7- "J'ai cru que c'était un clochard." 1/2
"La première fois qu'on s'est rencontré, j'ai vraiment cru que c'était un clochard."
Eliz Drabenaugen, capitaine au sang chaud.
Ardeshar déplia sa haute taille et fit quelques pas dans son bureau. Son seigneur venait de le féliciter pour son travail. Enfin, après plus de cinq ans d'infiltration à Jultéca, la capitale impériale, son action avait un sens.
Il se souvenait encore comment le plus difficile avait été de se faire remarquer pour obtenir ce poste d'astrologue au Palais Impérial. Mais une fois installé, il lui avait été aisé de gagner la sympathie puis la confiance de la cour, et enfin, celle de l'empereur. Vouloir décrypter les arcanes que les Dieux avaient tissés à la naissance de chacun était une curiosité universelle. Et il était expert en cet art.
Depuis que son suzerain l'avait mis au courant de l'invasion de Riven'th par Sulnya'th, sa patrie, Ardeshar avait été très fébrile. Il ne voulait pas être celui qui annoncerait la chute de leur puissante rivale, aussi, se contentait-il de prédictions vagues et menaçantes. Il devait laisser les espions jultèques relayer l'information en priorité.
Auréolé du prestige de ses thèmes astraux et de ses prédictions, il avait vite fini par devenir le confident de l'empereur, aussi ne fut-il guère surpris lorsque celui-ci vint le trouver pour lui demander conseil sur l'attitude à adopter face aux protagonistes de la guerre voisine.
Peu à peu, Ardehsar était parvenu à faire germer l'idée qu'une alliance avec une puissance capable de mettre Riven'th à genoux ne pouvait qu'être extrêmement bénéfique pour l'Empire.
Le seul problème était que cette puissance restait aux yeux de tous mystérieuse et non identifiée. L'astrologue décida d'aller au plus simple. Après ces années à côtoyer l'empereur jultèque, il pensait savoir qu'une démonstration de force suivie d'une demande d'alliance flatterait suffisamment l'ego du vieux dirigeant pour qu'il évitât de se poser les questions les plus évidentes.
Lors du rapport mensuel qu'il faisait directement au Prince Isfarak, il lui avait exposé son plan. Celui-ci avait convenu avec lui qu'il s'agissait du bon moment pour se dévoiler.
Durant la première année de son affectation, ces rapports avaient été une intense source d'angoisse. Hors les sautes d'humeur fréquentes du prince, se voir contacter directement dans son esprit avait de quoi être déstabilisant. Il lui devait très certainement la mèche blanche qui s'était précocement développée sur ses tempes. Mais à présent, il était fier des incroyables capacités de son maître.
Feignant une grande agitation, l'astrologue avait donc demandé audience à l'empereur jultèque. Il lui rapporta que ses investigations avaient attiré l'attention de la puissance inconnue et que le souverain de celle-ci souhaitait s'entretenir directement avec le noble empereur de Jultéca'th. La seule difficulté avait été de faire accepter au vieil homme l'idée d'entrevue télépathique. Lorsqu'enfin l'empereur avait donné son accord, Ardeshar avait dû servir de « guide » pour que le Prince puisse trouver l'esprit du dirigeant jultèque. Malgré ses extraordinaires capacités, le Prince Isfarak ne pouvait pas contacter n'importe quel être vivant qu'il ne connaissait pas au préalable. Puis l'astrologue avait dû prendre congé, laissant les deux dirigeants s'entretenir en privé. Il ne savait pas exactement de quoi les deux hommes s'étaient entretenus, mais le Prince Isfarak avait réussi le tour de force de s'attirer la confiance de l'empereur paranoïaque. L'Empereur ne parlait d'ailleurs déjà plus que du moyen d'exploiter cette toute fraîche alliance à son avantage. Un peu d'aide pour mater les groupes de mécontents qui fleurissaient un peu partout en ce moment, n'aurait, par exemple, pas été superflue.
***
Les pas de Razilda résonnaient dans le couloir aux proportions démesurées. Elle fulminait intérieurement. Cela faisait bien dix jours qu'elle était revenue de Pwynyth', pourquoi avoir tant attendu pour la recevoir ? Elle avait d'abord présumé que son rappel anticipé de mission présageait d'une tâche plus importante, mais comment y croire encore maintenant, avec cet apparent désintérêt ? Qu'est-ce qui lui valait cette disgrâce, elle qui avait toujours servi l'empereur avec loyauté ? Il lui fallait toute sa volonté pour repousser ses pensées qui tourbillonnaient dans sa tête depuis son retour. Devant l'empereur, elle devait se présenter le visage neutre et la voix assurée.
Deux gardes l'escortaient, ainsi que le voulait l'étiquette. Ils s'arrêtèrent devant la porte de la salle du trône et l'un des sentinelles en poste poussa un mécanisme dans le mur. Les deux demi-cercles de pierre pivotèrent avec un grondement sourd, les laissant accéder au cœur du palais impérial.
– Dame Razilda de Grisval au service de Sa Majesté Impériale, annonça l'un des gardes d'une voix de stentor.
Son escorte restant à l'entrée, l'espionne s'avança seule sur le tapis pourpre qui menait jusqu'au trône. Faite pour impressionner le visiteur, la magnificence du décor n'accrochait même plus les yeux de Razilda.
Installé sur une estrade, l'empereur regardait avancer son agente d'un regard d'aigle, profondément enfoncé sous ses sourcils broussailleux. Capable d'intimider n'importe qui en sa présence, ce regard était la meilleure arme que les dieux lui aient donnée. Mais il pouvait être trompeur. Car tandis qu'il transperçait Razilda des yeux, le souverain caressait distraitement la longue barbe fine qui encadrait sa bouche en se demandant comment abréger cette audience devenue sans intérêt.
