5- "Un drôle de bonhomme, ce Maître Marchand." 2/2


Kaolan prit la nouvelle de leur départ prochain et de leur destination avec son calme coutumier.

– Tu cherches toujours de l'aide pour tes frères ? demanda-t-il.

Eliz acquiesça d'un hochement de tête.

– Comme moi, affirma-t-il gravement.

Il ne sembla pas avoir besoin d'en savoir plus, et reporta son attention sur la brassée de graminées vertes et fournies qu'il venait de cueillir. Il en tria quelques-unes qu'il jeta mais fut interrompu par une ombre qui vint se planter entre lui et les quelques raies de lumière qui traversaient le feuillage des arbres.

– Qu'est-ce que c'est que ça ?! demanda Saï avec fureur, pointant d'un doigt accusateur les herbes qui reposaient sur les jambes croisées de l'homme-félin.

– Et c'est reparti... murmura Eliz avec lassitude.

Elminel, répondit sobrement Kaolan, une herbe qui...

– Ne me prend pas pour une dinde, je sais très bien ce que c'est ! La question est : qu'est-ce que tu comptais en faire ?!

Et la jeune fille empoigna violemment la brassée d'herbes et se tourna pour prendre à témoin Eliz qui semblait tout à coup sourde et aveugle à ce qui l'entourait.

– Ce sont des Plumes de Chem, elles sont très importantes dans le régime de Tempête, et en quantité précise ! Tu voulais faire quoi ?

Kaolan se redressa pour faire face à l'agression, maîtrisant la rage sourde qui bourdonnait à ses tempes.

– Ton... animal a faim. Tu ne t'en occupes pas, tu es tout le temps dans la ville. Ne m'accuse pas de faire ce que toi tu ne veux pas faire.

La voix frémissante, Kaolan n'attendit pas de réponse et tourna les talons pour s'éloigner, n'étant pas sûr de pouvoir maîtriser sa haine beaucoup plus longtemps. Il fut accompagné par les piaillements de détresse de Tempête qui venait de voir s'envoler sa promesse de dîner.

– Tu... tu as vu ? siffla Saï quand l'homme-félin se fut suffisamment éloigné. Il essaye de l'empoisonner en lui donnant à manger n'importe comment !

– Oui, c'est sûrement ça, acquiesça Eliz gravement, c'est ce qu'il a dû trouver de plus rapide pour se débarrasser de Tempête. En attendant de quoi tu te plains, il t'a évité la corvée de récolte.

— Tu parles, je suis certaine qu'il a ramassé n'importe quoi, grogna la jeune fille.

D'un doigt critique, elle s'apprêta à pointer tous les défauts de la poignée d'herbe qu'elle agitait encore. Et dut convenir qu'il n'y en avait aucun.

                                                        ***

Le prince Isfarak sortit de son bureau assez satisfait. Surgissant à ses côtés comme une ombre fidèle, son chancelier s'enquit aussitôt de la cause de ce sourire.

– Le vieil empereur jultèque est dévoré par la crainte d'être renversé, répondit le Prince. Son esprit paranoïaque est tout entier tourné vers les moyens de garder son trône. Il est si aisément manipulable... Je me réjouis en imaginant Jultéca'th tomber sous notre domination sans avoir à combattre.

Le prince venait de contacter directement un de ses agents sur Jultéca'th. D'esprit à esprit. Ce pouvoir de projeter ses pensées était bien la seule chose utile qu'il avait acquise lors de son accident. Sachant l'intense frayeur que cela provoquait, il n'en abusait pas. Il s'en servait essentiellement pour communiquer par-delà les mers. Avec le général de son armée, par exemple. Mais même cet homme vaillant manifestait de la crainte lors de leurs contacts télépathiques. Cela l'avait bien un peu déçu de sa part. Après tout, il n'allait pas attendre des nouvelles du front de Riven'th par pigeons voyageurs !

– Seigneur, puis-je vous aider ? s'enquit le chancelier, conscient des responsabilités de plus en plus écrasantes qui s'accumulaient sur les épaules du Prince.

– Non, je vous remercie, je vais aller rendre visite à mon épouse, répondit Isfarak en le congédiant d'un geste de la main.

Le visage soudain grave, le chancelier s'inclina et s'effaça.

Le prince Isfarak se dirigea vers les appartements de son épouse, le son de ses pas énergiques étouffé par les tapis épais qui recouvraient chaque pouce du palais. Cela faisait plusieurs mois que Shamyran ne sortait plus de sa chambre. Elle avait toujours été de constitution fragile, mais la naissance difficile de leur fils avait porté un coup fatal à sa santé, la laissant faible et vulnérable à la moindre maladie. Il avait peu à peu pris sur lui toutes les responsabilités qui étaient les siennes pour la laisser se reposer. Et, lors de ses visites, il n'évoquait que des sujets légers ou les ragots des couloirs du palais, malgré son insistance à vouloir parler de politique.

