6- "L'aventure me fait plus trop envie." 3/3
Ils suivirent un tunnel large, le long duquel des lanternes étaient accrochées à intervalles réguliers, projetant leur ombre sur des parois visiblement taillées par la main de l'homme. Une forte odeur de foin et de crottin leur sauta soudain au visage et au même instant, le tunnel s'élargit. À leur droite, le long de la paroi, des box avaient été construits pour une quinzaine d'animaux. Une partie était actuellement vide, mais Saï reconnut dans l'un d'eux le grand cheval noir qu'Eliz montait un peu plus tôt. Un adolescent dégingandé aux oreilles proéminentes était en train de le brosser.
Kaolan glissa à terre et Saï descendit de cheval à sa suite. L'un des trois résistants qui leur avaient servis de guide s'approcha de l'homme-félin.
– Suis-moi, je vais te conduire à l'infirmerie, commença-t-il. Woah, mon gars, qu'est-ce qui t'es arrivé ? On dirait que tu as un net problème de système pileux ! A côté, la moustache de ma mémé, c'est rien du tout !
Saï n'entendit pas la suite de cette discussion qui aurait pu se révéler intéressante. En effet, le jeune palefrenier s'était avancé vers elle.
– Je vais m'occuper de ta monture, dit-il en lui prenant les rênes des mains.
Puis dans un visible effort pour être aimable, il ajouta :
– Tu es venue te battre à nos côtés ? Sois la bienvenue dans notre cachette secrète !
– Oui, merci ! répondit Saï. J'ai accompagné Eliz jusqu'ici depuis...
Le visage de l'adolescent se rembrunit aussitôt et il lui coupa brusquement la parole.
– Ah, Eliz ? La capitaine Drabenaugen. Évidemment. Tu dois faire partie de ses admirateurs, toi aussi, j'imagine.
Et il se détourna d'elle, ignorant soudain sa présence pour retourner vaquer à ses tâches.
– Hé, Jarvis, tu pourrais être un peu aimable avec nos invités ! intervint la jeune femme enjouée qui avait chevauché avec Saï avant d'attraper cette dernière par le bras. Allez, viens avec nous, je vais te faire visiter.
Âgée d'une vingtaine d'années, elle était menue mais pleine d'énergie. Ses cheveux noirs coupés très courts encadraient un visage rond aux traits fins.
« Ne fais pas attention à lui, ajouta-t-elle un ton plus bas. Son père est mort à Schelligen, tu comprends et il a besoin d'un responsable...
La jeune femme et l'homme qui l'accompagnait entrainèrent Saï hors des écuries.
– Tes compagnons et toi-même êtes les bienvenus au quartier général de la Résistance, section « plaines de Riven » ! s'écria-t-elle avec fierté.
Elle fit un large mouvement de bras pour englober les alentours.
– Nous sommes dans une carrière de pierre abandonnée, n'est-ce pas merveilleux ? L'entrée principale était un peu trop évidente, alors nous l'avons condamnée en provoquant un éboulement. Nous n'utilisons plus que les deux entrées les plus discrètes. Oh ! Et j'ai oublié de me présenter, je suis Orage, enchantée de te rencontrer !
Et elle lui tendit une main amicale. Stupéfaite, Saï la lui serra machinalement.
– Vous... vous vous appelez Orage ?
La jeune femme rit joyeusement.
– Mais non, voyons ! C'est mon pseudonyme de résistant ! C'est pour que les Sulnites aient plus de mal à remonter jusqu'à nos familles, en cas de fuite d'informations. Et lui c'est mon p'tit mari ! dit-elle en mettant la main sur l'épaule de son compagnon.
Mince, brun et rieur, celui-ci semblait sorti du même moule que sa femme.
– Moi, c'est Faucon, dit-il avec un salut de la main. Tu sais, tu peux nous tutoyer. Tout le monde se tutoie ici. Enfin, presque... Quoi qu'il en soit, tu devrais vite te trouver un pseudonyme, toi aussi, un nom qui claque !
