6- "Je suis la seule à laquelle on ait jamais rendu visite." 2/3

Améthyste reposait sur son support, sa lame, large pour une rapière, pointée vers le bas. Les circonvolutions noires et dorées de sa garde s'enroulaient en un filet protecteur extrêmement travaillé. Comme un rappel de son nom, une pierre violette était incrustée dans son pommeau.

– Elle est magnifique, souffla Razilda.

Comme pour la caresser, elle tendit inconsciemment sa main, mais arrêta son geste à temps.

– Je me nomme Griffe Écarlate et j'arme le bras d'Eliz Drabenaugen, capitaine de la Garde Céruléenne, se présenta formellement Griffe, échaudée par ses interactions précédentes. Je voudrais parler à Améthyste.

Pas de réponse.

– Améthyste ? insista-t-elle en haussant le ton.

Toujours aucune réaction. Les compagnons commencèrent à manifester leur inquiétude.

– Je t'avais prévenue, fit remarquer la lance dans leur dos.

– Là, on est dans une impasse, déplora Eliz.

– Vous allez pas me dire qu'on a fait tout ce trajet pour voir une épée qui roupille ? se plaignit Saï.

Griffe s'époumona sur tous les tons. Elle appela Améthyste, mentionna Bastian et tout ce qui lui traversait l'esprit. En vain. Indisposé par le tapage et le bruit de fond qui fatiguait ses oreilles sensibles, Kaolan s'était éloigné. Accroupi au bout de la travée, il tenait sa tête entre ses mains.

– Il y a peut-être une solution, proposa lentement Razilda. Je pourrais tenter de la toucher.

– Quoi ? Jamais de la vie ! s'exclama Eliz en s'interposant.

Razilda soupira, elle s'était attendue à ce genre de réaction scandalisée.

– Écoute, je sais que ces armes sont quasiment sacrées pour vous, mais il va bien falloir essayer si c'est le seul moyen de la réveiller.

– C'est pas ça le problème, rétorqua Eliz impatiemment. Si tu la touches, tu vas prendre une décharge. C'est à moi de le faire.

La réaction de Griffe ne se fit pas attendre. Sa voix cingla.

– Tu oserais toucher une autre arme que moi ? se scandalisa-t-elle. Je te jure Eliz, si tu fais ça, je... je...

Tandis que l'épée bafouillait son indignation, Yerón se balançait d'un pied sur l'autre avec embarras. Il songeait qu'il devrait peut-être se proposer. Après tout, c'était pour lui et ses recherches qu'ils étaient venus jusqu'ici. Plus loin, Kaolan se faisait, à peu de choses près, la même réflexion. Razilda mit un terme à l'indécision générale.

– Je vous rappelle que j'ai eu un bout de Bastian dans la tête. S'il en reste quelque chose, peut-être qu'Améthyste le reconnaîtra ?

Eliz dut convenir que l'argument était valide. Avec une moue contrariée, elle s'écarta pour laisser le champ libre à son amie.

Razilda tendit les doigts avec appréhension. Elle se décida soudain et referma sa main sur la poignée de la rapière. Une vague de douleur déforma son visage. Elle serra les dents et maintint sa prise avec détermination. Tous les regards étaient fixés sur l'épée.

Enfin, au bout d'un temps bien trop long, une voix hésitante se fit entendre.

– Hein ? Bastian, c'est toi ? Que se passe-t-il ? Qui... qui essaye de me tromper ?

Razilda lâcha la poignée et secoua sa main endolorie. Elle avait maintenu le contact suffisamment longtemps pour que l'élancement commençât à remonter dans son bras.

– Complètement maboul, je l'avais dit, commenta fort peu charitablement la claymore.

– Améthyste, tu m'entends ? appela Griffe aussitôt pour ne pas la laisser se renfoncer dans la léthargie.

– Pas la peine de hurler, je ne suis pas sourde, grogna la rapière.

– Mes compagnons et moi aimerions te parler. À propos de Bastian.

La voix d'Améthyste se fit suspicieuse.

– Bastian ? Où est-il ? Un instant, j'ai cru sentir sa présence, mais je me suis méprise. Que me voulez-vous ?

