6- "Moi aussi, je peux être utile !" 3/3
A son poste sur l'une des voies d'entrée dans Derusto, le garde regardait les travaux de rénovation de la palissade avec des sentiments mitigés. Il se demandait si leur seul but n'était pas de rassurer les citoyens. Tout sanguinaires et sauvages qu'ils fussent, les hommes-félins n'étaient jamais sortis de leur forêt. Attaquer une ville semblait tout simplement être un acte bien trop... civilisé pour eux. Mais c'était un avis que l'homme se gardait bien de partager, il n'avait aucune envie qu'on mette en doute sa loyauté.
Ce matin, il avait reçu l'ordre « d'ouvrir l'œil » sans plus d'explications. Comme si ce n'était pas déjà sa tâche quotidienne... Ses supérieurs semblaient croire que transmettre trop d'informations à leurs subalternes risquait de surcharger leur faible cerveau. C'était une réflexion de plus qui ne franchissait jamais le seuil de ses lèvres. Il redoutait vaguement le jour où il exploserait de tous ces non-dits.
C'était donc avec les yeux ouverts qu'il regardait passer le flux des derujins vaquant à leurs occupations matinales. Son attention s'arrêta sur la silhouette d'un homme étrange encadré par deux femmes. C'était tout à fait le genre de groupe insolite qu'il était son devoir de contrôler.
– Excusez-moi, venez par ici, s'il vous plaît, les héla-t-il.
Les trois personnes obtempérèrent et se dirigèrent vers lui.
– Qui y'a-t-il, monsieur l'officier ? interrogea la jeune femme avec déférence.
— Puis-je vous demander la raison de votre venue à Derusto, madame ? s'enquit-il poliment sans quitter des yeux l'homme recouvert de bandages qu'elle soutenait.
Elle poussa un profond soupir.
– C'est bien triste, monsieur l'Officier. Mon mari que voilà a été gravement brûlé dans un accident. Ses blessures cicatrisent très mal. Avec sa mère, nous voulions nous recueillir au grand temple de Lilan et y déposer quelques offrandes pour supplier la déesse de soulager ses souffrances, expliqua-t-elle en tapotant sa sacoche.
L'homme hocha la tête avec la gravité qui convenait.
– Des offrandes ? reprit-il en pointant la sacoche.
Il espérait qu'elle comprendrait sans qu'il ait à en demander plus. Fouiller les voyageurs avec pour seule excuse l'étrangeté de leur apparence n'était pas vraiment une tâche qu'il affectionnait.
— Des fruits et quelques grains d'or, s'excusa la jeune femme en ouvrant son sac. Maintenant que mon mari ne peut plus travailler, la vie n'est pas facile tous les jours... mais j'espère que la bonne Lilan comprendra. Il travaillait sur les chantiers de Kyoten quand l'entrepôt a brûlé.
Elle faisait allusion à un drame dont tous les Derujins avaient entendu parler. L'homme gémit sous ses bandages et sa mère lui tapota le bras en marmonnant des encouragements inaudibles.
Le garde se sentit un peu honteux de les avoir ainsi forcés à exposer leur misère. Pour se faire pardonner, il leur indiqua la direction du Temple de Lilan et leur souhaita beaucoup de chance.
Le petit groupe s'empressa de s'éloigner pour rejoindre le flot des Derujins qui vaquaient à leurs activités quotidiennes.
— Ça s'est plutôt bien passé, souffla Saï lorsqu'elle fut sûre d'être hors de portée des oreilles du garde.
Sa main tremblait encore et Kaolan la sentait avec répulsion autour de son bras. Il avait hâte que cette mascarade se terminât. Il appréhendait un peu le voyage sur la mer, mais Eliz lui avait assuré qu'il pourrait aisément rester isolé dans une cabine.
Le jeune homme félin eut une pensée pour la sage Lith de son village. Avait-elle la moindre idée de ce qu'il subissait en ce moment dans l'espoir d'être utile à son peuple ? Était-il seulement sur la bonne voie ? Kaolan avait compris que Saï avait perdu son oncle dans la même escarmouche que celle où Shani avait trouvé la mort. Aussi difficile soit-il pour lui de l'accepter, elle partageait son deuil. C'était bien la seule chose qui semblait être conforme à la prédiction de la shaman, et la seule certitude à laquelle il pouvait se raccrocher.
