? siffla Kaolan en plissant les yeux. Pas comme le jour où les Sulnites ont incendié la grange de Wolfang et capturé les filles, grâce à toi ?
Les yeux de Razilda se dilatèrent à cette nouvelle.
– Je l'ignorais, articula-t-elle.
Elle jeta un bref coup d'œil à Eliz comme pour lui reprocher de ne pas lui avoir dit.
– Nous les avons libérées, intervint celle-ci. Comme quoi, je ne suis pas aussi inutile que tu le supposes.
Johann interrompit cette scène de règlement de compte.
– Écoutez-moi tous ! L'opération est annulée ! annonça-t-il d'une voix forte au cercle de résistants qui s'était formé autour de la scène. Il est tout à fait probable que ce transfert soit un piège pour nous attirer.
Razilda se détendit imperceptiblement. Au moins, elle n'aurait pas fait tout ce trajet pour rien.
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