Il traversa un joli boudoir aux meubles raffinés puis frappa un coup sec à une porte de bois marquetée au fond de la pièce. Il entra sans attendre. Il s'était mis à détester cette chambre sombre, aux fenêtres toujours obstruées de tentures, son atmosphère lourde des effluves de décoctions médicales toutes plus inutiles les unes que les autres. A son approche, la demoiselle de compagnie qui faisait la lecture se leva, s'inclina et se retira sans un bruit.

Isfarak s'approcha du lit où reposait son épouse. Son cœur se serra à la vue de son beau visage émacié, rendu plus pâle encore à côté de ses cheveux noirs étalés en auréole sur l'oreiller. Elle tourna la tête vers lui et sourit. Il saisit le livre que la demoiselle de compagnie avait laissé sur la table de chevet, encombrée de potions et de bâtons d'encens, puis s'assit au bord du lit.

– Veux-tu que je continue, mon amie ? proposa-t-il.

                                               ***

Razilda traversa son grand appartement les cheveux encore humides et s'assit à son bureau avec irritation. Le bain si longtemps attendu qu'elle venait de prendre était à peine tiède. A chacun de ses retours de missions de longue durée, c'était la même histoire. La chaudière cessait de fonctionner. A croire qu'elle estimait que l'absence d'utilisation était la pire insulte qu'on puisse lui faire.

Depuis bientôt dix ans, elle habitait un bel appartement au premier étage d'une maison cossue du quartier bourgeois. Même si elle était souvent absente, elle l'adorait et s'y sentait parfaitement à l'aise. Il avait d'autant plus de valeur à ses yeux qu'elle avait dû lutter pour que ses parents acceptassent qu'elle y vécût.

Sur Jultéca'th, tout était beaucoup plus affaire de classe sociale que de genre. Homme comme femme, il fallait respecter les convenances. Les femmes, même issues de la noblesse ou de la bourgeoisie, pouvaient tout à fait exercer le métier de leur choix, à condition qu'il corresponde à leur statut. Elles n'étaient pas rares celles qui occupaient des postes à responsabilités dans l'administration, ou à la Guilde des Marchands. Mais rester célibataire à presque trente ans et vivre dans un appartement bourgeois au lieu d'un manoir dans le quartier noble n'était pas du tout bien vu, surtout lorsque l'on est la fille du duc de Grisval, un des plus fidèles compagnons de l'Empereur qui avait accompagné le souverain dans toutes ses frasques de jeunesse. Cependant, ses infractions à la bienséance étaient déjà si nombreuses que ses parents avaient renoncé à lutter. Aurait-elle été l'aînée et l'héritière du titre de son père, qu'elle aurait sûrement eu plus de mal à imposer sa façon de vivre.

Mais la liberté dont elle jouissait lui permettait d'exercer au mieux son métier et de servir la couronne. Et même si ses parents désapprouvaient sa façon de vivre, elle savait qu'ils étaient au moins fiers de cela.

Bien que la température n'ait pas été optimale, prendre un bain lui avait fait le plus grand bien, après la longue traversée depuis Pwynyth, la purifiant du sel qui semblait s'être incrusté sur sa peau. Razilda se carra confortablement dans son fauteuil et, les jambes croisées sur son bureau, elle ouvrit distraitement le courrier qu'elle avait reçu pendant son absence. Une lettre en particulier retint son attention. Elle reconnut tout de suite l'écriture énergique sur l'enveloppe et la retourna entre ses doigts.

Il semblerait que sa précédente liaison n'en ait pas fini avec elle.

Razilda manipula un instant l'enveloppe, pensivement. Elle évoqua un visage rieur dans son esprit, et joua un instant avec l'idée de renouer. Mais non, toute l'excitation des débuts avait disparu, effacée par la réalité de son devoir et de sa mission.

Froissée en boule, la lettre encore scellée atterrit dans la cheminée. Il aurait de toutes façons été vain de chercher à renouer maintenant, tout aussi vain que de tenter de réparer la chaudière. En effet, même si elle ne savait pas vraiment pourquoi elle avait été rappelée, elle espérait que cela augurait d'une autre mission plus importante.

Dès son arrivée à Jultéca, elle avait été reçue dans son bureau par Sylvana d'Oragrain, la froide Ministre des Renseignements en personne. Elle avait noté son rapport de mission sans lui expliquer les raisons de son rappel. La comtesse lui avait signifié que, par son importance, même si elle avait été avortée, la clôture de cette mission se ferait devant l'Empereur et qu'elle pourrait lui remettre en personne les plans dérobés à la Capitainerie de Pwynyth. Ce genre de passage officiel dans la salle du trône était monnaie courante, cela n'avait rien d'un traitement de faveur pour la fille d'un vieil ami. L'Empereur aimait à rappeler qu'il était au centre de tout, et que ceux qui travaillaient directement pour lui ne devaient pas l'oublier. Aussi, Razilda attendait-elle sa convocation au palais de façon imminente.

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Oui, je sais, encore un petit chapitre intermédiaire, où on saute de personnages en personnages.  C'est le dernier, promis ! On repartira dans l'action pour le chapitre de vendredi !

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