6- "Moi aussi, je peux être utile !" 1/3

"Je voulais leur prouver que moi aussi, je pouvais être utile !"
Saï Kaneda, apprenti-comédienne.


Ce ne fut que trois jours plus tard que Yerón quitta la populeuse Jultéca. C'était le temps qu'il lui avait fallu pour rassembler le matériel nécessaire à cette expédition. L'argent que ses parents lui avaient donné n'était pas inépuisable et il avait déjà commencé à calculer au plus juste. Le jeune homme avait longtemps hésité sur l'achat d'une monture. L'idée que raccourcir le voyage réduirait les dépenses aussi bien que les risques, finit par le décider.

En quittant les hauts murs de Jultéca au petit matin, Yerón regretta fugacement d'avoir refusé que Kerentis l'accompagnât. Lui-même n'était pas taillé pour l'aventure et n'avait aucune idée de la manière de se débrouiller seul dans la nature. Le soutien et le bon sens de son ami dans cette situation lui auraient sûrement été d'un grand secours.

Avec un soupir, il flatta la crinière ébouriffée de son robuste petit cheval. La route que le jeune homme suivait au rythme énergique des sabots de sa monture s'étirait au milieu d'un paysage de campagne riche et intensément cultivée. De vastes champs séparés par des haies s'étendaient entre les maisons, regroupées par deux ou trois.

Le troisième jour, alors que Yerón avait encore une fois mis pied à terre pour laisser souffler sa monture après avoir traversé la rivière Turquoisine, il constata que le paysage commençait à changer. Sur les versants des plaines vallonnées, les champs laissaient de plus en plus place à des forêts de souche. Vision que Yerón trouvait assez déprimante. La raréfaction des cultures était pour lui synonyme de disparition de paysans accueillants et d'étables douillettes où passer la nuit. Même si l'hospitalité ne semblait pas être la caractéristique principale des habitants de la région, au vu du nombre de fois où il s'était fait chasser la veille au soir avant de trouver enfin un accueil aimable. En traversant ce paysage défiguré, le jeune pwynys eut largement le temps de s'interroger sur l'exploitation que les jultèques faisaient de leurs forêts. Jultéca'th n'était pas connue comme Derusto'th pour ses meubles en bois précieux, et leur matériel de construction de prédilection semblait plutôt être la pierre. Les quelques fours et chaudières qu'il avait déjà vus pour aider à alléger le travail des hommes devaient être beaucoup plus nombreux, et beaucoup plus gourmands qu'il ne l'avait imaginé.

Rares étaient maintenant les charrettes ou les voyageurs qu'il croisait et Yerón sombrait dans la morosité. D'après sa carte, la route qu'il suivait allait bientôt s'enfoncer dans une forêt, et cette perspective n'était pas pour le réjouir. A moins qu'il ne s'y trouva déjà et que ce désert de souches fut tout ce qui en restait ?

Mais ce vague espoir fut déçu et les souches firent bientôt place à des arbres. Comme le redoutait le jeune homme, il lui fut impossible de trouver un abri pour la nuit. Il dut se contenter de quelques rochers dans une cuvette contre lesquels il installa sa petite tente. Mais il parvint à peine à fermer l'œil de la nuit. Lorsqu'il se remit en route le lendemain, sa mauvaise humeur était à la mesure des cernes violacés qui soulignaient ses yeux bleus.

Malheureusement, le jeune homme n'était pas au bout de ses peines. Avec une inquiétude croissante, il voyait les nuages s'amonceler au-dessus de sa tête, dans le ciel visible par la large saignée que traçait la route à travers les arbres. Inévitablement, ces nuages se plombèrent peu à peu, et finalement... la première goutte de pluie vint s'écraser sur la crinière de son cheval.

Pendant une heure, le jeune homme continua stoïquement son chemin sous la pluie, espérant une accalmie. Mais quand il fut évident que son capuchon ne servait plus à rien, quand le contact glacé de ses vêtements trempés lui fut vraiment insupportable, il se décida à quitter la route pour chercher un abri de fortune.

