La journée avait été longue et les informations qu'ils avaient glanées tourbillonnaient encore dans leur tête à l'heure du dîner. Pourtant ils n'avaient pas encore interrogé tout le monde. Aussi Yerón et Saï choisirent-ils de s'installer à une table où ils ne connaissaient aucun des convives. Une grande femme aux biceps saillants les y accueillit chaleureusement. Elle était en compagnie d'une jeune homme brun et taciturne et d'un colosse sans cou à la mine patibulaire.
– Je suis Juliana, installez-vous, on n'a jamais eu l'occasion de faire connaissance ! dit-elle amicalement sans avoir besoin d'y être poussée.
« Et voici Caspar et Egon, ajouta-t-elle en désignant respectivement le colosse et le jeune homme.
– Enchanté, dit Yerón avec un bref salut de la tête en posant son bol de soupe sur la table. Est-il indiscret de vous demander ce que vous faisiez avant et ce qui vous a mené ici ?
– Pas du tout ! Ce ne sont pas de bons souvenirs, mais ce n'est pas pour ça qu'il ne faut pas en parler, répondit Juliana sans façon. J'étais forgeronne à Riven avant la guerre. Mon mari a été tué au cours de la défense de la ville. C'était un garde Azur.
Elle soupira.
– Alors j'ai envoyé les enfants à la campagne, chez mes parents et je suis venue me mettre au service de la Résistance. Pour leur assurer un avenir dans un monde où les Sulnites n'imposeraient pas leurs lois.
Son sourire amène faiblit à ces souvenirs et elle gratta tristement une tache sur la table.
– Mes petits monstres me manquent beaucoup, mais bon... je me dis que je fais tout ça pour eux.
Yerón hocha gravement la tête.
– Cela ne doit pas être facile tous les jours, dit-il avec sympathie.
– Je ne suis pas une exception, tout le monde ici est séparé de sa famille, ou a perdu une personne proche, reprit Juliana en englobant toute la pièce dans un vaste geste des bras.
Elle posa la main sur l'épaule du colosse à côté d'elle.
– Caspar a perdu son frère dans une opération menée contre les Sulnites, il y a quelques semaines.
Le colosse grogna, visiblement peu désireux d'en parler.
– Et Egon est une de nos dernières recrues, il fait partie des rescapés de l'incendie de Schilbach.
Le jeune homme brun hocha la tête.
– Maintenant, je transporte les messages, ajouta-t-il dans un effort visible mais bref pour parler de lui.
Habituée à la morosité de ses compagnons de tablée, Juliana reprit, pour égayer l'atmosphère :
– Mon projet, en ce moment, c'est d'arriver à monter une forge dans la carrière. Ça nous serait bien utile ! Mais ce n'est carrément pas évident ! Je suis arrivée à récupérer une enclume, mais ça, c'est le plus simple. Le principal problème reste l'évacuation de la fumée. C'est qu'on en produit plus que pour faire cuire une soupe !
Sur ses paroles, elle finit son bol d'une grande gorgée bruyante. Puis elle croisa ses bras musclés et regardant alternativement Saï et Yerón, elle finit par dire :
– D'ailleurs, vous qui avez des relations, si vous pouviez en glisser un mot aux capitaines, pour qu'ils considèrent sérieusement ma demande, je vous en serais reconnaissante. Nous, les petites gens, on a toujours un peu peur d'être pris de haut par les combattants.
Les deux jeunes gens acquiescèrent prudemment, imaginant déjà les réponses peu obligeantes qui leur seraient faites.
Le lendemain, en fin d'après-midi, Hermeline vit arriver Saï et Yerón dans la salle commune. Ils se laissèrent tomber sur des tabourets avec une lassitude évidente. Comme si elle n'avait attendu que ça toute la journée, elle fondit sur eux comme un aigle sur sa proie.
– Alors, avez-vous trouvé cet espion ? demanda-t-elle impatiemment.
Saï secoua la tête avec accablement.
– On a enfin fait le tour de tout le monde, mais c'est franchement impossible à dire.
– Tous ont d'excellentes raisons d'être loyaux, expliqua Yerón, mais nombreux sont ceux qui ont tout autant de raisons de trahir : besoin de reconnaissance, d'argent, de sécurité, famille à l'extérieur dont les Sulnites peuvent se servir pour faire pression..., la liste est longue.
Les trois amis échangèrent des regards fatalistes. Autant chercher dans une meule de foin, une aiguille dont l'existence est hypothétique. Il fallait se résigner, leur contribution à la Résistance ne passerait pas par la révélation de l'existence d'un traître.
