6- "Je suis la seule à laquelle on ait jamais rendu visite." 1/3

« Je suis la seule à laquelle on ait jamais rendu visite. Cela prouve bien
à quel point je suis exceptionnelle ! »

Améthyste, rapière consciente de sa valeur


La grotte était vaste. Son plafond disparaissait dans des ténèbres que la lueur de la lanterne ne pouvait pas dissiper. Les algues et les coquillages accrochés sur les parois témoignaient du niveau des hautes eaux. Au-dessus de cette ligne s'étendait la plateforme sur laquelle le groupe se tenait. À cette exception près, tout le fond de la caverne était submergé.

Happés par les dimensions colossales des lieux, ils n'avaient pas encore remarqué ce pour quoi ils étaient venus jusqu'ici.

Dans leur dos, d'immenses portes à double battant étaient sculptées dans la pierre. Une gigantesque épée était gravée en son centre, pointe en bas. Sur les côtés était ciselée une cohorte de sabres, rapières, masses, haches, hallebardes et fléaux d'armes qui s'imbriquaient les uns dans les autres sur toute la surface des portes.

Ce fut Saï qui se retourna la première. Ses yeux et sa bouche s'arrondirent démesurément.

– Douce Lilan... j'y crois pas..., lâcha-t-elle, sidérée par le spectacle.

Ses compagnons se retournèrent à leur tour et des exclamations variées se firent entendre, ainsi qu'un brusque éternuement venant du côté de Kaolan.

– On y est, c'est bien là ! s'enthousiasma Eliz, euphorique.

La voix de Griffe s'éleva alors, balançant entre l'inquiétude et l'excitation.

– C'est là ? demanda-t-elle. C'est vraiment là, tu en es sûre ? Parce que je sens un vague chatouillis, rien de plus. Je m'attendais plus à une espèce de tornade de sensations dingues. Y a que moi qui trouve ça un peu décevant ?

– Ça ne peut être qu'ici, affirma Eliz. L'endroit où les armes sont entreposées se situe peut-être beaucoup plus loin sous terre.

Avec révérence, elle tendit la main pour suivre du bout des doigts les bas-reliefs sur la porte. Elle fut tirée de son exaltation par Razilda qui demanda, pragmatique :

– Et comment on fait pour rentrer là-dedans, maintenant ?

– On pousse ? proposa Eliz avec espoir.

La guerrière posa la lanterne par terre et ôta le manteau qui l'entravait. Puis elle plaqua ses deux mains contre un battant de la porte. Elle prit une grande inspiration et se mit à pousser.

– Allez, aidez-moi ! exigea-t-elle d'une voix hachée, tous ses muscles bandés dans l'effort.

Peu convaincus, ses compagnons l'imitèrent et s'appuyèrent contre la porte. Yerón resta en arrière, mains étendues devant lui. Ses sourcils étaient froncés sur la difficulté de la tâche. Pousser sans détruire. Si jamais il avait le malheur d'arracher un des battants, Eliz ne cesserait jamais de le lui reprocher. Sans parler d'Hermeline.

La porte resta insensible tant à la force brute qu'aux pouvoirs du jeune homme. Elle ne s'ébranla pas d'un poil.

– Il doit y avoir un mécanisme quelque part, proposa Yerón quand il fut las de forcer sans résultat.

Le groupe s'éparpilla sur toute la surface de la plateforme. Tenant la lanterne brandie, Eliz éclairait ses compagnons qui tâtaient les parois à la recherche d'aspérités trop régulières pour être naturelles. Saï inspecta le sol, mais elle ne découvrit rien de plus que de la roche grossièrement taillée. Le menton dans la main, Razilda détaillait la grande porte, espérant trouver un sens caché dans la composition du bas-relief qui l'ornait. Hélas, les armes de pierre ne lui révélèrent aucun secret. Pourtant, à plusieurs reprises, les yeux de la Jultèque crurent accrocher un détail. Prise d'une inspiration subite, elle appela :

– Eliz, tu peux venir voir, s'il te plaît ?

La Rivenz se jeta quasiment sur elle.

– Tu as trouvé quelque chose ? demanda-t-elle avec avidité.

– Non, mais j'aimerais voir ce qu'il se passe si tu dégaines Griffe.

Eliz s'exécuta. La lame de l'épée bâtarde brillait d'une très faible lueur verdâtre.

– Ce n'est pas très étonnant, en fonction de la distance où les autres armes sont entreposées, commenta-t-elle.