En cet endroit, la forêt était peu dense, aussi le couvert des arbres ne le protégeait en rien de l'averse qui semblait vouloir s'éterniser. Après encore presque une heure exténuante à fouiller des yeux l'obscurité grandissante, Yerón vit soudain les arbres disparaître autour de lui. Le pas de sa monture l'avait mené au bord de ce qui pouvait être un champ. Avec un sursaut de joie incrédule, le pwynys distingua les murs d'un bâtiment en contrebas. Une très vague lueur ondoyait à travers une fenêtre. Yerón fit presser son cheval.

Un peu avant d'atteindre le corps de ferme principal, il avisa un auvent abritant une série d'anneaux métalliques. Il mit pied à terre pour y attacher sa monture. Après ses pérégrinations sous la pluie, il se serait volontiers contenté du même abri, mais la ferme paraissant habitée, cela n'aurait pas été très correct. Après une dernière tape sur le museau de l'animal, lui promettant de revenir très vite s'occuper de lui, Yerón partit en courant sous la pluie vers le grand bâtiment allongé.

Ce ne fut qu'une fois arrivé tout près, à la recherche d'une porte à laquelle frapper, qu'il se rendit compte que cette ferme était loin d'être en bon état. Gravas, fissures... les murs semblaient même garder les marques noirâtres d'un incendie. Le jeune homme contourna l'édifice, cherchant une ouverture, lorsqu'il entendit soudain des voix. Son soulagement fut de courte durée car le contenu de la conversation était parfaitement audible.

– ... se débarrasser de l'empereur une bonne fois pour toute !

Le sang de Yerón se figea dans ses veines et il s'aplatit contre les pierres du mur. Une grosse lézarde déchirait la paroi en cet endroit, le regard oblique qu'il y jeta lui permit de voir des hommes et des femmes installés autour d'une lanterne posée sur une table.

– Calme toi. Tu sais très bien que nous sommes tous là pour ça. Mais il est inenvisageable d'engager une action suicide contre lui.

– D'après nos sympathisants au Palais, l'Empereur aurait tourné son attention vers Riven'th. S'il envisage une guerre, l'occasion sera idéale pour frapper de l'intérieur. Nous pouvons provoquer des troubles et pousser le peuple à l'émeute.

– C'est son assassinat que je veux, siffla la première voix. Vous avez vu ce qu'il a fait à mes parents, à notre ferme et à nos terres ? Sur une simple suspicion de complot totalement infondée ?

– Pour ma part, je trouve l'idée de l'assassinat très séduisante. Savez-vous que j'ai eu vent de l'existence d'un enfant illégitime de l'empereur ? En l'absence d'autres héritiers directs, si nous parvenons à le rallier à notre cause...

– Vous avez entendu ? Il y a quelque chose dehors !

C'était le bruit des espoirs d'abri et de chaleur de Yerón qui venait de voler en éclat. La mort dans l'âme, trempé comme une soupe, le jeune homme s'était enfin décidé à s'éloigner de cet endroit dangereux. Il avait juste omis de regarder à ses pieds et venait de buter dans un tas de briques brisées. Ce qui s'était achevé par un vol plané dans la boue.

Glissant et dérapant, Yerón eut à peine le temps de se relever que déjà la porte de la ferme s'ouvrait à la volée sur deux conjurés.

– Un espion ! clama le premier.

D'un large mouvement de bras, le pwynys souleva du sol une pluie de pierres et de terre qu'il projeta à la face des deux hommes.

De ce côté, la lisière de la forêt était très proche, Yerón courut vers elle comme il n'avait jamais couru de sa vie.

– Attrapez-le ! entendit-il hurler derrière lui.

Hurlement qui fut souligné par le sifflement d'une lame à quelques pouces de lui, achevant de le submerger de panique.

Il faisait sombre et la pluie tombait toujours aussi dru, c'était peut-être là sa seule chance de se fondre entre les arbres et disparaître.