– Oh non, se récria Saï, ce n'est pas nécessaire. Moi, je ne suis pas rivenz. Je ne connais personne ici.
– Tu veux dire que tu es carrément venue d'une autre île pour nous aider ? C'est trop fort ! s'enthousiasma Faucon.
– Énorme ! renchérit Orage.
La jeune fille se sentit soudain bien peu digne des regards admiratifs que le couple lui lança.
– Nous allons te conduire directement à Chef de Meute, dit Orage, soudain sérieuse. Il doit déjà être avec la capitaine Drabenaugen. Il voudra sûrement tous vous voir.
– Chef de Meute, c'est le capitaine Feuerbach, ajouta Faucon à mi-voix.
– Oui, j'avais compris, dit Saï en hochant la tête. Mais vous savez, je ne suis pas sûre que cette histoire de pseudonyme soit très efficace. Tout le monde sait que c'est lui le chef de la Résistance. Même les Sulnites.
L'information parut troubler les deux jeunes gens.
Ils continuèrent en silence leur chemin dans un dédale de larges passages dans lequel Saï n'imaginait pas parvenir à se retrouver toute seule. Elle en était là de ses réflexions, lorsqu'elle reconnut, dans la lueur des lanternes qui éclairaient le tunnel en face d'eux, la silhouette de Yerón, suivi de Wolfang, tous deux également encadrés par deux Rivenz. Le jeune homme courut vers elle tandis que le bûcheron lui adressait un sourire fatigué.
– Saï, tu nous as fait une de ces peurs ! s'exclama Yerón en lui attrapant les mains.
Il s'était passé tellement de choses depuis la dernières fois qu'ils s'étaient vus. La jeune fille eut envie de se jeter dans ses bras de soulagement. Toute l'émotion des derniers jours s'échappa brusquement.
– Je ne pensais jamais vous revoir, renifla-t-elle alors que les larmes lui montaient aux yeux. Et tout à l'heure, je n'ai même pas eu le temps de vous remercier de nous avoir libéré, tout s'est passé si vite !
– Allons, le capitaine veut vous voir, ne le faites pas attendre, les pressa l'un des Rivenz qui accompagnait Yerón et Wolfang.
Il leur indiqua de la main une ouverture voilée d'un rideau qui s'ouvrait dans la paroi du tunnel.
Yerón poussa le rideau et tous les trois entrèrent dans une grande pièce, taillée dans le calcaire, à l'image des passages qu'ils avaient déjà traversés. Une large table en occupait le centre, chargée de piles de papier et de coupes à demi remplies. Une carte avait été roulée sur le bord pour faire de la place. Assis autour de la table, le capitaine Feuerbach, Eliz et la princesse Hermeline étaient déjà en pleine conversation. Conversation qui s'interrompit à leur entrée.
– Vous êtes là, parfait ! Venez-nous rejoindre ! les accueillit le capitaine en se levant pour leur désigner des tabourets.
– Où est Kaolan, il n'est pas avec vous ? s'inquiéta aussitôt Eliz.
– Il est à l'infirmerie, expliqua Saï en s'asseyant à côté d'Hermeline. Il a été blessé à l'épaule en... en me protégeant...
Cet aveu parut lui coûter. Le capitaine Feuerbach étendit une main rassurante.
– Je vous garantis que l'on prendra bien soin de votre ami. Nous avons d'excellents guérisseurs dans nos rangs. Maintenant, si vous êtes au complet, reprenons, voulez-vous, dit-il en se rasseyant.
Alors que le regard de Saï passait sur ses compagnons présents autour de la table, elle se rendit soudain compte que l'homme-félin n'était pas le seul absent.
– Et Razilda, où est-elle ? On ne l'attend pas ? demanda-t-elle en scrutant la pièce, comme si elle s'attendait à voir la Jultèque sortir d'un coin sombre.
Il était vrai qu'elle ne l'avait pas vue au cours de l'escarmouche, mais ses souvenirs des combats étaient un peu flous et elle ne pouvait guère s'y fier.
