6- "Moi aussi, je peux être utile !" 2/3


– Réveillez-vous !

Kaolan venait de glisser de la branche qui lui servait aussi bien d'observatoire que de couchette. Il tomba accroupi à côté d'Eliz qui s'était roulée en boule pour dormir.

– Un groupe d'hommes vient vers nous, avertit-il à mi-voix. Ils ne marchent pas sur la route, ils savent où on est.

Eliz se redressa, aussitôt en alerte, sa main ne mit qu'une fraction de seconde à trouver la poignée de son épée. Elle bouscula sans ménagement le tas qui dormait encore paisiblement non loin d'elle.

– Debout vite. Rassemble tes affaires, ordonna-t-elle.

Saï émergea de sous sa couverture en grommelant contre les abus d'autorité de la guerrière. Malgré sa mauvaise humeur, elle constata vite que Kaolan finissait de faire disparaître les traces de leur feu et que seules ses propres affaires traînaient encore dans leur camp. Eliz les lui fourra brusquement dans les bras et la jeune fille comprit qu'il y avait urgence. Elle attrapa Tempête par la peau du cou et le fit basculer la tête la première dans sa sacoche.

Lorsqu'il ne resta plus une seule trace de leur passage entre les arbres, ils décampèrent sans attendre. Saï courait de toutes ses forces. Elle zigzaguait entre les arbres et enjambait les racines, son cœur battant à tout rompre. La fuite au réveil, rien de tel pour bien commencer une journée. Eliz la poussait en avant.

– Reste près de moi, ne t'éloigne surtout pas, lui avait-elle lancé.

Cette promesse de protection avait plutôt eu l'inverse de l'effet recherché tant la tension dans la voix de la rivenz était perceptible. L'homme-félin semblait être partout autour d'eux, jouant à la fois le rôle d'éclaireur et d'arrière-garde.

– Plus vite ! Ils sont arrivés au campement et se séparent pour chercher, dit-il en passant près d'elles dans un de ses multiples allers-retours.

– Ils se séparent ? Combien ?

La voix d'Eliz était soudain teintée d'une joie perverse.

– Des groupes de trois et de quatre hommes.

Le sourire de la guerrière s'élargit.

– Ils ont déjà oublié à qui ils avaient à faire. On va leur préparer une jolie embuscade. Je n'ai pas envie de fuir indéfiniment, notre bateau partira à midi.

– Elle va gêner, commenta Kaolan avec un signe de tête vers Saï.

– Peut-être pas...

***

Seule au milieu de la clairière, Saï pleurait à gros sanglots, agenouillée dans l'herbe. La complicité qui se développait entre Eliz et Kaolan l'insupportait. Et s'il fallait jouer l'appât pour prouver à l'homme-félin qu'elle pouvait être utile, alors elle le ferait. Elle entendit des bruits de bottes et elle redoubla aussitôt de larmes.

– Pourquoi on a dû se séparer ? disait le premier homme mal à l'aise. Trois contre trois fugitifs ce n'est pas la victoire assurée.

– T'as pas entendu ce qu'a dit le chef ? A trois contre un homme-félin, on n'aura aucun problème. Les deux autres sont juste une gosse et une femme. T'as peur de te faire tirer les cheveux ou quoi ?

— Ouais, c'est pour ça que je comprends pas trop, dit un troisième. On nous a dit qu'il faudrait capturer un griffoneau, non ? Qu'est-ce qu'il ferait là ? Les Rivenz essayent de nous les voler ? Et de s'allier avec les hommes-félins ? C'est trop compliqué.

— Je suis pas plus au courant que toi, j'ai juste entendu dire qu'un mouchard les avait vus tous ensemble, dans le coin. Et vu l'état de tension du Seigneur Terasu, c'est sûr qu'il a pris l'information au sérieux.

— Chhh, taisez-vous j'entends quelque chose.

Les trois hommes en uniforme marquèrent un arrêt surpris devant la jeune fille recroquevillée à quelques pas d'eux.

– C'est quoi, cette gamine ?

– C'est pas la paysanne qu'on cherche ?

Saï tourna vers les hommes un regard apeuré.

– S'il vous plaît... commença-t-elle en levant ses grands yeux humides.

A cet instant, un projectile tourbillonnant fusa en sifflant depuis les branches de l'arbre au-dessus de Saï. Les hommes eurent le temps de lever les yeux, frappés de crainte, ils avaient reconnu le sifflement caractéristique des armes de jet des hommes félins, annonçant généralement attaques et embuscades. L'un des gardes s'écroula, frappé à la tempe. Les deux autres portèrent la main à leur arme et ouvrirent la bouche pour hurler.

Ils n'en eurent pas le temps. Une silhouette jaillit des buissons et frappa violemment le premier à la nuque. Le soldat s'écroula au sol avec un bruit sourd.

– J'espère que tu es au courant que le pommeau n'est pas la portion la plus utile d'une épée, clama la voix grincheuse de Griffe.

Le cri du deuxième homme se finit en gargouillis lorsque le bâton de Saï entra violemment en contact avec une partie de son anatomie à laquelle les parents de cette dernière auraient été horrifiés de la voir s'intéresser, même de cette façon.

