9- " J'avoue que je ne suis pas toujours très perspicace. " 2/2

– Ah, vous voulez des confidences ? dit Eliz sur un ton de conspirateur. Ouvrez grand vos oreilles ! Vous ai-je déjà parlé de la technique de séduction de messire Lancewald ? Non ? Eh bien, vous allez comprendre.

Elle vida son verre d'un trait et reprit tout bas :

– Il se présente chez la dame de ses pensées, revêtu de sa plus belle armure d'apparat. Puis, il danse en ôtant chaque pièce avec une lenteur insoutenable. On murmure dans les couloirs du palais que dame Anzella qui aurait pris une jambière dans la figure dans le feu de l'action, ne serait pas près de l'oublier.

Saï laissa fuser une exclamation scandalisée tandis que Yerón s'écroulait de rire sur la table.

– Terminé l'alcool pour ces deux-là, commenta Razilda en se penchant légèrement sur l'épaule d'Eliz. Fais glisser le pichet par ici, nous en ferons meilleur usage.

Eliz s'exécuta et leurs doigts se rencontrèrent sur l'anse.

– Tu penses avoir brillamment détourné la question, n'est-ce pas ? se moqua Razilda en remplissant leur verre. Mais c'est sur toi que nous voulons des confidences, pas sur lui.

Le sourire d'Eliz vacilla et elle la dévisagea avec incrédulité.

– Toi aussi, tu t'y mets ? Tu sais, je n'ai rien de bien intéressant à raconter.

Razilda jouait machinalement avec la boucle qui pendait à son oreille.

– À d'autres ! fit-elle, narquoise. Malgré quelques éléments perturbateurs, il m'a semblé, à moi, que tu étais plutôt populaire auprès des anciens habitants du palais. Entre les soldats, les chevaliers et les courtisans que tu fréquentais, tu ne devais avoir que l'embarras du choix.

Eliz eut un rictus de dérision et balaya le sujet d'un large geste.

– Pas vraiment non. En général, les gens m'apprécient, mais ça ne va pas plus loin. Tu m'as bien regardée ? Je ne suis pas du genre à avoir du succès auprès des hommes.

Razilda pinça les lèvres et jeta un coup d'œil circulaire autour d'elles. Entraînés par Yerón, Kaolan et Saï étaient repartis danser. Elles étaient seules. Parfait. Laissant donc la subtilité de côté, elle continua, un ton plus bas :

– Vraiment ? Et... auprès des femmes ?

À sa délectation incrédule, Eliz rougit et se frotta la nuque avec embarras.

– Ah... c'est bizarre que tu me demandes ça. C'est vrai que certaines dames de la cour m'aimaient bien. J'ai déjà reçu des... comment dire... des marques de sympathie alors que je servais d'escorte, au cours de voyages ou de fêtes.

Eliz hésitait, bien consciente qu'elle n'avait rien de bien passionnant à raconter. Ce n'était pas l'avis de Razilda.

– Et ? l'encouragea-t-elle, peinant à dissimuler son intérêt.

– Et rien du tout, répondit Eliz en haussant les épaules. Je n'ai jamais eu envie de devenir l'animal de compagnie d'une riche veuve. Je suppose qu'elles recherchaient juste un peu d'exotisme, ou un substitut protecteur.

En entendant de telles bêtises, Razilda clapa la langue avec agacement et leva les yeux au ciel. Elle ouvrit la bouche pour rétorquer vertement, mais un importun l'interrompit.

Tout sourires, Johann s'avançait vers elles. Avec une légère courbette, il s'adressa directement à Razilda.

– Excusez-moi, ma chère, puis-je vous emprunter un instant ? J'aimerais vous parler en privé.

Les doigts de celle-ci se crispèrent autour de son verre. Elle acquiesça pourtant et tous deux s'éloignèrent.

– Allons dehors prendre l'air, dit le capitaine en la guidant d'une main dans le dos.

Eliz les suivit inconsciemment du regard. Sa mâchoire se contracta et elle se versa à nouveau à boire. Au même instant, de brusques éclats de voix retentirent et Saï, Yerón et Kaolan accoururent vers elle en se bousculant, heurtant la table dans leur empressement.

– Trop tard, fit remarquer Yerón en constatant que leur amie était désormais seule.

Saï plaqua une main sur son front avec accablement. Son plan était en train d'échouer lamentablement. Elle décida néanmoins de rester pour tenir compagnie à Eliz. Les trois jeunes gens s'assirent autour d'elle pour lui faire sentir leur inconditionnel soutien. Ils tentèrent de relancer la conversation avec tout ce qui pouvait leur passer par la tête. Cependant, la guerrière ne répondait plus que par monosyllabe, l'air absent. Ses yeux glissaient sans cesse vers la sortie de la pièce.

