6- "L'aventure me fait plus trop envie." 1/3
"Si c'est ça l'aventure, ça me fait plus trop envie."
Saï Kaneda, portée disparue.
– C'est comme si j'avais moi-même livré la princesse aux Sulnites...
Ce furent les premiers mots d'Eliz quand elle retrouva enfin l'usage de la parole. De rage, elle abattit violemment son poing dans ce qui restait du portail dégondé.
– Ne dis pas n'importe quoi ! Sans toi, Hermeline se serait fait capturer à Grünburg, lui rappela Yerón qui avait fini par mettre pied à terre lui aussi.
– Y'a pas à hésiter, on remonte en selle et on va les chercher ! s'enflamma Griffe, tentant de leur transmettre un peu de la combativité dont elle avait à revendre.
– Mais nous n'avons aucune idée d'où ils sont, argua Yerón. Ont-ils été fait prisonniers ? Ou ont-ils pu s'enfuir ?
Eliz commença à arpenter énergiquement devant les décombres.
– Griffe a raison, dit-elle en frappant du poing dans sa main, nous devons agir tout de suite, et retrouver nos compagnons avant que...
– Pssst..
– ... avant que...
– Pssssstt...
– Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ?
Eliz se retourna vers Yerón, agacée d'être interrompue. Mais le jeune homme haussa les épaules, surpris.
– Ce n'est pas moi, je n'ai rien dit !
Il se retourna à son tour, et aperçut deux têtes pointer derrière le mur du lavoir, et des mains qui leur adressaient de grands gestes.
– Pssssst ! Venez !
Intrigués, les deux compagnons obtempérèrent, menant leur monture avec eux. À l'abri du lavoir, ils reconnurent aussitôt ceux qui les avaient hélés. Il s'agissait de deux des apprentis résistants qu'ils avaient croisés la nuit de leur arrivée à Dunkelberg.
– Vous vous souvenez de nous ? Moi, c'est Marcus et mon frère, c'est Mattias, dit le plus jeune des deux. On a vu tout ce qu'il s'est passé !
Eliz fronça les sourcils et croisa les bras.
– Vos parents devraient vous enfermer dans vos chambres à double tour ! Vous aimez un peu trop vous balader la nuit, tous les deux ! gronda-t-elle.
– On était trop énervé pour dormir, avec ce qu'il s'est passé hier. Alors quand on a entendu le bruit des chevaux tout à l'heure, on a eu peur que ce soit encore des Sulnites ! Mais si vous ne voulez pas savoir ce qu'on a vu, tant pis pour vous !
Sur cette tirade, l'aîné des deux frères croisa les bras, vexé.
– Nous sommes désolés, intervint Yerón en médiateur. Au contraire, nous avons besoin de savoir ce qu'il s'est passé et tous les renseignements que vous pourrez nous donner nous seront très utiles.
Mattias hocha la tête, satisfait de ces excuses.
– Ils sont arrivés hier, en fin d'après-midi. Toute une escouade de soldats, commença-t-il en baissant la voix. Ils ont frappé chez la voisine, et ils ont demandé où habitait Wolfang le bûcheron. On a entendu des cris puis ils sont repartis. Elle a dû leur dire ce qu'ils voulaient parce qu'ils sont allés tout droit chez Monsieur Wolfang.
– Et là, ça a été HOR-RI-BLE, intervint Marcus qui brûlait de raconter lui-même. Ils ont défoncé la porte. Tout le monde criait. Ils ont attrapé Monsieur Wolfang !
– Ils étaient trop nombreux, il n'a même pas essayé de résister, continua Mattias, on n'a pas eu le droit de sortir, alors on n'a pas entendu ce qu'ils disaient mais il n'arrêtait pas de secouer la tête.
– Et c'est là qu'ils ont mis le feu à la grange ! clama Marcus. Monsieur Wolfang s'est mis à se débattre comme un furieux. Il hurlait ! Il a dû salement les insulter parce qu'il a reçu de méchants coups de poings dans le ventre.
– Vos autres copains étaient cachés dans la grange, ils ont essayé de fuir par derrière mais les soldats sulnites les attendaient. On n'a pas vraiment vu ce qu'il s'est passé. Quand ils sont revenus, ils maîtrisaient les deux filles. Elles se démenaient et donnaient des coups de pieds, mais ça ne servait à rien. On n'a pas vu votre copain poilu, il a peut-être réussi à s'enfuir.
– Ou alors ils l'ont tué et ils ont laissé son corps dans la grange en flammes, compléta Marcus qui tenait à être précis.
Son frère le foudroya du regard et reprit la parole.
– Vos amis ont été gentils avec nous, enfin... après... pas tout de suite. Alors on ne voudrait pas qu'il leur arrive malheur. Si vous comptez les libérer, on veut vous aider autant que possible.