Arrivée à quelques pas de l'estrade, Razilda mit un genou en terre et inclina la tête, attendant que l'empereur lui adressât la parole.
Celui-ci observait l'espionne. Il pouvait percevoir sa colère et sa frustration malgré son apparente impassibilité. Cela agaça l'empereur, ses sujets devaient accepter ses ordres comme visant le bien commun et ne pas s'arrêter à de petites histoires d'amour propre.
– Je suis bien aise de vous revoir si vite, Grisval, quelles sont les nouvelles de Pwynyth' ?
– Votre Majesté, de ce que j'ai pu observer durant mon séjour, les pwynys sont loin d'être dans une logique d'agression. Ils se remettent tout juste d'une grave crise politique. Un des Sages de l'Assemblée Dirigeante a tenté de se faire attribuer plus de pouvoir en intriguant et..., enfin bref, ils sont pour l'instant plus tournés vers eux-mêmes que vers l'extérieur. Par contre leurs défenses sont très dissuasives. Et j'ose espérer que ce que je vous apporte pourra faire pencher la balance en notre faveur.
Razilda leva alors cérémonieusement dans ses deux mains un long tube d'environ quatre doigts de diamètre.
– Voici les plans des fortifications du port de Pwynyth, Mon Seigneur. Je les ai subtilisés au cœur même de la Capitainerie.
– Très bien, très bien, laissez-les ici en partant, cela pourra toujours nous servir, dit l'empereur avec un geste de la main impatient. Pendant votre absence, des faits nouveaux se sont présentés et nous allons laisser Pwynyth' de côté pour l'instant. Il est fort possible que j'aie bientôt à nouveau besoin de vos talents. Restez donc disponible en attendant que je vous fasse mander. Vous pouvez disposer.
– Je suis à votre service, Votre Majesté, répondit Razilda en s'inclinant avant de se relever pour prendre congé.
Une fois dehors, Razilda put enfin laisser déborder la frustration qu'elle avait tenté de garder scellée dans son cœur pendant toute l'audience. Et même si elle devait avouer qu'il était bien doux d'arpenter à nouveau les rues de sa ville, elle avait été profondément blessée par l'attitude de l'empereur, et elle avait encore du mal à se débarrasser de l'impression de n'être qu'un jouet manipulé par un enfant capricieux.
Même si par respect elle tentait d'étouffer les manifestations de son sixième sens en présence de son maître, elle était tout de même ressortie du palais impérial avec une pénible impression de pouvoir vieillissant.
Autour d'elle le marché battait son plein. La foule qui se pressait sur la place et les odeurs appétissantes et si familières finirent par la sortir de sa morosité.
Cependant, l'ouverture progressive de son esprit au monde qui l'entourait ne lui apporta aucun apaisement. En effet, en même temps que la joyeuse effervescence populaire, lui parvint l'impression très nette que quelqu'un était en train de la filer.
Razilda en fut amusée, essayer de suivre un espion, vraiment certains n'avaient pas de chance. Cela ne l'inquiéta pas outre mesure, car elle ne perçut aucune intention malveillante. Il s'agissait plutôt d'un mélange d'appréhension et de résolution. Intriguée, Razilda traversa la place en zigzaguant au milieu de la foule et s'engagea dans une des rues qu'elle savait être la moins fréquentée. Sans se retourner, elle continua son chemin d'un pas tranquille, et finit par bifurquer une nouvelle fois dans une ruelle.
Elle s'aplatit contre le mur à l'angle. Elle n'attendit pas longtemps, une silhouette hésitante y apparut. Hésitante, Razilda ne le fut pas. Elle empoigna un bras et plaqua violemment son propriétaire contre le mur.
– Un problème ? Je peux t'aider, gamin ? demanda-t-elle menaçante, en refermant son autre main sur la gorge d'un tout jeune homme terrifié.
– S'il vous plaît, j'ai... j'ai juste un message pour vous, on ne vous veut aucun mal.
Intriguée de savoir quel « on » pouvait vouloir communiquer ainsi avec elle, Razilda relâcha un peu sa pression.
– Très bien, je t'écoute.
Le messager aspira une grande goulée d'air, avant de commencer à débiter :
– Si vous trouvez que notre empire est sur le déclin, que les décisions qui sont prises sont iniques et dangereuses, si vous pensez que vous pouvez avoir un rôle dans le retour de notre grandeur passée, venez à la Fontaine du Jubilé dans sept jours à la huitième heure de la journée.
Razilda en fut tellement surprise qu'elle faillit en lâcher le jeune homme.
– Quoi ?! Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Sept jours ? Pourquoi sept jours ? C'est bien long. Pour me permettre d'avertir les autorités ?
– Pour vous laisser le temps de réfléchir à votre décision, de visiter les quartiers de notre ville et de voir ce que la vie est devenue. Si vous prévenez quiconque, nous le saurons et il n'y aura personne au rendez-vous. Vous n'aurez pas d'autre chance de changer les choses.
L'agent de l'empereur fronça les sourcils et croisa les bras. Voilà qui puait le complot à plein nez. Le messager profita de sa liberté pour se dégager et filer comme une anguille, disparaissant dans les ruelles.
Razilda ne tenta pas de le rattraper, bien trop d'interrogations se bousculaient maintenant dans son esprit. Pourquoi la contacter elle ? Cela n'avait pas de sens, elle n'occupait aucun poste prestigieux à la cour et n'avait de pouvoir sur personne.
Ce fut dans un état de trouble bien inhabituel qu'elle rentra chez elle ce jour-là, repassant dans son esprit chaque mot du message qui lui avait été adressé.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top