– Tu ne sais pas ce qui est arrivé à Bastian ? intervint alors Yerón, surpris.

– Quand ils m'ont emmenée, ils m'ont dit qu'il était mort. Comment est-ce possible ? Quand on m'a séparée de lui, il était jeune, il allait très bien. Son corps en tout cas. Son esprit commençait à battre la campagne. On aurait dû me laisser à ses côtés !

– C'est de ça que nous voulons te parler, continua Yerón, prenant l'enquête en main. Sais-tu ce qui lui est arrivé ? Plus particulièrement lors du sommet avec Kadwyn l'Aventureux et... Jessera d'Airain. T'en souviens-tu ?

Un long silence lui répondit.

– C'est loin, dit enfin Améthyste, laborieusement. Mes souvenirs sont flous, cotonneux. J'ai l'impression de ne pas pouvoir y accéder.

Razilda s'accroupit devant l'arme comme pour parler à un enfant.

– Améthyste, si je te touchais à nouveau, est-ce que cela t'aiderait ? demanda-t-elle.

L'épée réfléchit à la proposition.

– C'est toi qui m'as évoqué Bastian ? Alors oui, peut-être...

– Tu ne m'envoies pas de décharge, d'accord ? précisa Razilda. J'aimerais pouvoir me resservir de mon bras un jour.

Améthyste acquiesça et la Jultèque déposa prudemment ses doigts sur sa garde.

– C'est étonnant, tu n'es pas une de ses descendantes comme je le croyais, dit la rapière d'une voix bien plus vive, presque moqueuse. Mais je vois bien quelques similarités entre vous, tout de même. Que voulez-vous savoir ?

Yerón entreprit alors de lui relater ce qu'il connaissait du sommet de Kadwyn, de ses participants et des événements auxquels ils avaient assisté à la Bibliothèque. Pendant son discours, il s'assit contre le mur et sortit son matériel d'écriture. Puis il se tut et laissa à Améthyste le temps de digérer toutes ces informations.

– Deux cent cinquante ans ? s'étonna-t-elle. Si longtemps que ça ? Ce n'est pas surprenant que j'aie eu autant de mal à me secouer. Je me souviens de ce sommet, maintenant. Bastian était très excité à l'idée de participer. Pour plusieurs raisons, si vous voyez ce que je veux dire. C'est quand on est rentré à Riven qu'il a commencé à se conduire bizarrement. Il était de plus en plus irritable, il avait des migraines en permanence. Il se plaignait même d'entendre des voix.

– Mais à propos du sommet en lui-même, de quoi te souviens-tu précisément ? insista Yerón pour la remettre sur la bonne voie.

– Je me souviens..., je me souviens que la comtesse était magnifique, dit Améthyste d'une voix rêveuse. Bastian attendait avec beaucoup d'impatience de discuter avec elle, avec Maître Al Dîn également. Tout avait si bien commencé... et puis il y a eu cet accident bizarre quand Kadwyn a ouvert le coffre.

Elle ménagea une pause dramatique. Si cela avait été physiquement possible, tous auraient été suspendus à ses lèvres.

– Le coffret, qu'y avait-il dans le coffret ? ne put s'empêcher d'intervenir Yerón, le souffle court.

– Lorsque Kadwyn a ouvert le couvercle, une sorte de vapeur verte s'est élevée. Elle tournoyait dans la cloche qu'il avait créée autour. Mais il restait quelque chose à l'intérieur. Nous avons vu sortir une petite créature vaguement humanoïde, qui ressemblait à un feu-follet. Elle s'est élevée au-dessus du coffre et elle a commencé à nous parler de sa voix grêle. Je me rappelle encore ses propos, parce que Bastian les répétait en boucle, par la suite.

Elle se tut, happée par ses souvenirs.

– Qu'a dit la créature ? la poussa Yerón, au supplice.

– Voici ses paroles : « Mortels trop curieux, contentez-vous des dons qui vous ont été offerts. Un secret doit demeurer caché. Façonné par le sang de vos ancêtres, il restera enfoui au creux de la terre, loin de votre avidité. ». Puis la brume verte a comme explosé. Tous les participants ont été touchés, leurs vêtements ont été imprégnés par cette chose.

Yerón notait fébrilement les propos de la rapière.