***
La journée qui venait de s'écouler n'avait guère été épanouissante. Razilda avait passé l'après-midi à veiller sur une bande de gamins surexcités à la perspective de gâteaux et de friandises. Friedrich avait pu inviter des amis à prendre le thé à l'occasion de ses huit ans, et la Jultèque était là pour rassurer les parents sur le fait que rien de fâcheux n'arriverait à leur progéniture. Pourtant, de tous les dangers qui pouvaient menacer les enfants, les pires ne venaient ni des Sulnites, ni des résistants, mais bien d'eux-mêmes. Et contre ceux-là, Razilda était impuissante. Dire qu'elle avait eu l'impression de jouer à la garde d'enfant avec les plus jeunes du groupe en arrivant sur Riven'th...
Depuis sa tentative ratée de fuite de Riven, chaque jour était plus insupportable que le précédent et faisait chuter son moral toujours un peu plus bas. L'espoir de retourner rapidement chez elle s'effritait, ne lui laissant que la sensation aiguë de passer des journées vides de sens. Malgré le masque impassible qu'elle portait en permanence, une sensation d'isolement telle qu'elle n'en avait jamais ressentie ébranlait peu à peu sa santé mentale.
Ce ne fut que lorsqu'elle entendit enfin parler du prochain bateau pour Jultéca, trois semaines plus tard, qu'elle put recommencer à planifier son départ et qu'elle se sentit mieux. Un tout petit peu mieux.
Lorsque tous les invités eurent regagné leurs pénates, Razilda, enfin libérée de ses devoirs de garde d'enfants, décida de profiter de son temps libre pour prendre l'air. Elle se mêla à la foule qui envahissait les rues en cette fin d'après-midi.
Dès qu'elle fut dehors, son sixième sens s'affola.
Cela faisait longtemps qu'elle ne l'avait pas ressenti avec une telle force. La sensation était douce et rassurante, et elle s'y abandonna complètement. Il y avait un endroit où elle devait être.
Sans qu'elle l'ait vraiment décidé, ses pas la conduisirent à une taverne qu'elle fréquentait de temps à autre. La Princesse et le Bouclier était un établissement simple et propre où on pouvait boire sans se ruiner et surtout, sans être dérangé.
Razilda entra dans la salle voûtée qui commençait à se remplir et fit un signe à la patronne derrière le comptoir avant de se diriger vers une table à l'écart. Un jeune homme qu'elle savait être son fils vint rapidement prendre sa commande. Lorsqu'il revint déposer sur sa table une assiette de charcuterie, un gobelet et une cruche de vin miellé qui était la spécialité de la maison, Razilda était en train de balayer la salle du regard, analysant les buveurs et tentant de comprendre pourquoi son instinct l'avait mené jusqu'ici. Les clients étaient essentiellement répartis en petits groupes discrets de deux ou trois personnes. Faisant contraste, un groupe de soldats sulnites avait rassemblé plusieurs tables, non loin d'elle. Visiblement déjà éméchés, ils parlaient et riaient à voix forte. La patronne leur jetait de fréquents coups d'œil réprobateurs, mais n'osait visiblement pas intervenir. Un des hommes se leva soudain.
– Une autre tournée pour mes amis ! lança-t-il. Pour qu'ils me regrettent quand je serais parti !
– Oho, les Loups repartent en chasse, alors ? demanda un de ses compagnons.
Razilda tendit soudain l'oreille avec intérêt. L'homme faisait-il partie des Loups de Sulnya, l'unité chargée d'anéantir les résistants ? Elle se décala pour présenter son dos aux Sulnites et s'appuya légèrement en arrière sur sa chaise.
– Avec l'arrivée prochaine du Prince Isfarak, le gouverneur doit paniquer, railla un troisième. Il va mettre les bouchées doubles pour que Riven'th ait l'air pacifiée et sous contrôle.
– C'est déjà le cas, dit un quatrième soldat d'une voix dédaigneuse. Et ce n'est pas une poignée de trublions qui minimisera notre victoire.
– Mais ils sont une tache sur notre honneur, et nous allons l'effacer, reprit le premier avec emphase.
Il se tut lorsque le serveur vint leur apporter les pichets qu'ils avaient demandés. Quand celui-ci s'éloigna, le soldat continua en baissant la voix :
– Feuerbach est foutu.
Razilda sentit ses cheveux se hérisser sur sa nuque. Elle referma les mains autour de son gobelet, le souffle suspendu.
– Il va tomber dans un piège, sur la base de rumeurs que nous avons fait courir, dit-il encore, à voix si basse que Razilda dut concentrer tous ses efforts pour l'entendre.
– Allez, te fais pas prier, le poussa un de ses camarades, raconte-nous tout !
– Bon bon, d'accord, alors....
Il baissa encore la voix tandis que les autres se penchaient vers lui.
– ...transfert de prisonniers n'en sera pas..., entendit Razilda par bribes. ... plus nombreux qu'eux... sera facile de remonter ... reste du groupe...
L'un des soldats éclata d'un rire gras et tapa dans le dos de son collègue.
