6- "Je suis la seule à laquelle on ait jamais rendu visite." 3/3
Avec une légère appréhension, Razilda referma sa main sur la poignée d'Améthyste et la tira hors de son support. Elle admira sa garde qu'elle fit miroiter doucement. Puis elle fendit l'air de quelques passes et reconnut que l'équilibre de l'arme était parfait. Lorsqu'elle abaissa la lame, elle vit que ses compagnons la regardaient tous avec une affection fascinée qui la mit très mal à l'aise.
– Et ça suffit ? demanda-t-elle brusquement pour chasser sa gêne. Nous sommes liées, comme Eliz et Griffe ?
– On dirait que non, annonça Améthyste la voix crispée. Ça me prend toute mon énergie pour éviter de te repousser.
Razilda sourcilla et s'empressa de reposer l'arme.
– Si ce n'est que ça, dit alors Yerón, c'est facile de comprendre ce qu'il manque.
– Il manque quoi ? demanda Saï avec impatience. Dis-le-nous !
– Vous avez assisté à la Cérémonie de Transmission comme moi, n'est-ce pas ? Ce qu'il manque, c'est un peu de sang de Razilda sur la lame.
– Bien sûr, dit Eliz en se frappant le front. J'avais oublié qu'on m'avait demandé un peu de sang avant de forger Griffe. J'ai toujours pensé que c'était seulement symbolique.
– Du sang, tu as raison, murmura la Jultèque. Et est-ce qu'en faisant ça, je pourrais la rebaptiser ? Parce qu'Améthyste, ça fait un peu...
– Ça fait un peu quoi ? s'offusqua la rapière. Et moi, tu penses que je pourrais te rebaptiser ? Razilda, ça sonne un peu trop jultèque, non ?
– C'était une mauvaise idée, oublions ça, dit Razilda en pinçant les lèvres.
Elle était consciente que partir sur de mauvaises bases avec sa nouvelle arme aurait été une grave erreur. Sans plus attendre, elle saisit à nouveau Améthyste et dressa sa lame devant son visage. Elle blessa son pouce contre son tranchant et le sang coula. Lorsque le filet fut suffisant, il disparut, absorbé dans le métal.
– Voilà qui est mieux, déclara Améthyste avec soulagement. Je retrouve les sensations que j'avais avec Bastian. Je suis sûre que nous allons bien nous entendre toutes les deux.
Razilda ne répondit pas tout de suite, saisie par ce qui lui arrivait. Elle considéra ses mains qu'elle ouvrit et referma plusieurs fois.
– C'est incroyable, constata-t-elle. Eliz, c'est ça que tu éprouves en permanence ? J'ai l'impression d'être plus forte et pleine d'énergie. Que rien ne pourrait me résister.
– Est-ce que tu ressens le désir impérieux de mourir pour les Soltanhart ? interrogea Eliz avec curiosité.
– Pas vraiment, pourquoi ? Je devrais ? demanda Razilda, interdite.
Ravie de sa plaisanterie, Eliz se mit à rire et l'attira contre elle pour une brève accolade, les yeux brillant d'émotion. Décontenancée, la Jultèque lui rendit son étreinte avec gaucherie.
Sa nouvelle acquisition en main, Razilda se retrouva vite embarrassée. Deux rapières, c'était plus que ce qu'elle pouvait manier à la fois. Elle sortit de son fourreau la fidèle épée qui battait son côté depuis plusieurs années pour y ranger Améthyste à sa place. Puis, après réflexion, elle ôta son manteau, roula la lame à l'intérieur puis le fixa tant bien que mal en bandoulière dans son dos en nouant ses manches entre elles.
– C'est un cadeau de mon père, expliqua-t-elle à ses compagnons. Je ne peux pas l'abandonner ici.
– Tu la lui rendras quand tu rentreras à Jultéca, dit Eliz.
Son sourire vacilla sur ses propres paroles et elle se détourna aussitôt.
– Allez, en route ! Sortons de là ! lança la guerrière avec un entrain qui sonnait faux.
Alors qu'ils traversaient l'antichambre, Yerón demanda brusquement :
– Vous savez depuis combien de temps on est là ?
Son ton inquiet réclamait une réponse immédiate.
– J'ai un peu perdu la notion du temps, s'excusa Eliz. Pourquoi ?
– La marée ! s'écria le jeune homme. On risque de rester coincés ici, si on ne se hâte pas !
Son agitation contamina le groupe et tous se mirent à courir jusqu'à l'entrée.
Les grandes portes de pierre avaient été conçues pour être fermées depuis l'intérieur et Yerón en comprit aisément le mécanisme. Il laissa ses compagnons traverser puis, à deux mains, baissa le grand levier contre le mur. Les battants commencèrent à se refermer avec un raclement traînant. Le jeune homme les franchit rapidement pour rejoindre ses amis.
