9- " J'avoue que je ne suis pas toujours très perspicace. " 1/2
« C'est vrai, j'avoue que je ne suis pas toujours très perspicace sur le sujet. »
Eliz Drabenaugen, litote ambulante.
– Saï aurait dû revenir hier, constata Eliz en tripotant nerveusement une liste de noms entre ses mains.
– Elle aurait pu, corrigea Razilda. Elle est encore parfaitement dans les temps. On ne peut pas imaginer tout ce qui peut la retarder.
– C'est bien ce qui m'inquiète, grommela Eliz. Parce que je peux déjà imaginer beaucoup de choses. Vraiment beaucoup.
– Sauf que la plupart seraient tout à fait normales sur un voyage aussi long, expliqua patiemment Razilda. Pouvons-nous revenir à nos moutons, maintenant ?
Les quatre compagnons étaient assis en tailleur, à l'écart dans un coin discret perdu entre les pics rocheux qu'ils avaient déniché. Eliz ravala son anxiété et posa le bout de papier qu'elle tenait par terre devant elle pour que ses amis pussent la voir.
– Voici tous ceux que je suppose aptes à nous suivre dans l'infiltration de Riven. Qu'est-ce que vous en pensez ?
Ils se passèrent la liste et lurent les noms qui y figuraient.
– Orage et Faucon, oui c'est logique, commenta Yerón. En plus, s'ils peuvent nous assurer le soutien de leurs anciens collègues de la Garde Azur, ce serait un gros avantage pour nous. Quant à Jill, je ne sais pas. Elle est habile et volontaire, mais elle maîtrise assez mal ses émotions.
À ses mots, l'oreille gauche de Kaolan fut agitée d'un tic nerveux. Tous les noms proposés par Eliz furent soigneusement passés au crible les uns après les autres.
– Nous ne serions qu'une vingtaine, conclut Razilda. C'est bien peu.
– Je suis d'accord, acquiesça Eliz. Je vais en parler à Johann. Il pourrait peut-être nous trouver une équipe de confiance qui nous rejoindrait sur place. Il connaît mieux les autres groupes de résistants que moi.
Alors que la discussion se prolongeait, Kaolan leva soudain la tête vers le ciel bleu. Il se redressa à demi.
– Ils sont de retour, dit-il abruptement.
Eliz se releva d'un bond et scruta les nuages. Il lui fallut quelques instants pour repérer le petit point sombre qui grossissait.
– Allons-y, décréta-t-elle.
Lorsque Tempête atterrit, tous attendaient déjà sur l'esplanade.
– Quel accueil ! rit joyeusement Saï en descendant de sa monture, ravie de voir ses amis rassemblés pour elle.
Lorsqu'elle posa le pied par terre, ses jambes fléchirent et elle chancela sur quelques pas.
– Tu es blessée ? s'inquiéta Eliz en se précipitant pour la soutenir.
– Non, pas du tout ! s'empressa de la rassurer la jeune fille. Par contre, j'ai extrêmement mal aux fesses. Sans parler de mes jambes.
Puis se rendant compte que tout le monde la regardait, elle se redressa et claqua des talons théâtralement.
– Mission accomplie, Capitaine ! annonça-t-elle.
Hermeline et Johann, prévenus par les résistants, ne tardèrent pas à pointer le bout de leur nez et Saï put leur faire le compte-rendu de sa mission. Ils n'eurent pas besoin de la prier. Elle raconta tous les détails de son épopée, n'omettant ni la tempête ni aucun des seigneurs qu'elle avait visités. Johann semblait fort satisfait de son rapport.
– Cela nous fait une armée d'environ huit mille cinq cents combattants, résuma-t-il. Voilà qui suffira amplement à inquiéter les Sulnites et à les forcer à réagir. Avec les petites troupes éparpillées de résistants que nous avons invitées à se joindre à nous, j'espère que nous frôlerons les dix mille âmes.
Il joignit les mains dans son dos et se campa sur ses jambes.
– Nous serons plus rapides qu'un bataillon de plusieurs centaines de combattants, réfléchit-il. Si nous voulons les précéder au moins d'une journée sur place pour nous charger de la coordination, j'estime que nous devons partir dans une dizaine de jours. C'est donc le temps qu'il nous reste pour stocker et emballer assez de nourriture pour le voyage, pour vérifier que chacun d'entre vous connaisse bien sa tâche et se sente fin prêt à l'accomplir. Tout le monde a bien compris ?
Il termina son monologue en haussant la voix, pour s'assurer de se faire entendre par tous les résistants qui s'étaient peu à peu rassemblés autour d'eux.
– Alors, au boulot ! conclut-il plus fort, renvoyant chacun à ses corvées.
***
Chasse, pêche, salage, entraînement aux armes..., les dix jours établis par Johann furent occupés par une activité fébrile. Chacun y participa au mieux de ses capacités.