– Que s'est-il passé ensuite ? demanda-t-il.

– Tout le monde s'est mis à crier. Ils étaient furieux contre Kadwyn. Il a essayé de les retenir, mais tous les participants ont pris congé. Bastian a raccompagné la comtesse à l'auberge où ils étaient tous les deux descendus. Ils ont convenu de couper les ponts avec Kadwyn qui avait agi si inconsidérément. Ils avaient eu très peur, pourtant, tout paraissait encore normal.

« Quand nous sommes rentrés à Riven, Bastian a commencé à faire des recherches sur la nature de cette mystérieuse énergie "façonnée par le sang de vos ancêtres". Malheureusement, il n'a pas pu aller bien loin. Son état mental devenait de plus en plus instable. Il lui arrivait d'arrêter brusquement de travailler en hurlant qu'il entendait la voix de Kadwyn, et il le cherchait dans tout le manoir. Sa famille a fini par me séparer de lui, craignant qu'il ne blesse quelqu'un dans un coup de folie. J'ai protesté, j'ai crié pendant des jours, tant qu'il me restait de l'énergie. Rien n'y a fait. La suite n'a été pour moi qu'une longue torpeur entrecoupée de rares moments d'éveil...

Le silence retomba dans la grande salle. Les compagnons se tournèrent les uns vers les autres, abasourdis. Mis mal à l'aise par ces révélations, aucun n'osait parler. Razilda lâcha la poignée d'Améthyste et se releva en la remerciant.

– Façonnée par le sang de vos ancêtres, finit par murmurer Yerón.

– Le sang des Disparus, ajouta Kaolan qui s'était rapproché pour ne pas perdre une miette du récit de la rapière. Je crois qu'on a notre lien, maintenant.

À la lueur blafarde des lames, son visage apparaissait creusé et sinistre. Les paroles d'Améthyste confirmaient bien ses craintes. La main crispée de Saï se posa sur son bras. Refusant de croiser le regard de ses compagnons qu'il redoutait plein de pitié, Kaolan se détourna et s'éloigna dans la travée.

Yerón rangea les notes qu'il venait de prendre dans son sac, pendant qu'Eliz se préoccupait de l'état de la main de Razilda. Sentant le désintérêt soudain pour sa personne, Améthyste s'inquiéta.

– Excusez-moi, qu'allez-vous faire, maintenant ?

– Nous allons quitter les lieux et rentrer chez nous, expliqua Yerón. Le reste exigera un peu plus de réflexion. Tu as toute notre gratitude pour nous avoir raconté tes précieux souvenirs.

– Et vous allez me laisser toute seule ici ? demanda la rapière avec un début de panique.

Désarçonné par cette réaction, Yerón abandonna l'empaquetage de ses affaires.

– Tu n'es pas toute seule, voyons ! dit-il. Regarde toutes ses armes autour de toi qui ne demanderaient pas mieux que d'être tes amies.

Derrière lui, Saï pouffa. Avec une maladresse indéniable, le jeune homme s'exprimait comme s'il s'adressait à un enfant de cinq ans et non à une arme qui en comptait cinquante fois plus.

– Je ne veux pas d'elles pour amies ! s'emporta Améthyste. Elles sont toutes barbantes à radoter toujours sur leurs vieux exploits... Moi, je veux retourner dehors, vivre pour de vrai avec un nouveau porteur !

Devant la véhémence de l'arme, Eliz lâcha la main de Razilda pour intervenir.

– On n'a pas le droit, affirma-t-elle. Porter une Arme de Loyauté sans autorisation, c'est grave ! Moi, j'ai déjà Griffe, et mes amis... ne sont pas rivenz.

– C'est vraiment injuste ! s'indigna la rapière. Pourquoi seule Soleil Triomphant pourrait servir plusieurs porteurs ?

– Là, elle marque un point, commenta amèrement la claymore au mur. Moi aussi, j'aimerais reprendre du service.

– Ah, transpercer à nouveau le poitrail d'un Ravageur, et sentir son sang couler contre ma hampe... dit la lance avec nostalgie.

Saï fut soudain prise de pitié sur le sort de ces pauvres entités, condamnées à vivre éternellement dans le souvenir de leur gloire passée.