– Et vous allez tous les pendre sur les routes autour d'Ostburg, c'est ça ? Hommes, femmes et enfants ? J'ai cru comprendre que c'était votre manière de faire !
Le premier soldat ricana avec satisfaction.
– S'ils ne comprennent que la manière forte, nous n'avons pas le choix, n'est-ce pas ? Il faut bien leur faire rentrer dans le crâne que toute résistance est inutile. Plus vite ils cesseront cette ridicule rébellion, mieux ce sera pour tout le monde.
Razilda prit une gorgée de son vin avec malaise. Elle avait déjà entendu parler des exactions des Loups de Sulnya et avait pensé qu'une grosse part d'exagération avait déformé les faits. Mais en entendre la confirmation de la bouche d'un des premiers concernés, et avec cette froide satisfaction, était réellement horrifiant.
Le but d'Eliz, elle le savait, était de rejoindre un des groupes de résistants locaux. Et rien n'avait dû l'en empêcher puisque Razilda n'avait entendu aucune nouvelle concernant l'arrestation de la princesse héritière ou d'une personnalité telle qu'Eliz dans les jours qui avaient suivi son départ du groupe. Sans doute que les informations qu'elle avait données à Jéromus Grandié avaient été mal exploitées. Ou bien ses anciens compagnons s'étaient montrés plus malins que les Sulnites. Et puis, tant mieux, après tout. Elle n'avait aucune rancune personnelle contre eux et la cause des Sulnites n'était pas la sienne.
Donc, maintenant, à l'heure qu'il était, cela devait faire belle lurette qu'ils avaient tous rejoint le capitaine Feuerbach. Saï, Yerón, Kaolan... allaient-ils tous se retrouver pendus le long des routes, nourrissant les corbeaux ? Razilda frissonna involontairement à cette idée.
Impossible. Elle avait beau être incroyablement horripilante, Eliz était forte. Elle saurait les protéger tous. Quand bien même ce ne serait pas le cas, qu'est-ce que cela pouvait bien lui faire ? Ils n'avaient été que des compagnons de passage et elle n'avait aucune raison de tant se préoccuper de leur sort.
– L'opération est dans deux jours, bientôt vous me verrez revenir couvert de gloire. Je suis sûr que nous recevrons les félicitations du Prince en personne, ajouta le soldat avec excitation.
Razilda n'écoutait plus. Elle se leva, paya et quitta la taverne. Les Sulnites lui avaient gâché sa pause. Pourquoi son sixième sens voulait-il qu'elle assiste à cette conversation ? Elle ne voulait rien savoir.
Elle avait bien perdu son temps et maintenant, il était déjà l'heure de rentrer pour assurer sa routine de sécurité du soir. Alors qu'elle traversait la Grand'Place, son attention fut attirée par la foule assemblée autour d'un crieur public.
– Demain soir ! annonçait-il d'une voix retentissante, les chefs rebelles Marco et Sara Grasshoff seront pendus au coucher du soleil, l'exécution se fera...
Razilda hâta le pas en serrant les poings, elle ne voulait plus rien entendre.
Toute la soirée, la sensation de malaise ne la quitta pas. Durant le repas, elle se montra lointaine et distante et les autres serviteurs de la maison renoncèrent à lui adresser la parole. Lorsqu'elle eut terminé ses devoirs du soir, elle monta dans sa chambre sans attendre. Là, elle se jeta sur son lit toute habillée. Elle ferma les yeux, appelant la somnolence de ses vœux. En vain. Quelques minutes plus tard, elle se releva d'un bond et se dirigea vers la table. Elle ouvrit le tiroir avec un peu plus d'énergie qu'il aurait été nécessaire et en sortit la carte qu'elle plaqua sur la table. Voyons, où donc était Ostburg ? Elle soupira en constatant que le village était pile dans la zone d'action des résistants qu'elle avait définie.
– Tu ne tomberais pas dans un piège aussi grossier, n'est-ce pas ? murmura-t-elle à mi-voix.
Elle n'eut pas besoin de beaucoup réfléchir avant de hausser les épaules dédaigneusement.
– Bien sûr que si. S'il y a des gens à sauver, tu t'y jetterais tête baissée, évidemment.
La Jultèque se prit la tête entre les mains. Fallait-il qu'elle soit tombée bien bas pour entretenir des discussions imaginaires avec Eliz Drabenaugen, par la faute de laquelle elle se trouvait coincée ici. Razilda resta longtemps silencieuse, tapotant la carte de temps à autre et suivant des routes présumées du bout du doigt. Enfin, elle repoussa la carte et recula sa chaise.
– C'est impossible, dit-elle, catégorique. Mon bateau est dans trois jours, je ne peux pas me permettre d'en rater un autre. Et ça, tu le comprendrais, je pense.
Oui, Eliz l'aurait certainement compris.
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