La veille du départ, les couloirs de l'arène retentissaient d'innombrables cavalcades, d'appels et de jurons variés. Des sacs contenant matériel et réserves de nourriture avaient été sortis sur l'esplanade où ils s'amoncelaient peu à peu.
À la recherche de quelques instants de calme, Saï avait retrouvé Yerón dans les gradins.
– Ça y'est, on y est... marmonna-t-elle nerveusement.
Aucunement plus serein que son amie, Yerón acquiesça. Plus que n'importe qui, il sentait sur ses épaules la pression des attentes de ses compagnons. Eliz évitait de trop en rajouter, toutefois il savait qu'elle le considérait comme le joker qui pourrait les sortir de n'importe quelle situation. Tout en étant flatteur, cela consistait en une énorme responsabilité.
– Heureusement qu'ils ont décidé de faire la fête ce soir, reprit Saï qui n'en continuait pas moins à malaxer ses mains avec agitation.
– Ça changera les idées de tout le monde, c'était une bonne initiative, acquiesça Yerón joyeusement. Et ça évitera de gaspiller les provisions que nous ne pouvons pas emporter.
Venu d'on ne sait où, Kaolan se laissa soudain tomber à côté de Saï.
– Vous parlez de quoi ? demanda-t-il avec un naturel qu'il avait longuement travaillé quelques instants avant.
Saï avait à peine tressailli à l'entrée en scène de son ami.
– De la fête de ce soir, lui répondit-elle avec un sourire chaleureux. J'ai hâte d'y être, il paraît qu'il va y avoir de la musique !
– De la musique, répéta Kaolan. C'est bien. Ça me manquait un peu. Mon clan aime bien la musique.
– Vous avez fini d'emballer vos affaires ? demanda Yerón, plus par désœuvrement que par réelle curiosité.
– Ce n'était pas bien long, dit Saï en riant. Il ne me reste plus grand-chose.
Un silence léger retomba entre eux. Prise d'une idée soudaine, Saï ne tarda pas à le rompre.
– Dites, ce soir, il faut absolument que vous m'aidiez ! C'est le moment idéal !
Yerón plissa les yeux avec méfiance.
– Idéal pour quoi ? demanda-t-il. Qu'est-ce que tu manigances ?
Saï leur attrapa le poignet à chacun et baissa bien inutilement la voix.
– On doit empêcher le capitaine Johann de s'approcher de Razilda. Et le pousser à danser avec Eliz.
– Il va falloir danser ? s'inquiéta aussitôt Kaolan qui n'avait visiblement pas saisi ce qui était important dans les paroles de son amie.
Interloquée, Saï se tut tout net, avant de reprendre avec véhémence :
– Ben s'il y a de la musique, j'espère bien que c'est pour danser !
– Es-tu sûre qu'Eliz a envie de danser ? fit remarquer Yerón. Parce qu'on pourrait aussi la laisser profiter de la soirée comme elle l'entend.
Saï soupira et leva les yeux au ciel.
– Tu ne veux vraiment pas me faire confiance, hein ? Si ça peut te rassurer, je ne la forcerai pas à danser. Je veux juste que le capitaine le lui propose. Libre à elle de refuser si elle n'en a pas envie, mais ça m'étonnerait...
Après un long temps de réflexion, Kaolan finit par dire :
– Je ne comprends pas pourquoi, mais j'essaierai de t'aider.
Puis, comme il savait que c'était important pour la jeune fille, il ajouta solennellement :
– Promis.
Yerón pinça les lèvres pour ne pas rire.
– N'oubliez pas de vous amuser quand même, leur rappela-t-il. C'est le but de la soirée.
***
Un délicieux fumet de viande rôtie flottait dans les soubassements de l'arène. Il y avait rarement de la viande au menu des repas, aussi cette odeur seule suffisait-elle à griser les occupants du quartier général. À l'activité fébrile de la journée avait succédé une joyeuse effervescence. Lorsqu'enfin la cloche signalant l'heure du dîner sonna, tous se précipitèrent dans la salle commune. Gerda servait aux convives de grosses assiettes de son meilleur ragoût sur lesquelles elle déposait un petit morceau de sanglier rôti. Deux tonneaux de bière que Johann avait jugé bon de laisser sur place, avaient été percés et les pichets sur les tables ne désemplissaient pas du liquide mousseux.
Fidèle à sa promesse, Kaolan s'était installé auprès de Razilda sitôt que celle-ci eût pris place à côté d'Eliz. Il adressa un grave hochement de tête à Saï. Yerón dut s'accrocher à la table pour ne pas rouler par terre de rire. L'ambiance était légère et enjouée et tout le monde se gardait bien d'évoquer leur expédition du lendemain. Lorsque les assiettes vides s'empilèrent sur les tables, ceux des résistants qui possédaient un instrument, encouragés par leurs amis impatients, allèrent le chercher. Ils se regroupèrent dans un coin de la grande salle et après un rapide conciliabule, les premières notes s'élevèrent des flûtes, du luth et de la vielle. Des cris de joie saluèrent la mélodie que tous reconnurent.