Et constata avec eux l'urgence de leur situation.
La faille par laquelle ils étaient arrivés ne laissait plus passer le jour que par un étroit triangle qui s'amenuisait à chaque battement de cils.
– Vite, tous à l'eau ! ordonna Eliz.
Puis, se rappelant qu'ils n'avaient jamais eu l'occasion de partager l'information au coin du feu, elle ajouta avec un brin d'inquiétude :
– Tout le monde sait nager ?
C'était heureusement le cas. Manteaux encombrants et lourdes bottes furent rapidement ôtés et bourrés dans les sacs. Les uns après les autres, les compagnons descendirent les quelques marches qui n'étaient pas submergées avant d'entrer dans l'eau glacée.
La mer n'avait pas encore atteint son niveau le plus élevé, il s'en faudrait même d'une bonne heure. La situation n'en était pas moins dangereuse pour autant.
Avec amertume, Kaolan sentit l'eau salée se coller à sa fourrure. Il venait à peine de se débarrasser de cette sensation poisseuse sur son pelage que déjà il devait retourner à l'eau. Il suivit ses compagnons devant lui qui nageaient, accrochés à la paroi. Si tout se passait bien, il ne leur faudrait que quelques brasses pour retrouver la terre ferme.
Tempête fut le premier à franchir la brèche. Il se propulsa vigoureusement de ses puissantes pattes arrière, puis il replia ses ailes pour se laisser couler. Il disparut sous l'eau. Très vite, ses compagnons entendirent des éclaboussures puis un battement d'ailes laborieux.
– Dépêchons-nous de le rejoindre, dit Saï, les lèvres déjà bleues de froid.
À la queue leu leu, ils nagèrent vers la fissure. Un cri rauque retentit plusieurs fois de l'extérieur. Tempête glatissait avec insistance.
– Il y a quelque chose dehors, s'inquiéta Saï. Il veut nous prévenir d'être prudents.
– Laissez-moi passer devant, réagit aussitôt Eliz en dépassant ses compagnons en quelques brasses énergiques.
Lorsqu'elle émergea à l'air libre, elle ne vit pas ce que Tempête avait pu repérer. Ce qu'elle vit clairement, par contre, c'était la puissance des vagues, bien plus fortes que quelques heures plus tôt. Elle ne prenait pas les avertissements de Tempête à la légère, toutefois l'idée de laisser ses amis user leurs forces dans l'eau glacée en attendant qu'elle comprît ce qui avait inquiété le griffon lui paraissait bien mauvaise.
– Pour l'instant, la voie est libre, leur cria-t-elle pour couvrir le bruit des vagues. Dépêchez-vous !
À la sortie de la grotte, au milieu des rochers affleurant de toutes parts, les remous étaient violents et imprévisibles. Eliz se stabilisa en s'accrochant d'une main à un gros bloc qui émergeait à peine et guetta ses compagnons. Elle tendit l'autre bras à Saï sitôt qu'elle la vit apparaître. La jeune fille le lui agrippa avec énergie. Au même instant, une vague la submergea. Elle ressurgit vite, paniquée, toussant et crachant l'eau qu'elle avait avalée. Eliz la propulsa vers la paroi et la corniche qu'ils avaient suivies à l'aller. Saï fendit les flots et s'accrocha à la falaise. Une en sécurité.
Puis ce fut le tour de Yerón. Il attrapa sa main qui dépassait hors de l'eau.
– Aide-moi juste... à grimper là-dessus ! demanda-t-il d'une voix hachée.
Elle l'attira vers le rocher auquel elle s'agrippait. Le jeune homme s'y hissa avec difficulté. Ses pieds nus glissèrent sur la pierre. Avant de retomber à la mer, il donna une poussée et prit son envol.
– Je t'emmène ? proposa-t-il à Eliz.
– Tu ne me parais pas en état de porter mon poids en plus, répondit celle-ci. Mets-toi en sécurité d'abord, tu nous aideras de là-bas.
Bien conscient de son épuisement, Yerón ne chercha pas à argumenter. Il acquiesça brièvement et se dirigea vers la falaise. Et de deux.
Eliz respira un peu mieux et faillit boire la tasse quand une vague vint s'écraser sur son visage. Lorsque Kaolan apparut à son tour, la Rivenz commençait à sentir que ses bras faiblissaient et plusieurs fois, chahutée par le courant, elle manqua lâcher son point d'appui. Malgré tout, elle lui fit subir le même sort qu'à Saï. Et de trois.