A la mention du nom de Razilda, Eliz devint livide. Yerón effleura des doigts le bras de Saï et d'un signe de dénégation de la tête, il l'avertit de ne pas continuer.
– L'absence de cette... de Razilda est un sujet que je vais aborder..., finit par dire Eliz avec effort.
Le capitaine Feuerbach tenta de remettre la conversation sur la voie qui l'intéressait. Il venait d'expliquer que leur intervention lors du sauvetage des prisonniers ne devait rien au hasard. La Résistance avait en effet mis en place un efficace réseau de messagers qui relayaient les informations entre les différents groupes de résistants et certains points connus de sympathisants de confiance, tel que Wolfang. Lorsque, la veille ils avaient reçu le message laissé dans l'arbre par la princesse Hermeline, le messager leur avait en même temps rapporté l'intervention sulnite à Dunkelberg. Après un premier temps d'incrédulité, ils avaient vite lié les deux nouvelles et avaient décidé une action immédiate. Mais maintenant, Johann souhaitait des réponses à ses questions à lui.
– Eliz, tu allais m'expliquer comment la princesse Hermeline s'est retrouvée avec vous, j'aimerais beaucoup l'entendre, si tu n'y vois pas d'inconvénient, dit-il.
Saï sourcilla. Le ton de l'homme était courtois mais elle n'aimait guère ce qu'il semblait sous-entendre. S'ils n'avaient pas été là, Hermeline aurait été aux mains des Sulnites depuis longtemps, et avec elle, toute la famille du capitaine Feuerbach. Pendant qu'Eliz racontait ce qu'ils savaient tous déjà, la jeune princesse pianotait des ongles sur la table avec agacement. Dès qu'Eliz se tut, Hermeline prit brusquement la parole.
– Bien, Capitaine Johann, si vous avez enfin assouvi votre curiosité, j'espère que vous allez satisfaire la mienne ! s'écria-t-elle. Où est mon frère ? Est-il sauf ?
Une expression blessée traversa fugacement le visage du capitaine.
– J'ignore où il est... commença-t-il.
Hermeline se leva d'un bond, frémissante de rage.
– Comment est-ce seulement possible ? L'avez-vous perdu ? cria-t-elle.
Elle semblait à deux doigts de lui sauter à la gorge. Une nouvelle voix s'éleva alors, l'empêchant de mettre son projet à exécution.
– Il l'ignore parce que c'est moi qui l'ai caché. Le prince Hermann se porte très bien.
Tous se retournèrent. Debout dans l'embrasure, écartant le rideau d'une main, se tenait une femme d'une cinquantaine d'années. Ses cheveux gris acier étaient attachés en une large tresse qui retombait sur son épaule. Son visage sévère s'éclaira quand ses yeux croisèrent ceux d'Eliz. Celle-ci se leva et les deux femmes échangèrent une accolade.
– Magda ! Je suis si soulagée de te voir ! s'écria Eliz.
« Magda est la lieutenant de Johann à la Garde Saphir, expliqua-t-elle à ses compagnons. Elle était avec nous à Schelligen. Heureuse de voir que tu t'es sortie de cet enfer.
Magda eut un mince sourire.
– J'ai été fait prisonnière à la fin de la bataille avec une poignée d'autres. Je me suis enfuie pendant qu'ils nous ramenaient à Riven. Les Sulnites n'ont même pas eu le temps de se demander qui j'étais. Et puisqu'on parle de Schelligen, je suis désolée pour Frank, Eliz. Ton second s'est battu comme un lion pour protéger le palais d'été et les civils. Grâce à lui, Johann a eu le temps d'emmener les enfants dans les souterrains du palais et de les cacher.
Eliz hocha gravement la tête.
– Johann me l'a dit, oui. C'était un lieutenant brave et compétent, il me manquera.
Magda lui frappa soudain sur l'épaule.
– Encore une chose, Eliz. Ici, tout le monde ne t'accueillera pas à bras ouverts. Beaucoup pensaient que c'était en fuyant la bataille que tu avais été tuée. Il faudra que tu fasses tes preuves pour regagner leur confiance.
