8- "S'ils croyaient m'impressionner..." 1/3
"S'ils croyaient m'impressionner avec leur décorum à la noix,
ils se fourraient le doigt dans l'œil."
Eliz Drabenaugen, guerrière peu impressionnable.
Toutes les fenêtres de la maison étaient grandes ouvertes. Risa secouait violemment un tapis sur le seuil comme si elle lui en voulait personnellement. Elle avait décidé un grand ménage pour s'occuper l'esprit. Pour ne pas penser au bout de papier à moitié froissé qu'elle gardait dans la poche de son tablier. Ce message sans queue ni tête qu'elle avait reçu ce matin-même. Sa fille était saine et sauve. Elle en aurait pleuré de soulagement, mais elle s'était sérieusement fait du souci pour sa santé mentale. Il ne fallait pas s'inquiéter pour elle, disait-elle. Elle avait soi-disant trouvé une protectrice en la personne d'une guerrière rivenz qui s'était littéralement échouée sur leurs côtes. Un homme-félin s'était malheureusement joint à eux mais elle jurait d'en tirer vengeance en chemin. Peut-être en le jetant par-dessus bord puisqu'ils allaient tous s'embarquer pour Jultéca'th. Le petit griffon allait bien ; elle savait s'en occuper contrairement à ce que sa famille pouvait croire.
Incrédule, Risa rejeta le tapis en place et tira une fois de plus le message de sa poche pour le relire.
Tensuke passa la tête par l'encadrement de la porte.
– Mère, lança-t-il, est-ce que tu as lavé mes...
Il s'arrêta net au tableau qu'elle faisait. Les yeux remplis de larmes comme trop souvent ces dernières semaines et les doigts crispés sur un morceau de papier. Il comprit aussitôt.
– Des nouvelles de Saï ? murmura-t-il.
Et comme sa mère hochait doucement la tête, il entra et ferma la porte derrière lui. Elle lui tendit le message sans un mot et le jeune homme le lut fébrilement. Arrivé au bas de la page, il regarda sa mère avec ahurissement.
– Qu'est-ce que c'est que ce tissu d'âneries ?
Elle haussa les épaules, désemparée.
– Je ne sais pas vraiment que penser non plus. Cela ressemble à son écriture. Je sais qu'elle a toujours eu de l'imagination, mais de là à inventer tout ça... et qui plus est dans un message censé nous rassurer.
Elle regarda son fils. Il avait les mêmes yeux et le même pli de bouche que son unique fille. Elle sentit les larmes remonter à nouveau. Inconscient de cet examen, Tensuke relisait toujours, cherchant un sens caché là où il n'y en avait pas.
– Soit, finit-il par dire, faisons-lui confiance. Acceptons donc que ma petite sœur est partie à l'aventure jusqu'à Jultéca'th avec des étrangers. Et qu'elle va vivre sa vie.
Et il fut surpris de la pointe d'envie qu'il ressentit en prononçant ses mots.
Risa fit à nouveau disparaître le message dans sa poche.
– Je rassurerai moi-même Ryuji, dit-elle, mais je t'en prie, n'en dis rien à ton père et à Kento. C'est déjà assez pénible comme ça.
Le jeune homme acquiesça sombrement. Il les avait détestés pour leur comportement, le jour où Saï était revenu avec ce bébé griffon. Depuis lors, il ne leur adressait la parole que lorsqu'il n'avait pas le choix. Ce qui n'avait pas paru les émouvoir plus que cela. S'étaient-ils même aperçus du changement ?
Il croisa Kento au sortir de la maison. Le jeune homme sursauta, comme pris en faute, mais son frère ne sembla pas s'en apercevoir. Il allait à grandes enjambées conquérantes, un grand sourire sur son visage carré.
– Ten' ! J'ai une grande nouvelle à t'annoncer ! déclara-t-il sans ambages. Dans tous les villages alentours, on recrute des volontaires pour former une milice. Les Seigneurs veulent donner une bonne leçon aux hommes-félins et puisque les griffons sont impuissants dans la forêt, ils veulent des combattants à pied. Tu sais ce que ça veut dire, petit frère ?
– Que... que c'est la guerre ? balbutia Tensuke qui avait pâli.