Lorsque le jeune homme se jeta sous le couvert protecteur de la forêt, il sut qu'il était sauvé. Il zigzagua entre les broussailles jusqu'à un arbre qui lui sembla suffisamment robuste. Hors d'haleine, il fixa les branches hautes. C'était un tour qu'il avait réalisé des centaines de fois sans même y penser. Mais là, avec une demi-douzaine d'hommes à ses trousses, rien ne se produisit. Une sueur glacée s'étendit le long de sa colonne vertébrale. La tête levée, Yerón se concentra à s'en faire mal aux yeux. Enfin, ses pieds décollèrent du sol. Il exprima tout son soulagement dans la poussée vigoureuse qu'il imprima vers le bas, lui permettant d'atteindre une grosse branche touffue. Il s'y posa et entoura fébrilement le tronc de ses bras. Quelques secondes plus tard, il vit passer sous ses pieds à travers les feuilles, des silhouettes qui se hélaient et se menaçaient mutuellement des pires représailles s'ils le laissaient s'enfuir.

Le jeune homme appuya son front contre l'écorce et se mordit les lèvres pour réprimer ses sanglots nerveux. C'était plus qu'il pouvait en supporter. Ah vraiment, il était beau, le pwynys qui se prenait pour un aventurier, perché dans son arbre, trempé et poursuivi par des gens à qui il n'avait rien fait !

Mais il n'eut pas le temps de se complaire dans son auto apitoiement, frappé qu'il fut par une pensée plus urgente. Grands dieux, son cheval... qu'il avait innocemment attaché à deux pas d'un repaire de conspirateurs. Chargé d'absolument toutes ses possessions, et surtout de la carte et du journal essentiels à sa quête... Aucune tergiversation n'était possible, il devait retourner le chercher et prier Fawan que les hommes fussent trop occupés à le rechercher dans la forêt pour s'intéresser aux abords de la ferme.

D'un coup d'œil, Yerón s'assura que la voie était libre. Préférant rester dans les hauteurs, il visa les branches d'un arbre voisin qu'il atteignit d'une longue glissade dans les airs, avant de passer au suivant. Il continua sa progression arboricole jusqu'à se rapprocher de la lisière de la forêt d'où il pouvait distinguer l'abri à travers le rideau mouvant de la pluie. Le jeune homme marqua un temps de réflexion, cherchant désespérément une bonne idée qui ne vint pas. Il n'avait plus trop le choix, aussi émergea-t-il la protection des arbres et se mit-il à courir de toutes les forces qui lui restaient. Il fit un crochet pour passer loin des fenêtres de la ferme. Il lui semblait bien qu'il devait rester une ou deux personnes là-dedans.

Dès qu'il fut suffisamment proche de sa monture, il entreprit mentalement de desserrer la longe qu'il avait si bien nouée autour de l'anneau, espérant gagner du temps. Il atteignit l'abri, étonné qu'aucune catastrophe ne se fut encore déclenchée pour entraver sa fuite. Guidant son cheval au mors, Yerón le fit contourner l'auvent. Les murmures rassurants qu'il lui adressait tout en flattant son encolure faisaient un violent contraste avec les regards traqués qu'il jetait tout autour de lui.

Il s'appuya contre le mur de l'abri, profitant d'être hors de vue des fenêtres de la ferme pour s'accorder trente secondes de répit. Le jeune homme respira un grand coup puis bondit sur le dos de son cheval. Ses talons s'enfoncèrent dans ses flancs tandis qu'il le dirigeait vers le front de forêt par lequel il était arrivé quelques dizaines de minutes plus tôt. A moitié couché sur son encolure, dans l'espoir puéril de passer plus facilement inaperçu, il s'attendait encore à entendre des hurlements derrière lui à tout moment, voire à sentir des couteaux s'enfoncer dans son dos. Lorsqu'ils atteignirent la forêt, le pwynys se détendit un peu, mais n'en infléchit pas moins la trajectoire de sa monture pour s'éloigner au maximum de la zone que devait en ce moment même couvrir les conspirateurs à sa recherche.

– Désolé mon vieux, marmonna-t-il entre ses dents, mais ce soir, pas question de faire halte pour dormir. On aura tout le temps quand on aura mis le plus de distance possible entre eux et nous.

Et tandis qu'il sentit à nouveau le poids de ses vêtements trempés sur ses épaules, il dut convenir que l'adrénaline avait au moins eu pour mérite de lui faire oublier les désagréments de la pluie.


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