Le visage d'Eliz s'assombrit, et elle acquiesça sans mots dire. Un silence lourd de malaise s'installa. Lorsque Saï jugea qu'il avait assez traîné en longueur, elle leva la main.
– Je m'excuse d'interrompre vos réflexions, commença-t-elle avec circonspection, mais même si elle était loin d'être mon membre du groupe préféré, j'aimerais vraiment savoir ce qui est arrivé à Razilda.
La question n'arrangea pas l'état émotionnel d'Eliz. Son visage se marbra de plaques rouges et elle dut respirer un grand coup.
– Elle nous a trahis, lâcha-t-elle alors fermement. L'empereur jultèque n'a jamais eu l'intention de nous aider. Il espérait se servir de moi pour retrouver la famille royale et les livrer aux Sulnites. Avec lesquels il s'est allié depuis le début, j'imagine.
Saï regarda fixement Eliz, bouche bée, attendant que celle-ci se mît à rire à cette blague de très mauvais goût. Mais jamais le visage de la Rivenz n'avait été aussi sérieux. Bouleversée, Saï eut l'impression qu'une main glacée s'était refermée sur sa gorge. Elle ne put articuler le moindre son. Ce ne fut pas le cas d'Hermeline, qui bondit une fois encore, renversant son tabouret.
– Ah, la garce, la traîtresse ! s'emporta-t-elle en tapant sur la table. C'est elle qui nous a vendu aux Sulnites ? Vous voulez dire que c'est à cause d'elle s'ils ont su où j'étais ? S'ils ont brûlé la maison de Monsieur Wolfang ?
Eliz hocha la tête avec accablement.
– Oui, elle s'est bien fichue de nous tous, dit-elle. Ce n'est pas avec ça que je regagnerai la confiance de tout le monde, n'est-ce pas ?
– Nous sommes tous en position d'être trahis à un moment ou à un autre, dit alors le capitaine Feuerbach, apaisant. Nous ne pourrions pas avancer sans placer notre confiance les uns dans les autres à un moment donné. Imaginez les dégâts que pourrait causer un seul traître ici... Le plus important est de déterminer ce qu'elle sait et les dommages qu'elle pourrait encore causer.
Eliz se dérida quelque peu.
– Pour cela, je pense qu'elle a déjà fait tout le mal qu'elle pouvait, dit-elle. Lorsqu'elle m'a tout déballé, elle était salement blessée. Son contact avait essayé de la faire tuer. Je ne sais pas ce qu'il s'est passé à Jultéca, mais s'ils n'ont plus besoin d'elle, alors elle est complètement isolée et ne devrait plus représenter de menace.
– Vous avez au moins tenté de la tuer, Capitaine, j'espère ? demanda soudain Hermeline d'une voix dure.
Eliz en fut saisie, tout comme Saï et Yerón qui échangèrent des regards inquiets.
– N... non... balbutia Eliz. Je... Elle était blessée... et... euh... il y avait des soldats sulnites postés non loin. Des bruits de combat les auraient aussitôt alertés.
A vrai dire, aussi furieuse avait-elle été, pas un seul instant elle n'avait songé à tirer son épée contre Razilda. Les épreuves traversées ensemble, les combats livrés côte à côte, elle ne pouvait pas les oublier si facilement. Elle. À la différence de Razilda. Eliz ressentait encore sa trahison comme une vive blessure et toute sa colère n'avait pas suffi à la cautériser.
Le capitaine Feuerbach se leva soudain.
– Écoutez, vous avez vécu des épreuves pénibles, dit-il, brisant la tension ambiante. Eliz et Yerón ont à peine dormi depuis deux jours. Je vous propose d'aller vous rafraîchir et vous reposer. Nous reprendrons cette conversation plus tard. Orage et Faucon doivent encore être dans les parages, ils vont vous mener dans les dortoirs.
– Orage et Faucon ? ne put s'empêcher de relever Eliz.
Johann sourit, alors que tous se levaient pour quitter la pièce.