Kento balaya ces mots de la main, comme les craintes irraisonnées d'un enfant.
– Cela n'aura même pas le temps d'en être une. Nous allons leur fondre dessus et les anéantir ! La forêt sera enfin à nous !
– Nous ? tenta faiblement Tensuke, submergé par l'enthousiasme fraternel.
– Oui ! Je me suis enrôlé ! Je vais enfin me battre ! Ils verront tous de quoi je suis capable ! Je vais annoncer la nouvelle à Mère. Toi aussi tu peux t'engager si tu veux, tu as l'âge, réfléchis-y !
Et sur ces paroles inquiétantes, accompagnées de force agitation de poings et pointage de doigts, Kento s'engouffra dans la maison.
Tensuke secoua la tête.
« Regardez-moi donc ce gros imbécile en train de pavoiser, songea-t-il amèrement. Mère a suffisamment de sujet d'inquiétude en ce moment. Le futur ne s'annonce pas joyeux, peut-être que finalement, Saï est aussi bien là où elle est. »
***
Saï était venue s'asseoir sur un banc dans la cour de l'auberge, profitant d'un soleil encore clément. Elle fredonnait distraitement tout en tortillant une paille entre ses doigts.
Le matin même, Eliz était partie au Palais Impérial pour quérir une audience. La jeune fille aurait voulu faire mieux connaissance avec Yerón, mais celui-ci était resté dans sa chambre, plongé dans l'étude de ses documents. En résumé, Saï s'ennuyait. Comme tous les jours, Tempête s'était endormi aussitôt après qu'elle lui eut mené sa pitance et regarder tendrement le souffle régulier de l'animal faire frémir son duvet blanc, avait fini par la lasser.
Cela faisait trois jours seulement qu'ils étaient arrivés sur l'île, et elle devait admettre qu'elle n'osait pas encore se lancer seule à la découverte de la ville. Les bâtiments écrasants, la foule à chaque coin de rue... tout cela était trop à l'opposé de ce qu'elle connaissait. Pourtant, paradoxalement, elle était heureuse d'avoir quitté Derusto'th. La jeune fille trouvait sa nouvelle vie très excitante. Enfin elle pouvait découvrir de nouveaux horizons, même si ceux-ci étaient intimidants, vivre au jour le jour, rencontrer des gens bizarres et extraordinaires, tout ce qui n'avait été pour elle qu'un vague rêve jusqu'à cet été. Il fallait juste qu'elle fasse en sorte de ne pas trop penser à sa famille.
– Mademoiselle ? Puis-je m'asseoir à vos côtés ?
Toute respectueuse que fut la voix qui la tira de ses pensées, Saï n'en sursauta pas moins violemment.
A quelques pas d'elle, un homme aux cheveux châtains se tenait debout, attendant poliment sa réponse. Il était vêtu d'un costume brun, sobre mais élégant, juste éclairci par un jabot blanc. La derujin se souvint l'avoir vu la veille dans la salle commune de l'auberge. Il devait avoir presque la trentaine, sûrement à peu près le même âge qu'Eliz, et son air doux inspirait la confiance.
Par réflexe, Saï chercha la rivenz des yeux mais sa protectrice était bien loin. La jeune fille balbutia un acquiescement embarrassé. L'homme s'assit en la remerciant d'un large sourire.
– Mademoiselle, j'espère que vous pardonnerez mon audace mais depuis que je vous ai aperçue hier soir, dans la salle commune, j'espérais arriver à vous parler.
Saï sentit ses joues virer au rouge pivoine et dévisagea l'homme, estomaquée. Une jeune fille bien élevée doit toujours feindre d'ignorer ce que les hommes attendent d'elle, cela elle le savait. Mais elle avait fort peu eu l'occasion de pratiquer.
– Je... je suis flattée, mais à quel propos ? arriva-t-elle enfin à dire dans un bel effort pour ne pas oublier les bonnes manières.
Une rapide onde de surprise traversa le visage imberbe de l'homme au son de la voix de la jeune fille. Il fallait avouer que l'accent derujin ne sonnait pas de façon très agréable aux oreilles étrangères ; il sentait fortement la campagne, surtout pour les très citadins jultèques.