A mesure du récit des deux frères, la couleur avait progressivement quitté le visage d'Eliz. Elle était maintenant livide. Elle échangea un regard anxieux avec Yerón et, laissant de côté les questions les plus angoissantes qui la taraudaient, elle demanda :
– Comment ça, ils ont été gentils avec vous ? Quand est-ce qu'ils auraient pu en avoir l'occasion ?
– Ah, c'est une longue histoire, se troubla Mattias. On s'est introduit chez Monsieur Wolfang pour lui laisser un message, et vos amis nous sont tombés dessus. Et euh... finalement on a parlé de la Résistance et on leur a montré où aller pour les contacter. Voilà.
Eliz se passa une main sur le visage en pestant entre ses dents. Ses recommandations de prudence à son départ avaient visiblement été allègrement ignorées. Cependant, elle n'avait pas à les blâmer trop durement. La situation actuelle ne résultait pas de leur imprudence, mais bien de la sienne.
– Hé, Mattias, reprit alors le jeune Marcus en tirant sur la manche de son frère, tu as oublié de dire que quand les soldats sont partis, on est tous sortis pour essayer d'arrêter l'incendie. On a même fait la chaîne avec des seaux ! Et les adultes parlaient, et ils disaient que comme les soldats étaient partis vers le nord, ils allaient sûrement amener leurs prisonniers au Fortin de l'Aigle. C'est important ça, comme information, non ?
– Merci, les gars, dit Yerón en leur tapant sur l'épaule avec chaleur. Ça nous aide beaucoup. Nous avions vraiment besoin de savoir ce qu'il s'était passé. Et si vous voulez un conseil, vous devriez éviter tout contact avec la Résistance pour un moment. Les Sulnites vont sûrement redoubler de vigilance dans la région, à présent.
Les deux frères hochèrent gravement la tête. Après avoir encore été suffisamment remerciés pour se persuader de l'importance de leur contribution contre les Sulnites, ils repartirent vers leur chaumière, discutant de la meilleure façon de se faufiler à l'intérieur sans se faire attraper par leurs parents.
Lorsque les deux garçons eurent disparu, Eliz demanda brusquement, les yeux perdus dans les décombres de la grange. :
– Tu crois que Kaolan est mort ?
Yerón frissonna.
– Ne parle pas de malheur, dit-il. Il est fort et agile, il a dû parvenir à s'enfuir.
Eliz entreprit néanmoins de fouiller les ruines de la grange et Yerón vint la rejoindre sans un mot. L'entreprise était malaisée. Le toit et l'étage à moitié écroulé constituaient des obstacles non négligeables à la recherche. Lorsqu'au bout de dix minutes, ils abandonnèrent sans avoir rien trouvé, ils n'en étaient pas plus rassurés sur le sort de leur ami.
Les deux compagnons remontèrent alors en selle et avec un dernier regard pour les murs calcinés, ils prirent la route du nord.
Alors qu'ils quittaient le village au petit trot, Yerón remarqua que le ciel commençait à pâlir en direction du levant. L'aube était proche. Depuis combien de temps n'avaient-ils pas dormi correctement ? L'esprit du jeune homme était engourdi par la fatigue et la stupeur. Dire qu'il y a deux jours à peine, ils étaient si plein d'espoir et de motivation en quittant le village pour rejoindre Riven... Et maintenant... ils n'étaient plus que deux, trahis et pourchassés par les Sulnites, à la recherche de leurs amis prisonniers. Il ne voyait que le dos d'Eliz qui chevauchait devant lui et ne pouvait qu'imaginer l'ampleur de son affliction. Tout ce à quoi elle travaillait depuis des semaines avait été réduit à néant en une seule journée. Et pourtant elle avançait encore. Un instant, Yerón lui envia sa volonté, il n'était pas sûr qu'il aurait pu en faire autant.
Le soleil se levait maintenant, et alors que le ciel se teintait de rose, Eliz les fit quitter la route pour retourner sous le couvert des arbres. Elle n'avait pas dit un mot depuis leur départ de Dunkelberg et Yerón ne tentait pas de la sortir de son silence, plongé lui aussi dans ses propres pensées.
Soudain, au-dessus de leurs têtes, les branchages s'agitèrent. Un pépiement impérieux retentit et une masse emplumée s'abattit sur le garrot de la monture d'Eliz. Le grand cheval noir se cabra de frayeur et manqua désarçonner sa cavalière. Lorsqu'elle parvint enfin à le calmer, elle constata que la raison de cette commotion n'était autre que Tempête qui s'agrippait au devant de sa tunique de ses serres recourbées. Il piaillait férocement, ponctuant son discours de coups de tête et de bec. Il paraissait furieux contre Eliz. À la suite du petit griffon, mais moins théâtralement, Kaolan bondit depuis les branchages et atterrit en souplesse devant ses compagnons.