Enfin, bonne dernière, Razilda passa la faille. Eliz lui tendit la main. Un brusque remous l'éloigna d'elle. La Jultèque se débattit pour se sortir des courants contraires. D'une vive impulsion des jambes, elle parvint à se projeter dans la direction de son amie. Celle-ci l'attrapa par le poignet.
– À quoi tu joues ? haleta Razilda.
– Ça se voit pas ? Je te sauv... sors de l'eau, répondit Eliz.
Malgré leur position précaire, c'en fut trop pour Razilda. Elle considéra Eliz, ses cheveux trempés plaqués sur son visage, très clairement au bord de l'épuisement, mais lui adressant malgré tout un sourire angélique et elle ne put retenir un rire.
– Tu as la rancune tenace, constata-t-elle. Tu la prépares depuis combien de temps, celle-là ?
Eliz se contenta de rire à son tour et haussa les épaules.
– Je t'envoie vers la falaise, expliqua-t-elle ensuite.
– Hors de question que tu restes seule en arrière, signifia la Jultèque d'un ton sans appel.
Comme pour étouffer dans l'œuf le différend prêt à éclore, Tempête glatit à nouveau. Son cri d'alarme déchira le ciel, pressant. Les deux femmes se jetèrent dans les vagues, et nagèrent de toutes leurs forces. Yerón qui flottait au-dessus des flots agités se mit alors à hurler à son tour.
Cette fois, elles le virent. Arrivant du large, fendant la mer dans une gerbe d'écume, une crête vert émeraude se dirigeait droit sur eux.
Saï et Kaolan venaient de prendre pied sur la corniche et crièrent à leur tour en leur faisant signe de les rejoindre.
Les deux femmes redoublèrent de vitesse.
– Ne restez pas là ! haleta Eliz à l'adresse de ses amis.
Quoique au sec, ils n'étaient pas forcément hors de portée de la créature qui s'approchait. Elle n'eut toutefois pas la force d'en dire plus. Ses bras et ses jambes la brûlaient et elle parvenait tout juste à se maintenir à la surface. Chaque respiration était douloureuse.
– Plus vite ! souffla Razilda en la frôlant.
Le sillon d'écume s'approchait et soudain, jaillissant dans un panache d'eau de mer, une créature se dressa à quelques toises d'elles seulement. Au bout d'un interminable cou reptilien, une grosse tête triangulaire oscillait, les fixant de ses yeux jaunes. L'eau ruisselait des longs barbillons qui pendaient au coin de sa bouche. Son dos s'ornait d'une crête hérissée de piques acérés.
L'espace d'une seconde, Eliz et Razilda restèrent pétrifiées devant ce spectacle, invoquant chacune dans un murmure son dieu de prédilection. Lorsqu'elles se remirent à nager, elles sentirent une forte poussée en avant, venant certainement de Yerón. La corniche et Saï qui leur tendait la main n'étaient plus qu'à quelques brasses.
Collerette dressée, la créature se jeta sur elles la bouche grande ouverte. Yerón, qui flottait toujours au-dessus de la scène, réunit ses mains en poing au-dessus de lui et les abaissa brusquement. Le serpent de mer fut arrêté net dans son élan et sa tête percuta les flots comme si une masse gigantesque s'était abattue sur son crâne.
Eliz et Razilda mirent ce répit à profit pour atteindre la corniche sur laquelle Saï et Kaolan les aidèrent à se hisser.
– Qu'est-ce que c'est que cette chose ? articula Razilda à bout de souffle. Vous avez des Ravageurs aquatiques aussi ?
– J'en avais jamais vu, mais il n'y a pas de raison qu'ils se cantonnent à la terre ferme, répondit Eliz sur le même ton.
Tous tournèrent des regards anxieux vers l'endroit où la créature s'était abîmée dans les flots, craignant qu'elle n'abandonnât pas si facilement son festin du jour.
Kaolan poussa Saï en avant sur le sentier.
– Demande à Tempête de te mettre hors de portée, en haut de la falaise, intima-t-il.
– Et toi ? s'inquiéta-t-elle.
– Je vais aller chercher mon arc, je l'ai laissé avec les bagages.
Répondant à l'appel de la jeune fille, Tempête s'approcha de la corniche pour qu'elle pût grimper sur son dos et prit de l'altitude au moment où le Ravageur apparut à nouveau entre les vagues. Courant dans les cailloux qui écorchaient leurs pieds nus, Eliz et Razilda tirèrent leur épée. La voix d'Améthyste s'éleva, vibrante d'excitation :
– Un combat ? Déjà ? Je savais que j'avais bien choisi ma nouvelle porteuse ! Oh la la, j'ai le trac ! Est-ce que je vais me souvenir de comment on fait ?