– Avec votre silhouette et vos magnifiques cheveux noirs, n'avez-vous jamais songé aux métiers du spectacle ?
– Hein ? hoqueta la jeune fille, toutes bonnes manières définitivement envolées.
– La chanson ou la comédie vous iraient, j'en suis sûr, à merveille.
– Vous pensez vraiment ? C'est... c'est très gentil à vous ! balbutia-t-elle en rosissant de plaisir.
L'homme eut un sourire paternel.
– Veuillez me pardonnez, j'aurais dû commencer par le début, je vous ai probablement effrayé. Je me nomme Ademar Valiens. Il se trouve que je suis à la tête d'une troupe d'artistes et j'ai la prétention de me croire capable de repérer facilement les gens doués de talents. Nos spectateurs vous adoreraient, j'en suis persuadé. Vous êtes la jeune fille fragile à protéger, mais mystérieuse en même temps !
L'homme s'était relevé, pris dans son discours enthousiaste.
– Mais je ne connais rien à toutes ces choses, protesta-t-elle sous le charme, mes amies m'ont déjà dit que je chantais bien mais je n'ai jamais mis les pieds dans un théâtre, même si j'aurais adoré, je l'avoue.
– Chanter, jouer, tout cela s'apprend ! Tout comme parler en effaçant votre accent ! Mais ce qui ne s'apprend pas, c'est le charisme et la présence ! Et cela vous l'avez, faites-moi confiance !
– Tout cela est très tentant..., commença Saï, la tête soudain remplie d'étoiles.
– A la bonne heure ! Écoutez, que diriez-vous de venir visiter mon théâtre avant de prendre une décision ?
Saï se leva à son tour en battant des mains.
– Oh oui, volontiers, j'ai...
– Non, elle n'ira nulle part.
Une voix calme et tranchante doucha l'enthousiasme de la jeune fille tandis qu'une main la repoussait assise sur le banc. Les deux appartenaient à une silhouette encapuchonnée dont personne n'avait remarqué l'arrivée.
– Mais qui êtes-vous ? s'offusqua Ademar en plongeant un regard effrayé sous la capuche qui lui faisait face.
Malgré sa peur, il vint courageusement se camper devant la jeune fille.
– Mademoiselle, cette créature vous tourmente-t-elle ? s'indigna-t-il. Vous n'avez qu'un mot à dire et je ferais tout ce qui est en mon pouvoir...
Kaolan le repoussa brutalement et attrapa Saï par le bras.
– Partez tout de suite, c'est mieux pour vous, dit-il sèchement en entraînant la jeune fille vers la porte de l'auberge.
Celle-ci tenta vainement de se dégager de sa poigne mais dut vite s'avouer vaincue. Elle ne put qu'adresser un vague sourire d'excuse à l'homme qui les regardait s'éloigner en se drapant dans son manteau comme dans sa dignité blessée.
Sitôt à l'intérieur, Kaolan la lâcha.
– Pourquoi est-ce que tu as fait ça ? cria Saï furieuse en lançant ses poings contre l'homme-félin. Il ne faisait rien de mal ! Grâce à lui, j'aurais peut-être pu devenir quelqu'un d'important ici !
Mais ses mains ne rencontrèrent que le vide, l'insaisissable créature avait reculé d'un pas.
– Tu es stupide. Les hommes mentent toujours, pourquoi les crois-tu ? Tu penses qu'Eliz n'a pas de soucis plus importants que te protéger ?
Et Kaolan tourna les talons pour retourner s'asseoir à l'une des tables à l'écart.
Saï resta un instant secouée. C'était le plus long discours qu'elle ait jamais entendu l'homme-félin prononcer. Malgré sa rage contre lui, elle ne put empêcher ses derniers mots de la perturber. Et à plusieurs titres. Elle ne voulait à aucun prix être un poids pour Eliz, mais son inexpérience était grande et son incapacité à aider efficacement son amie l'aurait fait pleurer de frustration. Encore plus troublant était le respect pour la rivenz qu'elle avait cru déceler dans les mots de Kaolan. Cela allait à l'encontre de l'image qu'elle avait des hommes félins.
Désorientée, elle mit un coup de pied colérique dans un gravier qui avait roulé jusque-là.
– Et qu'est-ce qu'il a mon accent d'abord ?
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