– Vous êtes là, dit-il seulement.
Dans ses simples mots s'entendait tout son soulagement de les retrouver.
– Kaolan ! s'écrièrent joyeusement ses deux compagnons qui dégringolèrent aussitôt de leur monture pour se précipiter vers lui.
Yerón s'arrêta à temps, mais Eliz serra le malheureux homme-félin contre elle, avant de le lâcher précipitamment lorsqu'elle le sentit se crisper dans son étreinte. Elle s'excusa et recula d'un pas.
– Si vous êtes là, c'est que vous savez ce qu'il s'est passé au village, n'est-ce pas ? dit celui-ci.
– Des gamins nous ont raconté la scène, acquiesça Yerón, nous n'étions pas sûrs que tu sois parvenu à t'enfuir.
– Ils cherchaient la princesse, ils savaient qu'elle était là. J'ai essayé de combattre, mais ils étaient trop nombreux. Saï a ordonné à Tempête de rester caché. Elle a aussi dit que c'était elle la princesse. Mais Hermeline aussi. Je ne crois pas que la confusion dure longtemps.
– Et Wolfang, il a été emmené avec elles ? intervint Eliz d'une voix pressante.
Kaolan hocha la tête.
– Oui, les soldats les ont conduits jusqu'à un petit fort. Il n'est pas loin d'ici. Tempête et moi le surveillons depuis hier soir. Tempête est très nerveux et ne tient pas en place. C'est lui qui vous a repéré et qui m'a conduit jusqu'à vous. Même si je n'avais aucune idée de pourquoi je devais le suivre...
– Il serait logique que les Sulnites les transfèrent rapidement jusqu'à Riven, réfléchit Eliz à voix haute. En premier lieu, ils doivent s'assurer de l'identité de la princesse et c'est le meilleur endroit pour le faire. Il serait plus simple de les attaquer pendant le transfert.
– Mais nous ne sommes que trois, fit remarquer Yerón.
– J'en suis consciente ! s'emporta Eliz, levant les bras au ciel. Mais avons-nous seulement le choix ? Si nous ne faisons rien, c'est l'échafaud qui attend la princesse Hermeline ! Et peut-être même Saï et Wolfang si les Sulnites sont décidés à faire des exemples !
Sans mots dire, Kaolan et Yerón baissèrent la tête avec accablement.
– Allez, en selle, reprit Eliz. Continuons jusqu'au fort, nous aviserons une fois sur place.
Kaolan et Tempête les conduisirent jusqu'au poste d'observation qu'ils avaient occupé toute la nuit. Il s'agissait d'une butte couronnée de rochers qui s'élevait entre les arbres. De là, à l'abri derrière les blocs de pierre, ils avaient une vue imprenable sur le fort à quelques centaines de toises plus loin.
Une fois qu'ils furent à l'abri des rochers, après avoir attaché leurs chevaux en contrebas, Eliz s'abîma dans la contemplation de la place forte.
À cheval sur une aiguille rocheuse, le Fortin de L'Aigle était le témoin de l'époque où les seigneurs rivenz pratiquaient encore l'invasion des terres voisines comme une activité courante. Depuis, le pouvoir royal l'avait converti en une base de lutte contre les bandits de grand chemin. Maintenant aux mains des Sulnites, c'était à une autre type de lutte qu'il s'employait désormais. Son architecture était austère. Quatre tours trapues s'accrochaient à la roche, reliées entre elles par des remparts hauts et épais. Maintes fois réparé, il arborait ça et là des pans de murs de couleurs différentes qui lui donnait un air maladif.
– La route qui mène à Riven est de l'autre côté, finit-elle par dire en pointant du doigt le ruban sinueux qui traversait la plaine. J'irais voir si je peux y trouver un coin propice où s'embusquer.
Elle soupira.
– Je suis désolée, Yerón, mais vu notre effectif, je crains que nous ayons à nous reposer lourdement sur tes pouvoirs, ajouta-t-elle.
Yerón n'eut pas le temps de répondre.
– Attendez un peu ! déclara soudain Kaolan. Notre effectif est bien trop réduit ! Qu'avez-vous fait de Razilda ?
***
Le cachot correspondait en tous points à ce que l'on pouvait attendre d'un tel endroit. Paille humide et nauséabonde, barreaux de fer épais, crottes de rats et seau d'aisance, tout y était. Saï y était recroquevillée dans un coin, se balançant, les genoux sous son menton. Elle avait passé une nuit affreuse, entrecoupée de cauchemars fiévreux. De temps à autre, elle avait senti la présence inquiète de Tempête qui s'enquérait de son sort. Avait-elle mal ? Qui lui faisait peur ? Pourquoi ne pouvait-elle pas venir le rejoindre pour jouer au lieu de rester avec les méchants ? Elle avait tenté de le rassurer, tout en lui envoyant des images de la grille qui la retenait. Le petit animal avait été outré de la savoir retenue contre son gré.