Kaolan sauta de l'arbre et d'un coup du tranchant de la main bien appliqué, acheva de mettre le garde hors de combat. Il ramassa son arme aux pieds du premier homme. Eliz ne put s'empêcher de suivre avec admiration les reflets qui couraient sur sa surface. C'était la première fois qu'elle en voyait une semblable. Jaillissant de la poignée sur laquelle l'homme-félin affermit sa prise, une lame courbe suivait son avant-bras ; une autre, plus courte et plus incurvée, protégeait sa main. Noires veinées de bleu, presque translucide par endroit, ces lames faisaient plus qu'intriguer la guerrière quant à la matière dont elles étaient faites. La sœur jumelle de cette arme reposait dans son étui le long de la cuisse droite.

La petite troupe s'autorisa quelques instants pour entraver et bâillonner les gardes avec ce qui leur tombait sous la main, allant des pièces de l'équipement de ces derniers jusqu'aux lianes de ronces qui poussaient ici en abondance.

Ils repartirent ensuite au pas de course, dans le but de distancer le reste de leurs poursuivants. Eliz espérait qu'ils n'aient aucune idée de leurs intentions, mais elle ne pouvait malheureusement pas trop compter là-dessus ; après tout, ils avaient su où les trouver. Si quelqu'un les avait épiés et suivis, il pouvait également avoir surpris des bribes importantes de leurs conversations. Non, songeait-elle encore, Kaolan avait toujours été extrêmement vigilant, il était peu probable que quelqu'un ait pu s'approcher à portée de voix sans être découvert. Mais dans le doute, il fallait envisager le pire.

Leur trajectoire chaotique dans les bois ne les en rapprochait pas moins des faubourgs de Derusto. Il était temps de procéder à quelques ajustements s'ils voulaient avoir une chance de traverser la ville sans encombre.

– Tu vois bien qu'il ne fallait pas qu'il vienne avec nous, souffla Saï à la guerrière quand elle jugea l'homme félin trop loin pour l'entendre. A cause de lui, on a autant de chance de se faire repérer que des navets dans un panier de carottes.

La jeune fille avait raison, mais Eliz n'était pas près de l'admettre.

– Écoute-moi bien, je cherche des alliés pour retourner à Riven'th et je ne risque pas de laisser en arrière le seul que j'ai trouvé.

« D'accord, d'accord, l'un des deux seuls, se hâta-t-elle d'ajouter quand Saï fronça les sourcils.

– C'est quand même un allié qui s'en fiche pas mal de ta guerre, fit remarquer Saï qui voulait à tout prix avoir le dernier mot.

Jugeant qu'après une bonne heure de fuite sans voir trace de leurs poursuivants, ils devaient être en relative sécurité, ils s'arrêtèrent enfin. D'après Kaolan, ils étaient proches de la lisière de la forêt. Il avait conduit ses compagnes de route dans un épais bosquet de châtaigniers envahis de fougères dans lequel il leur était possible de se dissimuler aisément.

Eliz commença à défaire un ballot qu'elle avait ramené de la ville, le jour précédent. Il contenait des vêtements qu'elle entreprit de distribuer en les jetant à la tête de ses compagnons.

Saï enfila la robe et les chaussures qui lui étaient destinés avec une joie évidente. Ainsi vêtue, elle ressemblait presque à une fille de la ville ! Mais ce n'était pas fini, Eliz lui tendit encore un peigne et une longue épingle.

– Tiens, essaye de te faire une coiffure de femme mariée, un chignon ou je ne sais quoi d'après ce que j'ai pu voir en ville. Tu dois ressembler à une dame honorable, je te laisse juger.

La rivenz dirigea ensuite son attention vers Kaolan qui tournait un pantalon en tous sens entre ses griffes.

– À nous deux, soupira-t-elle, je sens que ça ne va pas être simple.

Elle l'aida à enfiler tunique et pantalon. Puis, à l'aide d'épaisses bandes de tissus, elle entreprit de lui emmailloter les pattes minutieusement, afin qu'aucun poil ne soit visible. Eliz s'attela ensuite au même travail sur les mains, mais cette fois-ci avec des bandages. Et enfin, en s'excusant, elle passa au visage, ne laissant à découvert que le strict nécessaire pour voir et respirer. La guerrière compléta le tableau avec une pèlerine à capuche qu'elle posa sur les épaules de Kaolan.

L'ensemble donnait un résultat assez effrayant. Il fallait espérer que la réalité le soit plus encore, et inenvisageable pour les gens qu'ils croiseraient.

– Horrible, commenta Griffe au milieu de gargouillis qui devaient correspondre à un rire. Si ton but est d'effrayer tout le monde jusqu'au port, c'est réussi.

A son tour, Eliz se vêtit d'une robe et d'un manteau sombre. Elle dévoila une petite boîte de poudre blanche qu'elle se versa abondamment sur les cheveux.

— Mes cheveux sont trop courts et trop clairs pour appartenir à un natif de cette île, expliqua-t-elle devant les yeux écarquillés des deux autres. Je serais votre grand-mère. Je suis désolée, mais si jamais le besoin s'en fait sentir, c'est toi qui devras parler, Saï. Avec mon accent, je me vendrais instantanément.

Tempête fut gavé avec la plus grande partie de leurs provisions, jusqu'à être gagné par la somnolence. Saï l'installa au fond de sa besace où il entama aussitôt sa sieste. Elle plia sur lui ses seuls habits de rechange pour le dissimuler et recouvrit le tout des fruits qui leur restaient.

Ainsi accoutrés, ils étaient prêts à retourner en ville.


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