Sans se concerter, plusieurs résistants se levèrent pour pousser avec enthousiasme les tables et les bancs sur les côtés. Dès que la place fut faite, les plus impatients bondirent en piste.
À son grand désespoir, Saï vit son beau plan s'écrouler devant ses yeux. Les danses rivenz étaient bien moins codifiées que celles de son île. Personne n'invita personne à danser. Tous ceux qui en avaient envie pouvaient participer. Un cercle approximatif se forma. Les danseurs sautaient et tournoyaient, tantôt avec un partenaire, tantôt seul. Les mains claquaient. Les talons marquaient le rythme.
Malgré son agacement, Saï se surprit à battre la mesure du pied.
– C'est facile, je peux le faire, dit soudain Kaolan à côté d'elle. Tu viens ?
Tentée, la jeune fille cessa de jeter des regards incendiaires au capitaine Johann qui restait paresseusement attablé un peu plus loin. Elle prit la main de Kaolan et se laissa entraîner.
– On y va aussi ? entendit-elle Razilda proposer dans son dos.
Avant de se laisser happer par la folle ronde, Saï se retourna pour voir Razilda et Yerón qui les rejoignaient, traînant entre eux une Eliz récalcitrante.
Allons, tout n'est pas perdu, songea Saï en constatant que, comme par hasard, le capitaine Johann se levait à son tour.
Puis, emportée par la danse, elle abandonna sa surveillance.
Kaolan tenait ses mains, puis ce fut Eliz qui la fit virevolter, la mine contrainte. Un battement de cœur plus tard, elle riait avec Yerón avant de tournoyer avec Hermeline. Puis elle se retrouva à nouveau devant Eliz qui, cette fois-ci, souriait largement. À croire que l'exercice commençait à lui plaire.
C'était effectivement le cas. Peu à peu, Eliz se détendait au rythme de la musique. L'expression joyeuse des danseurs successifs qui virevoltaient avec elle ne tarda pas à la contaminer. Cela faisait longtemps que la danse n'était plus synonyme de plaisir pour elle. Elle lui évoquait désormais davantage les bals empesés du palais royal au cours desquels elle était habituellement affectée à la sécurité. Et jamais elle n'avait eu l'envie de s'y joindre. Pourtant, ici, dans cette ambiance simple et chaleureuse, elle se sentait parfaitement à son aise.
Razilda lâcha sa taille et elle se retrouva quasiment dans les bras de messire Lancewald, la boucle fraîchement recoiffée. Elle se raidit alors qu'il lui décocha un sourire charmeur.
– Je meurs de soif, lui jeta-t-elle comme excuse pour s'extraire de la ronde.
Elle se dirigea à leur table à laquelle Kaolan était déjà revenu. Elle s'assit lourdement pour reprendre son souffle et se servit un gobelet de bière. Les battements de son cœur s'apaisaient doucement. Elle se sentait bien.
– Je suis vraiment heureuse de vous avoir tous avec moi, murmura-t-elle abruptement sans regarder Kaolan. Je crois que je ne vous l'ai pas assez dit.
Surpris, le jeune homme leva ses yeux dorés vers elle et acquiesça en posant une main sur son épaule. Ce moment de complicité fut interrompu par Saï qui s'avançait vers eux le visage résolu. Elle était suivie de près par Yerón et Razilda. Eliz esquissa un geste d'impatience. Ne pouvaient-ils vraiment rien faire sans elle ?
– Pourquoi vous avez fui ? reprocha Saï. On s'amusait bien tous ensemble !
Eliz lui fit signe de s'approcher et tous s'installèrent tant bien que mal autour de la table qui se trouvait maintenant de guingois, poussée contre une autre.
– J'ai voulu esquiver messire Lancewald, expliqua-t-elle tout bas, je vais revenir.
– Pourquoi l'esquiver ? demanda Saï tandis que Yerón remplissait généreusement les verres.
– Vous ne connaissez pas sa réputati... commença Eliz avant de s'arrêter net en voyant l'intéressé s'avancer vers eux.
Lancewald s'appuya sur leur table.
– Capitaine, pourquoi m'avoir abandonné ? se plaignit-il. Vous, la plus magnifique de nos combattantes ! Mon cœur saigne ! Ne reviendrez-vous pas danser avec moi ?
Saï laissa échapper un gloussement incrédule.
– Vous êtes bien trop éméché pour que je vous suive où que ce soit, répondit Eliz. Retournez danser ou allez vous coucher.
Le chevalier s'éloigna en mimant un profond désespoir.
– Comme tu es cruelle Eliz, souffla dramatiquement Saï.
Eliz rit avec dérision.
– Vous pensez vraiment que je peux me laisser avoir par un tel baratin ? C'est bien mal me connaître.
– Nous te connaissons mal. affirma Yerón, une lueur inhabituellement taquine dans les yeux. Tu ne nous as jamais fait de confidences sur le sujet.
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