– Obscurcis ta lanterne, demanda alors Razilda.

Eliz fronça les sourcils sans comprendre. Elle obtempéra néanmoins en enfouissant leur seule source de lumière sous les plis de son manteau. Les protestations de ses camarades, brutalement ramenés dans les ténèbres, ne se firent pas attendre.

– Là ! Regardez sur la porte ! s'écria soudain la Jultèque.

Relevant les yeux, Eliz les vit alors. Incrustés chacun dans l'un des battants de pierre, deux petits cercles lumineux brillaient de la même lueur que la lame de Griffe.

– De la maënite, souffla Eliz. Alors ça, c'est malin.

« Repérez leur emplacement avant que je remette la lumière, ajouta-t-elle.

– J'en ai un, dit la voix de Razilda, à sa droite dans le noir.

– Et moi, j'ai l'autre, annonça Yerón quelques pas à gauche.

Lorsque Eliz dévoila à nouveau la lanterne, ses deux amis étaient chacun devant l'un des battants de la porte, le doigt posé sur le pommeau d'une épée. La gravure se situait juste assez haut pour que la maënite fût difficilement visible à l'œil nu.

De son côté, Saï avait renoncé à chercher et s'occupait plutôt de trouver un linge pour aider Kaolan à se sécher. Par-dessus son épaule, elle regarda ses compagnons d'un œil critique.

– On est censé faire quoi avec ça ? demanda-t-elle.

– Appuyer dessus, je suppose, répondit Yerón.

– En même temps ? voulut préciser Razilda.

Le jeune Pwynys haussa les épaules.

– Tant qu'à faire. À trois. Un... deux... trois !

Au signal, tous les deux appuyèrent sur la moulure dissimulée de leur côté de la porte. Les deux pommeaux s'enfoncèrent avec un léger raclement. Une série de chocs et de cliquetis résonnèrent au loin. Enfin, avec un grondement sourd, les deux battants s'ouvrirent lentement vers l'intérieur.

Tous se rassemblèrent autour d'Eliz qui leva sa lanterne à bout de bras. Lorsque les portes s'immobilisèrent, elle avança entre les deux battants. Son cœur tonnait dans sa poitrine, entre l'excitation de la découverte et la crainte de commettre un sacrilège. Ses compagnons la suivirent dans un couloir brut qui débouchait sur une volée de marche. Ils gravirent les degrés avec impatience pour aboutir dans ce qui, à la faible lueur de la lanterne, ressemblait à une antichambre. Intégralement taillée dans le calcaire de la falaise, la pièce était carrée, soutenue dans ses quatre coins par des piliers trapus sur lesquels étaient fixées des torches. Eliz en alluma quelques-unes et lorsque la lumière illumina les murs, des exclamations admiratives s'élevèrent.

– C'est magnifique, souffla Saï stupéfaite.

Un large bandeau bleu azur était peint sur toute la longueur des parois, servant de fond à une série de fresques somptueuses. D'un beau jaune d'or, le soleil des Soltanhart s'y étalait partout. Sur la droite de l'entrée, une peinture représentait Soltan faisant cadeau d'une épée à un monarque agenouillé devant lui. Tous y reconnurent aussitôt Soleil Triomphant. L'épée était représentée en majesté un peu plus loin, à côté d'autres armes. Les noms et les porteurs de chacune y étaient inscrits. Sans doute s'agissait-il d'armes ayant réalisé quelques hauts faits bien connus des Rivenz. La bonne qualité des œuvres, en dépit de l'humidité qui régnait en ces lieux, témoignait qu'elles avaient dû être régulièrement restaurées.

En levant la tête pour soulager sa claustrophobie, Kaolan eut la surprise de constater que le dôme en ogive, taillé au-dessus d'eux était peint d'une profonde nuit étoilée. Chaque astre y était fidèlement représenté.

– Là où dorment les armes, murmura-t-il, impressionné malgré lui.

Tandis que Yerón déchiffrait avec application tous les noms qui avaient l'honneur de figurer sur les murs, Razilda détaillait les piliers qui soutenaient la voûte. Leur sommet s'ornait d'une frise de formes géométriques et de larges rainures habillaient leur longueur jusqu'à leur épaisse base carrée. Chaque relief était habilement rehaussé d'azur et d'or.

Une arche en ogive s'ouvrait dans chacune des parois. Là encore, leur contour était sculpté de volutes peintes en bleu et jaune. Un soleil stylisé en ornait la pointe. Pendant que tous admiraient les fresques, la voix de Griffe s'éleva.