Eliz finit par se lever brutalement. Elle ressentait soudain l'irrésistible besoin de sentir l'air frais sur son visage. Elle assura ses amis de son prompt retour et enjamba le banc pour quitter la salle commune.

– Tu vois que j'avais raison ! n'entendit-elle pas Saï siffler à Yerón.

Une fois dans le couloir, elle hésita. Si elle sortait, elle risquait de tomber sur Johann et Razilda et ce serait très embarrassant pour eux tous.

Une nausée subite la prit et elle couvrit sa bouche de sa main. Que lui arrivait-il soudain ? Pourquoi ce brusque malaise venait-il gâcher la fête ? Elle tenait bien mieux l'alcool que ça, d'habitude. Elle connaissait ses limites et celles-ci étaient loin d'être atteintes. S'interrogeant sur la quantité qu'elle avait pu boire, son esprit revint à la discussion arrosée qu'elle avait eue avec Razilda un peu plus tôt.

– Quand je pense qu'elle a eu le culot de me demander si j'avais du succès, songea-t-elle avec dérision, alors que c'est elle qui doit être en train de...

Une nouvelle nausée interrompit le fil de ses réflexions et elle se dirigea d'un pas incertain vers le fond de l'arène, là où s'ouvraient les zones de stockage. Une main contre la paroi, elle suivit le couloir désert. Il lui sembla soudain que ses pensées lui échappaient.

En train de quoi ? De s'abandonner dans les bras de Johann tandis que celui-ci la couvrait de baisers ? De faire glisser sa tunique le long de ses épaules ?

Avec un gémissement sourd, elle abattit ses deux poings contre le mur pour faire cesser ce torrent d'images déplacées. Elle posa son front moite contre la pierre froide, insensible à la douleur du choc. Le poids qui comprimait sa poitrine refusait de disparaître. Jugeant cette défaillance physique intolérable, elle essuya rageusement ses yeux du revers de sa manche et fit volteface. Pour rester pétrifiée.

Razilda se tenait à quelques pas derrière elle dans le couloir, légèrement essoufflée. Elle se précipita vers elle.

– Eliz ! Est-ce que ça va ? lui demanda-t-elle avec une inquiétude évidente.

La Rivenz aurait voulu disparaître de honte. Il était impossible que son amie n'eût pas assisté à son moment de faiblesse. Au prix d'un violent effort, elle se reprit et recula en levant les mains, comme pour se protéger de toute compassion.

– Ça va, dit-elle

Razilda leva les yeux au ciel, exaspérée.

– Tu te fous de moi ? Je ne t'ai jamais vue dans cet état et je sais que tu n'es pas ivre. Je te cherchais, Saï m'a dit que tu n'avais pas l'air dans ton assiette...

Elle laissa sa voix mourir, jugeant inutile de l'informer des propos qui venaient de lui être lancés au visage. D'ailleurs, la gamine ne perdait rien pour attendre.

Razilda jeta un coup d'œil inquisiteur derrière son épaule. Le couloir qui résonnait de la musique et des rires était désert. Cependant, elle préféra entraîner Eliz à l'écart dans l'un des entrepôts.

Là, elle prit une inspiration qui sembla lui coûter et dit :

– Je pensais que ça pourrait t'intéresser de savoir que je viens d'éconduire le capitaine Johann.

Eliz cessa alors d'éviter son regard. Le soulagement qu'elle lut dans ses yeux fut tel que son cœur se serra douloureusement. Razilda n'avait pas voulu y croire, mais de toute évidence, Saï avait raison.

– Tu as bien fait, marmonna Eliz, il n'est pas assez grand pour toi.

– Ni assez exotique, ne put s'empêcher d'ajouter Razilda, sarcastique.

– Quoi ? laissa échapper Eliz, sans comprendre.

Razilda secoua la tête sans répondre. Un détail de plus que son amie n'avait pas saisi. Cela n'avait plus d'importance désormais. Elle se mordit la lèvre et posa ses mains sur ses épaules pour conférer plus de poids à ses paroles.

– Tu sais ce qu'il te reste à faire, à présent. Donne-toi les moyens d'obtenir ce que tu désires !

Les sourcils d'Eliz se froncèrent davantage sous l'effet de la confusion.

– Ce que je désire ? De quoi tu parles ?

Razilda perdit patience.

– Du capitaine Johann, voyons ! Ne fais pas semblant de ne pas comprendre !