Même si les réactions de son compagnon lui avaient un instant changé les idées, Saï était terrorisée. Quel sort les Sulnites allaient-ils leur réserver ? Pourtant, jusqu'à présent, elle n'avait pas eu à se plaindre de la manière dont elle avait été traitée. La plupart des soldats étaient d'une politesse embarrassée des plus curieuses. Le jeune homme qui l'avait enfermée dans cette cellule avait même marmonné un « Désolée, m'zelle. » en refermant la grille. Hermeline et Monsieur Wolfang étaient enfermés plus loin, hors de sa vue. Ce qui ne contribuait pas à la rassurer.
Mais pourquoi était-elle allée dire qu'elle était la princesse ? Sur l'instant, elle avait trouvé cela délicieusement héroïque et romanesque. Même si elle avait été consciente qu'elle ne ressemblait pas vraiment à une Rivenz, elle avait espéré que la confusion pourrait toujours leur faire gagner du temps. Maintenant, elle s'interrogeait sur l'intelligence de cette impulsion.
La serrure cliqueta et la grille s'ouvrit.
– Pouvez-vous sortir, s'il vous plaît ? demanda son geôlier.
Il s'agissait du même jeune homme que la veille, celui dont le léger duvet sur le menton rappelait à Saï son frère Tensuke. Mais il parut soudain se rappeler d'une chose et se raidit.
– Je veux dire, dehors, prisonnière ! se reprit-il avec tout ce qu'il pouvait rassembler d'autorité.
Saï obtempéra silencieusement.
– Tendez vos mains ! ordonna le garde avec le même ton forcé.
Il lui entrava les poignets d'une chaîne bien trop lourde pour ses bras minces. Elle leva la tête vers l'homme, et le regarda avec confusion.
– Vous êtes transférée, commença-t-il à expliquer.
– C'est bon, pas la peine de raconter ta vie ! coupa soudain un autre garde, occupé avec deux autres de ses collègues à extraire Hermeline et Monsieur Wolfang de leur cellule respective pour leur faire subir le même traitement.
Dans la pénombre du sous-sol, les trois prisonniers échangèrent des regards anxieux. Wolfang tenta un sourire qui se voulait rassurant mais les deux jeunes filles étaient parfaitement conscientes de la situation critique dans laquelle ils se trouvaient tous. Comme mu par une résolution soudaine, le visage de la princesse se durcit. Affolée, craignant qu'elle ne cède à une impulsion irréfléchie, Saï lui adressa des dénégations frénétiques.
– Ça suffit, avancez ! ordonna le garde en tirant sur sa chaîne.
Les fers mordirent dans la chair fine de ses poignets et Saï ne put retenir un cri de douleur révolté.
Les soldats sulnites poussèrent leurs prisonniers vers les escaliers que ceux-ci grimpèrent, la peur au ventre. Puis ils furent conduits dans la cour de terre battue, où une escorte d'une quinzaine d'hommes les attendait. Saï cligna des yeux à la brusque lumière du soleil. Tout autour d'eux, le bâtiment, qu'elle n'avait vu que de nuit en arrivant la veille, lui sembla prêt à les écraser sous sa forme massive. Des hauts murs sévères les enserraient, percés seulement de quelques rares fenêtres étroites. Quatre tours trapues marquaient chaque angle de leur masse menaçante.
Pendant que Saï détaillait la sévérité de leur prison, les soldats s'étaient mis en ordre de marche. La jeune fille comprit avec désarroi qu'elle allait devoir marcher sur une distance indéterminée avec ces chaînes qui lui arrachaient les bras. Elle croisa le regard d'Hermeline qui reflétait la même angoisse.
Autour d'eux, la colonne de soldats s'ébranla. Quatre cavaliers l'encadraient. Tandis qu'ils passaient la grande porte, Saï songea amèrement qu'un tel déploiement de force rien que pour eux n'était en rien nécessaire. Hermeline et elle-même étaient les membres les moins extraordinaires du groupe. Elles n'avaient aucun moyen de s'échapper. Yerón aurait pu s'envoler et leur fausser compagnie, Eliz en aurait sûrement assommé la moitié à mains nues, Kaolan aurait bondi de tous côtés pour s'enfuir et Razilda aurait... fait des trucs de Razilda, certainement en énervant tout le monde et en semant la zizanie entre les Sulnites. Mais elles... elles étaient démunies. Saï n'oubliait pas Monsieur Wolfang, mais celui-ci n'était qu'un bûcheron dépourvu de hache.
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