– Eliz, dégaine-moi, je t'en prie ! supplia-t-elle. Je veux être au maximum de ma conscience.

– Tu es sûre ? hésita Eliz. Ça ne va pas être trop intense à supporter ?

Comme son épée lui assura qu'elle était parfaitement capable d'encaisser, la guerrière la tira de son fourreau. Ses yeux s'attardèrent, admiratifs, sur sa lame qui brillait d'une luminosité rare.

– Bon, on s'enfonce ? proposa Eliz, muant sa nervosité en impatience.

Tous se regroupèrent, laissant leur amie ouvrir la marche. Maintenant qu'ils n'étaient plus absorbés par la nouveauté des lieux, ils remarquèrent un faible murmure, comme un bourdonnement continu.

Eliz choisit l'arche du milieu et s'y engagea. Elle s'immobilisa net sur le seuil, ébahie. Ses compagnons durent la bousculer pour la faire avancer.

Ils pénétrèrent dans une salle immense. Elle était en forme de U et épousait complètement l'antichambre avec laquelle elle communiquait par les trois arches. Des armes étaient accrochées partout où le regard se posait. Sur les murs, sur les piliers s'alignaient des haches, des épées, des claymores... Des râteliers en chêne, cerclés de bronze occupaient tout l'espace au sol. Aucune lumière n'était nécessaire, tant la lueur combinée de chaque lame illuminait le moindre recoin de la pièce. Rendant la scène encore plus surréaliste, un murmure lancinant flottait, menaçant de migraine toute personne qui s'attarderait trop longtemps.

Impressionnés, les cinq compagnons s'éparpillèrent avec hésitation et commencèrent à inspecter les armes autour d'eux.

– Ne touche à rien, Tempête ! avertit Saï. Fais attention à tes ailes ! Si tu renverses un de ses trucs, j'ose pas imaginer ce qui va se passer.

– Comment on va retrouver Améthyste dans ce bric-à-brac ? s'inquiéta Eliz en lançant des regards affolés de tous les côtés.

– Ce bric-à-brac ? Un peu de respect, s'il te plaît, s'indigna Griffe.

Yerón explorait avec attention les rangées de râteliers. Un « Bonjour ? » hésitant murmuré derrière lui le fit sursauter. Il s'écarta inconsciemment et frôla par mégarde une hache qui souffla un « Qui est là ? » indolent. Ces voix fantomatiques lui hérissèrent les poils des bras et il préféra s'éloigner. En déambulant entre les armes, son esprit agile enregistrait tous les détails.

– Il y a une logique de rangement, annonça-t-il soudain. Regardez ! Les râteliers forment des travées. Une petite plaque est gravée sur chacun, avec un nom de monarque. Vous savez qui régnait à l'époque de la mort de Bastian ?

Tous se tournèrent vers Eliz qui s'empourpra violemment.

– Euh..., attendez, je vais voir si je peux retrouver, dit-elle avec un début de panique.

Elle commença à compter sur ses doigts en marmottant.

– On aurait dû emmener Hermeline, elle l'aurait sûrement su, déplora Saï.

– Oui, on dirait que quelqu'un n'a pas bien écouté ses leçons d'histoire, ajouta Razilda, un sourire moqueur sur ses lèvres.

Une expression blessée passa sur le visage d'Eliz et elle se tourna vers la Jultèque.

– Tu sais, à l'école de mon village, les leçons d'histoire étaient assez limitées, fit-elle remarquer avec indignation. Je n'ai pas reçu une éducation de petite princesse. Tu n'imagines pas ce que c'est de débarquer au palais et d'avoir aucune idée de ce dont tout le monde parle ! D'être obligée d'apprendre la généalogie en lisant les noms sur les portraits en cachette ! Et j'en passe !

La bouche de Razilda s'arrondit d'étonnement. Elle n'aurait jamais cru que l'éducation pût être un point sensible et s'en voulut immédiatement de son manque de discernement. Elle baissa le front.

– Je suis désolée, convint-elle. Je n'aurais pas dû dire ça.

Devant ces excuses inattendues, Eliz regretta aussitôt son esclandre.

– Non, je... c'est moi, dit-elle, en se frottant la tempe avec embarras. Je ne sais pas ce qui m'a pris d'un coup. Allez, continuez à chercher Améthyste.

– On sait ce que c'est comme type d'arme ? demanda Kaolan qui déchiffrait les noms inscrits sur les plaques au-dessus des pommeaux.