Pendant ce temps, Eliz les conduisait vers le port à pas pressés.
***
Yerón avait de la peine à croire qu'il touchait à son but. A mesure que le petit cheval s'élevait sur l'étroit chemin à flanc de montagne, le jeune homme sentait son excitation croître. Un peu effrayé par les cailloux qui s'éboulaient sous les sabots, il avait mis pied à terre pour guider sa monture.
Dans le dernier hameau où il était passé avant d'attaquer l'ascension, les habitants lui avaient confirmé l'étrange conformation de ce sommet. Leurs ancêtres avaient l'habitude d'y faire des sacrifices à K'ror en précipitant dans le lac des objets de valeur, lui avait appris un ancien. Mais à son avis, il n'y avait strictement aucun intérêt à monter jusqu'en haut.
Yerón n'était pas surpris de leur ignorance du potentiel infini de connaissances à côté duquel ils vivaient. La Bibliothèque ne serait pas restée un mythe si n'importe quel fermier des alentours pouvait en répandre l'existence.
Le sommet n'était plus très loin, et le pwynys comprit qu'il allait devoir se séparer de son cheval. Il profita d'un passage où le chemin se faisait plus large pour fixer des pierres à la longe de l'animal. Il extrait quelques menus objets des fontes pour les enfouir dans ses poches. Le journal d'Aethel était, de toute façon, déjà dissimulé contre sa poitrine.
Le sentier qu'il suivait disparut bientôt entre les rochers, et ce fut en escaladant qu'il dut franchir les dernières toises qui le séparaient du sommet. Le vent glacial qui avait forci à mesure qu'il s'élevait le long de l'ancien volcan, semblait vouloir jouer avec l'équilibre du jeune homme.
Lorsque Yerón franchit la crête, il découvrit, le souffle coupé, le paysage le plus impressionnant qu'il ait eu l'occasion d'admirer. Il se tenait au sommet d'un cratère parfaitement rond. L'eau en avait rempli le fond et un lac sombre miroitait au-dessous de lui. Sa surface tranquille était rompue par une île solitaire.
Le jeune homme dévala quasiment la pente incurvée qui menait aux bords du lac, faisant naître à chaque enjambée des nuages de poussière grisâtre. D'en haut, il avait vu que les bords internes du cratère étaient totalement nus, l'entrée secrète de la bibliothèque était donc très certainement sur l'île. Yerón évalua la distance qui séparait celle-ci du bord avec une moue pensive. Lorsqu'il utilisait sa technique de lévitation, il prenait toujours mentalement appui sur les surfaces solides qui l'entouraient. Survoler une étendue d'eau de la sorte lui semblait très hasardeux.
N'ayant que fort peu envie de se retrouver trempé, et encore moins d'endommager gravement les documents qu'il gardait sur lui, il opta pour une autre solution. C'était une capacité qu'il lui arrivait d'utiliser à petite échelle dans la vie domestique et il n'y avait jamais accordé beaucoup d'attention. Mais aujourd'hui, elle semblait toute indiquée.
Ayant repéré l'endroit où l'île était le plus près de la rive, Yerón y courut, puis retroussa ses manches et s'accroupit. Il étendit ses mains sur la surface de l'eau et tenta de visualiser le volume qui l'intéressait. Puis il entreprit d'en baisser la température. Il sourit lorsque des cristaux blancs commencèrent à pailleter la surface du lac, et continua son effort jusqu'à faire naître une large et épaisse couche de glace. Le pwynys se releva et admira la voie royale qu'il venait de tracer, un pont d'une centaine de pas. Vraiment, ce n'était pas une prouesse à la portée de n'importe qui. Il s'engagea sur la glace avec prudence, malgré l'impatience qui le rongeait d'atteindre enfin son but.