– Oui, beaucoup d'entre nous utilisent des pseudonymes pour des raisons de sécurité. Et certains y prennent particulièrement plaisir, d'ailleurs. Moi, je suis Chef de Meute et Magda est Louve.
– Alors, je serai Belette ! décida aussitôt Hermeline. Même ici, il vaut mieux que la plupart des résistants ignore qui je suis.
Saï ne put résister à cette conversation qui allégeait soudain incroyablement l'atmosphère.
– Il en faut un pour Eliz, intervint-elle malicieusement.
– Alors ça, les enfants, je crois que ce ne sera pas nécessaire ! se récria l'intéressée.
Saï et Yerón se regardèrent, la même étincelle moqueuse dans le regard.
– Mère Poule ! s'écrièrent-ils à l'unisson.
Derrière eux, Wolfang réprima un rire.
– C'est parfait, dit-il. On dirait que vous la connaissez déjà mieux qu'elle ne se connaît elle-même.
Et il résista sans broncher au regard furibond qu'elle lui jeta.
Ils trouvèrent vite Orage et Faucon qui erraient dans les couloirs en attendant que l'on eût besoin d'eux. Ignorant les récriminations d'Eliz qui voulait soudain choisir elle-même son surnom, le groupe suivit le couple. Les deux jeunes gens les menèrent jusqu'à une série de pièces qui avaient été transformées en chambres communes. Des lits simples s'alignaient le long des parois rocheuses, séparés par des caisses et des tonneaux en guise de tables de chevet. Ce fut là que Wolfang les quitta, invoquant un tour à faire dans les environs au cas où il y rencontrerait une connaissance. Les quatre compagnons restés seuls choisirent un coin de chambre où cinq lits vides s'alignaient. Ils n'avaient pas oublié Kaolan.
Ils commencèrent à installer leurs possessions réchappées des récentes péripéties et se partagèrent les couvertures qui leur restaient. Saï fit remarquer qu'un peu de paille serait la bienvenue pour rembourrer les couchages. N'obtenant pas l'approbation d'Eliz à laquelle elle s'attendait, elle se tourna vers la guerrière et la vit assise sur son lit, regardant d'un air songeur un sac qui n'était pas le sien posé sur ses genoux.
– Yerón avait aussi récupéré le sac de Razilda, dit-elle d'une voix préoccupée.
Eliz releva la tête vers ses compagnons. Maintenant qu'ils étaient seuls, entre eux, elle se sentait plus libre de parler. Une chose la tourmentait, la grignotant de l'intérieur depuis que sa colère était retombée.
– Vous pensez, commença-t-elle avec hésitation, que j'aurais pu la raisonner, la faire revenir avec nous ? Elle était seule, et blessée... si je ne l'avais pas frappée, peut-être...
Ses compagnons la dévisagèrent avec incrédulité. Que lui prenait-il soudain ?
– Ne raconte pas n'importe quoi ! s'emporta Saï, stupéfaite de l'entendre parler ainsi. Elle a livré Hermie aux Sulnites !
– Tu te rappelles, il s'agit de ta raison de vivre ! compléta Yerón, à peine plus calme. Protéger la princesse et la rétablir sur le trône ! Et pense aux Hammerstein qui ont dû fuir leur demeure !
– Voyons, Capitaine, c'est une traîtresse, et la frapper n'était même pas suffisant. Elle ne mérite que le sort réservé aux traîtres, ajouta farouchement Hermeline.
– Elle faisait son devoir ! s'entêta Eliz. J'y ai beaucoup réfléchi. C'était son but depuis le départ. Elle était loyale à l'empereur jultèque. C'est lui qui l'a trahie en donnant l'ordre de la faire assassiner. Vous vous rendez compte du choc que ce doit être pour elle ?
Saï et Yerón échangèrent un regard médusé. Comment Eliz pouvait-elle prononcer de telles absurdités ?
– Je n'ai même pas envie de m'en rendre compte ! dit Yerón avec une violence inhabituelle. Elle peut bien aller se jeter du haut d'une falaise, pour ce que ça me préoccupe !