– Écoutez, s'empressa-t-elle de dire avant que la fronde ne s'étendît à toute la salle. Nous connaissons très bien la princesse héritière. Vous pouvez être sûres que nous lui parlerons de vos revendications dès notre retour.

Cette promesse parut contenter la claymore et la lance, ainsi que quelques armes voisines qui avaient commencé à s'agiter à l'idée d'avoir un jour un nouveau porteur. Mais pas Améthyste qui avait à nouveau pu goûter au contact d'un être humain. Sentant que les visiteurs s'éloignaient, elle s'affola.

– Où êtes-vous ? lança-t-elle désespérément. Ne partez pas ! Attends ! Toi, Razilda ! J'ai lu ton nom dans ton esprit, mais ce n'est pas tout ce que j'y ai vu. Tu souffres de la perte de quelque chose. Sans elle, tu te sens vulnérable. Je peux la remplacer ! Je peux t'aider. Tu crains de ne pas pouvoir aider cel...

Razilda revint sur ses pas en catastrophe et se jeta sur sa poignée pour la faire taire.

– Ça suffit ! clama-t-elle. Je serais très flattée de te porter. Malheureusement, je n'en ai pas le droit, tu le sais très bien ! Et j'en suis désolée, crois-moi, parce que tu m'as l'air d'une arme exceptionnelle.

Eliz vit tous ses compagnons se tourner en même temps vers elle avec des expressions oscillant entre la supplication et le reproche. Elle se sentit prise au piège. Les paroles d'Améthyste l'avaient remuée, elle savait ce qu'endurait Razilda et s'imaginait aisément à sa place, séparée de Griffe. Pourtant, briser un des tabous les plus puissants de son peuple l'effrayait plus qu'elle ne voulait bien l'admettre.

– Ce n'est pas moi qui décide ! protesta-t-elle. Je n'ai pas ce pouvoir ! Si ça ne tenait qu'à moi, je n'hésiterais pas une seule seconde. Vous en êtes conscients, j'espère ?

Sans aucune pitié pour son dilemme, ses compagnons avaient tacitement choisi de se liguer contre elle.

– Hermeline serait sûrement d'accord, fit remarquer Saï d'un air entendu.

– Elle détesterait voir toutes ces armes inactives et malheureuses, renchérit Yerón.

– Pourquoi seul votre chef déciderait-il de qui est méritant ? ajouta Kaolan. Si elles sont toutes les deux d'accord, c'est suffisant.

Eliz se débattait encore, incapable de briser le carcan de la tradition. L'expression de Razilda signifiait clairement qu'elle n'attendait rien de semblable de sa part. Pourtant elle ne pouvait ignorer tout ce que la Jultèque avait perdu depuis que le hasard l'avait mise sur sa route. Elle ne pouvait ignorer que malgré tout, elle était toujours là, avec eux.

– Améthyste est une rapière, souffla insidieusement Griffe. L'arme de prédilection de Razilda. Si ça, c'est pas un signe du destin, je ne sais pas ce que c'est.

Eliz frotta avec malaise le bracelet de cuivre qui marquait son rang, cerclé à son biceps. Avait-elle le droit de prendre cette décision ? Son cœur et sa raison s'affrontaient farouchement sans qu'aucun des deux n'arrivât à l'emporter. Comme pour l'aider à décider, des paroles que Yerón avait prononcées dans l'arène s'insinuèrent dans son esprit.

"Il faudrait que tu commences à vivre pour toi-même."

Dans le plus grand désordre, toutes les épreuves qu'elle avait dû subir pour son pays depuis la bataille de Schelligen se heurtèrent dans sa mémoire. De ce chaos naquit le désir intense d'agir, pour une fois, égoïstement. Avec force, il balaya ses derniers scrupules. Elle hocha lentement la tête, comme pour se laisser le temps d'assimiler sa propre décision.

– Si c'est ce que tu souhaites, prends-la, dit-elle. Tu mérites ce qu'il y a de mieux.

Razilda sembla stupéfaite.

– Tu es sûre ? hésita-t-elle.

– Vas-y donc !

Et cette fois, Eliz sourit franchement pour montrer qu'elle assumerait ce choix.


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