Yerón voulut réitérer le coup de masse qui les avait temporairement débarrassés de la bête. Il était épuisé, trempé, et ses dents claquaient fébrilement. Des points noirs commençaient à danser dans son champ de vision. Haletant, il les ignora et joignit à nouveau les mains. Lorsqu'il les abattit, il sentit sa concentration s'évaporer et il chuta droit vers les vagues.
Il percuta de plein fouet le cou du Ravageur qui cinglait l'air de fureur. Un goût de sang envahit sa bouche alors qu'il dérapait sur ses écailles glissantes. Il parvint à s'agripper à la crête qui lui écorcha la paume des mains. Il entendait les cris de ses amis paniqués, loin, très loin.
Suspendu à la crête, il se recroquevilla sur lui-même le temps de rassembler ses forces. Il posa ses pieds à plat sur le cou froid de la bête et donna une brusque impulsion. Il se lança à nouveau vers le ciel, mettant le plus de distance possible entre le monstre et lui. Il croisa Saï qui volait à son secours, un peu tard.
Il constata avec amertume qu'il avait pris beaucoup de risques pour bien peu de résultats. La créature paraissait avoir été bien peu incommodée par le choc. Maintenant qu'il était hors de danger, son cerveau recommença à donner un sens aux syllabes qui atteignaient ses oreilles.
– Va sur la falaise ! s'époumonait Eliz, assortissant ses consignes d'un florilège de jurons inquiets.
Le Ravageur se propulsa vers la paroi rocheuse de ses puissantes nageoires. Ses écailles brillaient au soleil d'un camaïeu de bleu, de vert et de violet.
La corde d'un arc vibra. Une flèche fusa en sifflant et alla se ficher en plein dans l'œil droit de la bête. Campée en haut de la falaise, la silhouette de Kaolan surplombait la scène, arc en main.
Le Ravageur émit une stridulation aiguë. Pris de rage, il balança le cou avec frénésie. Puis il chargea droit sur la corniche. Eliz et Razilda le virent foncer sur elles, la gueule grande ouverte, dévoilant des crocs effilés. De justesse, elles se jetèrent chacune d'un côté. Avec un fracas horrible, le serpent de mer s'écrasa la tête la première dans la falaise en projetant une nuée de cailloux et de débris de roches de toutes parts. Avec un bel ensemble, les deux femmes abattirent leur épée sur le museau du Ravageur, déchirant sans peine ses belles écailles brillantes. Les lames se levèrent une fois encore, mais l'animal glissa en arrière dans l'eau. Les vagues se refermèrent sur lui et il disparut, laissant dans son sillage un filet de sang qui s'élargissait.
– C'est bon, il a eu son compte ? s'enquit Eliz, essoufflée.
– J'espère qu'il a jugé que le jeu n'en valait pas la chandelle, répondit Razilda en rengainant son arme. Mais dépêchons-nous de remonter, au cas où il n'en aurait pas fini avec nous.
Elle se tourna vers Eliz. Celle-ci considérait avec embarras la corniche que le serpent de mer avait bien amputée de la moitié de sa largeur. Déjà qu'elle l'avait trouvée bien trop étroite en descendant, elle était désormais encore moins à son goût.
– Allez, viens, dépêche-toi ! s'impatienta Razilda.
Elle tendit la main à Eliz. Celle-ci soupira et prit son élan pour carrément bondir par-dessus la section endommagée du sentier. La Jultèque lui attrapa le bras et la tira vers elle. Eliz se stabilisa sur l'autre bord, puis les deux femmes se hâtèrent le long de la corniche pour rejoindre le haut de la falaise.
Elles l'atteignirent sans que le Ravageur refît son apparition.
Au pied du bosquet où ils avaient attaché les montures, Saï et Yerón s'employaient à allumer un feu. Kaolan sortait les couvertures des sacs. Tempête ne participait pas à l'agitation, néanmoins il avait déjà réservé sa place autour du feu. Trempées, les pieds et le visage écorchés, couvertes de poussière, les deux femmes s'écroulèrent à côté de leurs compagnons.
– J'en peux plus, lâcha Eliz en s'appuyant lourdement contre le dos de son amie.
– Enlevez vos vêtements mouillés et séchez-vous, ordonna Kaolan en distribuant les couvertures à ses compagnons.
Bientôt, des flammes s'élevèrent en crépitant. Avides de chaleur, tous se serrèrent autour du petit feu avec bonheur, mains tendues pour profiter de sa chaleur. Ce fut cet instant qu'Améthyste choisit d'interrompre.
– Vous voulez dire que c'est terminé, là ? demanda-t-elle, la voix vibrant de déception. On ne retourne pas lui régler son compte ? Allez, je n'ai pu le toucher qu'une seule fois !
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