Elle parlait avec force, ponctuant chacune de ses phrases d'une secousse, comme pour remettre les idées de son amie en place.

– À moins que tu ne préfères chercher un prétexte pour ne pas agir en te rabaissant ? Si tu savais comme ça m'a exaspérée de t'entendre dire que la seule chose que les dames de la cour voyaient en toi était un substitut de protecteur. Ça m'énerve encore tellement que ça me donne envie de te frapper ! Pourquoi te cacher derrière un archétype ? Est-ce que ça te rassure ? Tu crois vraiment que tu n'as rien d'autre à offrir ?

Razilda s'arrêta pour reprendre son souffle. Elle n'avait pas vraiment voulu dire tout ça, mais les mots, trop longtemps retenus, se bousculaient tous seuls hors de sa bouche. Eliz la fixait, les yeux agrandis de stupéfaction devant ce déchaînement soudain.

– Hé, doucement..., balbutia-t-elle en lui attrapant les poignets pour faire cesser les secousses.

Ses oreilles étaient écarlates et son trouble évident.

– Tu... tu le penses vraiment ? demanda-t-elle avec hésitation.

– Évidemment ! Va voir Johann !

Le visage d'Eliz se durcit aussitôt et elle esquissa un geste d'impatience.

– Je ne sais pas pourquoi tu t'obstines à me parler de lui ! gronda-t-elle. Qu'est-ce que tu vas t'imaginer ? Rien que d'y penser, ça me donne envie de...

Elle s'interrompit avec un rictus, un poing crispé contre sa poitrine. Elle sentait une colère irrationnelle monter à nouveau en elle.

– Envie de quoi ? s'emporta Razilda, renonçant à feindre le détachement. Eliz, finis ta phrase, bon sang !

Eliz s'échauffa alors. Les sentiments qui l'avaient étouffée toute la soirée débordèrent dans le plus grand désordre.

– Ça me donne envie de le cogner de toutes mes forces ! Qu'est-ce qu'il croit ? Qu'il lui suffit de s'amener avec sa petite gueule mal rasée et que ça lui donne le droit de poser ses mains partout ? Rien que de l'imaginer en train de... de te murmurer des niaiseries... de... de faire courir ses mains sur toi, ça me rend malade !

Haletante, Eliz leva les yeux vers Razilda. Celle-ci la dévisageait, l'air bouleversé. Ses lèvres entrouvertes frémissaient et ses pommettes avaient viré au rouge profond. Cette vue, ajoutée au son de ses propres paroles qui résonnaient encore à ses oreilles, lui fit prendre conscience de ce qu'elle venait réellement d'admettre. Elle couvrit sa bouche de ses deux mains.

– Oh merde, jura-t-elle. Raz', je suis désolée, je ne m'en étais pas rendu compte...

Le soulagement submergea Razilda avec une telle violence qu'il lui en coupa presque le souffle. Elle se mit à rire nerveusement et passa ses doigts tremblants sur son front.

– Sang des dieux, Eliz... tu es pénible. Les signaux que tu envoies ne sont vraiment pas clairs. Il n'y avait aucune chance que je comprenne.

– Je m'excuse d'avoir eu autre chose en tête jusqu'à présent, ironisa Eliz qui reprenait peu à peu sa maîtrise d'elle-même. Comme une guerre, par exemple.

– Il ne me reste donc plus qu'à tout faire pour te remplir la tête d'un autre genre de pensée, répondit Razilda avec un sourire soudain carnassier.

Elle la poussa contre le mur, entre les caisses et les tonneaux. Eliz ne laissa pas à Razilda la satisfaction de la voir désarçonnée. Lorsque son dos entra en contact avec la pierre, elle masqua sa surprise en croisant les bras d'un air moqueur.

– Vraiment ? la provoqua-t-elle. Je suis curieuse de savoir comment tu vas t'y prendre.

Razilda n'attendit pas d'autre permission. Elle s'appuya contre Eliz, suivant du bout des doigts la forme de ses muscles sous sa manche. Puis elle glissa son autre main derrière sa nuque, et, penchant lentement sa haute taille, elle plaqua ses lèvres contre les siennes. Eliz tressaillit, mais répondit aussitôt à son baiser avec ardeur. Elle noua ses bras autour de la taille de son amie et l'attira étroitement contre elle. Il était hors de question de perdre une seconde de plus. Et, alors que Razilda s'attaquait à son cou, ses lèvres y traçant des traînées brûlantes, elle songea, dans un dernier éclair de lucidité, que tout ceci paraissait si parfaitement évident qu'il y avait des questions qu'elle aurait gagné à se poser plus tôt. Voire même à se poser tout court.


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