– Non, répondit Razilda le sourcil froncé sur ses souvenirs. Vu la manière dont Bastian se tenait pour lui parler, on peut déduire que ce ne peut être qu'une arme que l'on porte au côté, comme une épée.

Alors qu'elle passait devant une hache au manche gravé d'un martial « L'honneur guide mon bras », un murmure plus sonore la fit sursauter.

«... intrus... » « ... méfiance... » entendit-elle par bribe.

La rumeur se propagea et le bruit de fond enfla progressivement.

– On va y passer la nuit, fit remarquer Griffe. J'ai une meilleure solution.

Et soudain, sans prévenir, elle se mit à brailler de toute sa voix.

– AMÉTHYSTE ? EST-CE QUE TU ES LÀ ? EST-CE QUE QUELQU'UN CONNAÎT AMÉTHYSTE, S'IL VOUS PLAÎT ?

Le murmure s'interrompit quelques secondes, avant de reprendre bien plus fort. Une voix pâteuse et hachée s'éleva alors à côté d'Eliz. C'était le même ton qu'avait Soleil Triomphant la première fois qu'ils l'avaient entendue, sans doute caractéristique des Armes de Loyauté séparées de leur porteur. La source en était un glaive à la garde démodée.

– Dis donc, jeune impertinente, ne t'a-t-on jamais appris à te présenter avant toute chose ? N'as-tu aucun respect pour tes aînés ?

Griffe resta muette, aussi estomaquée que sa porteuse.

– C'est exact, je m'excuse, finit par dire l'épée bâtarde avec effort. Je me nomme Griffe Écarlate et j'arme le bras d'Eliz Drabenaugen, capitaine de la Garde Céruléenne.

– Fort bien, reprit le glaive, adouci. La Garde Céruléenne est une très noble institution, je suis heureux d'apprendre qu'elle existe toujours. Je me nomme Étoile du Matin et je...

Sa voix était devenue de plus en plus traînante avant de s'interrompre complètement.

– Que voulais-tu déjà ? s'enquit alors le glaive dans un sursaut d'énergie.

– Nous cherchons Améthyste, l'arme de Bastian Hammerstein, expliqua Griffe, une pointe d'impatience perçant dans sa voix.

– C'est un nom qui ne me dit rien, déclara le glaive. Hé ! Brise-Crânes, tu connais une Améthyste ?

D'après la plaque gravée sur le râtelier, Étoile du Matin s'adressait visiblement à la masse accrochée à ses côtés.

– Hého, je te parle, Brise-Crânes, insista le glaive devant l'absence de réaction de sa voisine. Il faut l'excuser, elle n'a jamais été très vive. Même du vivant de son porteur.

À force d'acharnement, Étoile du Matin finit par sortir de leur torpeur les armes autour de lui. Le nom d'Améthyste se propagea ainsi de râtelier en râtelier, comme une vague sonore. L'onde passa autour de Razilda, Saï, Yerón et Kaolan, éparpillés dans les travées. Le même frisson involontaire les traversa.

Une voix frêle se fit alors entendre contre l'un des murs de la pièce.

– Hé, s'il te plaît, par ici !

Les compagnons se hâtèrent vers la source de l'appel. Il s'agissait d'une lance à la lame large, accolée de deux pointes. Sa hampe, renforcée d'acier, était fixée au mur entre une hallebarde et une claymore à la taille impressionnante.

– Excuse-moi, c'est bien une rapière du nom d'Améthyste que tu cherches ? reprit-elle lorsque tous se furent rassemblés autour d'elle.

– C'est bien ça, est-ce que tu sais où la trouver ? demanda Griffe à qui les compagnons avaient volontiers cédé les rênes de l'interrogatoire.

– Sur le râtelier, juste en face de moi, dit la lance. Je ne sais pas si tu pourras en tirer grand-chose, elle n'est pas très causante.

– C'est vrai, une discussion tous les dix ans, c'est le maximum qu'on peut espérer avec elle, intervint la claymore d'une voix de basse. Je crois qu'elle a un problème, elle ne doit plus avoir toute sa tête, la pauvre.

La longue lame de Griffe toujours soigneusement calée au creux de son épaule, Eliz se retourna avec précaution. Ses compagnons l'imitèrent et examinèrent les armes de la rangée.

– Regardez, elle est là ! lança Razilda, montrant du doigt la plaque de métal gravée à son nom.

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