Lorsqu'il mit pied à terre sur l'île, il embrassa fiévreusement du regard l'environnement qui s'offrait à lui. Quelques arbustes tordus, et des rochers, beaucoup de rochers. Yerón se dirigea tout naturellement vers le plus gros amoncellement qui s'élevait au centre de l'île. Avec un pincement d'excitation, il y distingua une petite ouverture. Il courut vers le chaos rocheux et s'agenouilla devant ce qui ressemblait à l'entrée d'une grotte. Comme il ne perçut aucun signe de vie à l'intérieur, il s'engagea à quatre pattes dans le passage, le cœur battant.
L'intérieur ressemblait à un abri de berger, vaguement circulaire. Mais il était complètement vide.
C'était impossible.
Yerón se mit à rouler les cailloux qui jonchaient le sol, puis il gratta la terre à s'en écorcher les ongles. Mais toujours rien, pas le moindre petit indice de l'existence d'une entrée secrète.
Soit. Le monticule de pierres au centre de l'île était trop évident. Yerón en ressortit, un peu hagard. Il devait fouiller toute l'île, et mieux que cela. Après tout, elle ne faisait qu'une soixantaine de pas de diamètre.
Après deux heures à épuiser son énergie à creuser, bouger, déplacer, gratter, il dut se rendre à l'évidence. Pas la moindre entrée de Bibliothèque qu'il fut capable de trouver. Et son orgueil lui faisait accepter comme allant de soi que s'il ne trouvait pas, c'était qu'il n'y avait rien à découvrir.
Il repensa au voyage qu'il avait entrepris jusqu'ici, et tous ses efforts complètement vains. Le jeune homme exténué sentit sa raison vaciller. En promenant son regard brouillé tout autour de lui, une pensée le frappa. Le lac ! L'entrée de la Bibliothèque pouvait avoir été recouverte par le niveau de celui-ci !
Il défit fébrilement son manteau qu'il jeta par terre, tout en se demandant quelle serait la meilleure façon d'explorer le lac. Des idées folles lui traversèrent l'esprit. Elles étaient en théorie réalisables, mais il n'avait jamais exercé ses capacités à aussi grande échelle, et le risque était grand.
Son manque de résistance et d'entraînement physique rendait inenvisageable l'exploration en apnée de chaque pouce du lac. Il lui fallait donc exploiter les facultés qui le rendaient différent. Yerón imagina la surface de l'eau comme un tapis encombrant qu'il faudrait rouler pour inspecter ce qu'il recouvrait.
Le jeune homme vint se positionner sur l'extrême bord de la rive, et il entreprit de repousser l'eau. Ce n'était pas vraiment évident, car il n'avait aucune prise sur lesquelles s'appuyer. Cependant, à mesure que l'eau était refoulée vers l'intérieur du lac, une nouvelle surface verticale apparaissait, rendant la poussée du pwynys de plus en plus efficace.
Lorsqu'il jugea le fond dégagé suffisant, il s'approcha prudemment du bord. Le retrait de l'eau révélait une boue grisâtre, parsemée de bloc de roches et d'algues timides. Par endroit des objets incongrus achevaient leur décomposition ; coupes, dagues, bijoux, probablement ce qu'il restait des offrandes des anciens autochtones. Yerón n'osa s'engager sur la pente glissante, aussi examina-t-il d'en haut chaque aspérité, chaque recoin, et lorsqu'il fut vraiment sûr de n'avoir rien repéré d'étrange, il relâcha doucement sa pression sur le mur liquide, et l'eau reprit sa place avec force bouillonnements, faisant naître un nuage opaque de particules en suspension.
Yerón se déplaça pour recommencer le même manège un peu plus loin. Il aurait ri de se voir écarter les flots pour regarder dessous, si l'épuisement et l'amenuisement de son espoir n'étaient pas déjà en train de grignoter sa santé mentale.
Il dut s'arrêter plusieurs fois pour reprendre des forces. La tension nerveuse nécessaire était telle qu'il n'arrivait plus à se concentrer après cinq ou six essais.
Le soleil se couchait, jetant des touches d'orangé sur les montagnes. Le lac du cratère bouillonnait encore, comme de l'or en fusion dans un chaudron. Insensible à ce magnifique spectacle, Yerón, les yeux hagards, refusait de se rendre à l'évidence.
Rien, il n'y avait strictement rien à découvrir ici. Comment avait-il pu se tromper à ce point ?
L'écho d'un hurlement de frustration résonna longtemps contre les sommets.
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