Le visage d'Eliz se vida de toute couleur et elle le regarda fixement.
– Tu penses que c'est ce qu'elle est allée faire ?
Le jeune homme gémit et enfouit son visage dans ses mains.
***
Debout au sommet de la falaise, Razilda regardait fixement les vagues qui s'écrasaient contre les rochers en contrebas. Le vent venu du large jouait avec ses cheveux noirs et déposait des embruns salés sur ses lèvres. Sale et dépenaillée comme jamais elle ne l'avait été, elle semblait ne pas avoir dormi correctement depuis plusieurs jours.
Razilda effleura son épaule bandée. Elle la faisait encore souffrir, même si le médecin qu'elle avait trouvé s'était montré compétent, et, heureusement, fort peu curieux. La blessure au bas de ses reins était, elle aussi, encore douloureuse. Comme un rappel permanent de tout ce qu'elle avait perdu.
Jamais elle ne s'était sentie aussi désorientée, aussi confuse. Les lignes directrices sur lesquelles elle s'était inconsciemment appuyée toute sa vie, sa loyauté à l'Empereur et sa certitude d'agir pour le bien de l'Empire, s'étaient brisées sous elle et l'avaient même cruellement blessée dans sa chair.
Si elle avait pris la peine de grimper jusqu'ici, c'était pour réfléchir, pour s'éclaircir les idées. Mais maintenant qu'elle se trouvait là-haut, le ressac des vagues exerçait sur elle un attrait hypnotique. Il lui suffirait d'un pas en avant pour disparaître dans l'écume. Et tout le tumulte intérieur qui la torturait s'arrêterait. C'était tellement simple. Tout en bas, les vagues dansaient un ballet si attirant... Les cris moqueurs des mouettes lui parvenaient, étrangement lointains...
Razilda serra brusquement les poings pour se sortir de sa stupeur. Jamais elle ne renoncerait à se battre ! Rien n'était fini. De nombreuses options s'offraient encore à elle. De nombreuses options telles que...
La Jultèque plissa le front.
Elle pouvait trouver le moyen de se faire embaucher par les Sulnites, de les aider à traquer les résistants ou la princesse Hermeline et sa famille. Elle se montrerait si efficace qu'ils ne pourraient plus se passer d'elle et les raisons pour lesquelles l'empereur voulait sa tête ne pèseraient plus très lourd dans la balance.
Un grognement désabusé lui échappa. Cette alliance avec les mystérieux Sulnites ne lui avait jamais plu, et lui paraissait même dangereuse. Pourquoi irait-elle soudain chercher une raison de vivre de leur côté ? Cela n'avait pas de sens. Elle devait retourner à Jultéca et confronter l'Empereur. Après tout, plus rien ne la retenait sur Riven'th.
Razilda porta une main machinale sur sa pommette violacée qu'elle effleura du bout des doigts. Retourner sur Jultéca'th ne serait pas chose aisée. Les navires étaient désormais rares, et embarquer sur l'un d'entre eux en tant que passager clandestin ne lui souriait guère. Mais avait-elle le choix ? Les réponses à ses questions se trouvaient sur son île natale.
Trouver un bateau et préparer son embarquement serait sans doute long. Qu'allait-elle faire en attendant ? Surtout que le maigre pécule qui restait au fond de ses poches ne lui suffirait pas pour vivre très longtemps. Peut-être... peut-être pourrait-elle se faire engager comme mercenaire ? En ces temps troublés, il ne devait pas manquer de riches familles cherchant à se protéger, eux et leurs biens. Razilda hocha la tête avec une ébauche de sourire, ce plan lui convenait bien mieux.
Elle jeta un œil sur sa droite, vers Riven qui s'étalait paresseusement au bas de la falaise. Elle y distinguait les petites formes sombres des bateaux, les toits bleutés, les tours du palais royal, et elle soupira. Pour un temps, elle allait devoir s'inventer une vie dans cette ville, car elle n'était visiblement pas près de la quitter de sitôt.
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