5- "Un drôle de bonhomme, ce Maître Marchand." 1/2
"Un drôle de bonhomme, ce Maître-Marchand, avec une aptitude aiguisée à cerner les gens."
Eliz Drabenaugen, capitaine non-objective.
Le siège de la Guilde des Marchands à Derusto présentait une opulence tranquille et de bon goût : panneaux en bois précieux, dorures discrètes et tapis veloutés mettaient le visiteur à l'aise et en confiance.
A peine arrivée, Eliz fut aussitôt introduite dans le bureau du Maître Marchand. Le petit homme la salua avec chaleur ; comme on accueille un soldat et non une dame. Ce qui en disait long sur son habitude de traiter avec les cultures des autres îles.
– Puis-je vous offrir quelque chose à boire, ma chère capitaine ? demanda-t-il aimablement.
Et sans attendre de réponse, il sortit des verres de cristal d'un petit meuble, ainsi qu'une carafe assortie à moitié pleine d'un liquide rubis.
– J'ai là un excellent vin des Côtes de l'Uji. Sauf votre respect vous n'en faites pas de si bon sur Riven'th.
– Eh bien je vous écoute, qu'avez-vous donc à me proposer ? finit par interroger Eliz en s'enfonçant confortablement, son verre à la main, dans le fauteuil que lui désigna le Maître Marchand.
Celui-ci fit le tour de son bureau pour s'installer à son tour, avec une lenteur calculée.
– Chère capitaine, dans mon métier, on se doit d'évaluer les gens auxquels on a affaire vite et bien. Et il se trouve que ce petit talent ne m'a jamais fait défaut.
Cette introduction eut l'effet de porter Eliz sur les sommets de l'exaspération. Mais avec une maîtrise d'elle-même qu'elle exerçait rarement, elle se contenta de hocher poliment la tête.
– ... et vous m'avez fait l'effet de quelqu'un de fort et déterminé, de quelqu'un qui parvient toujours à ses fins. Ah, vraiment, se ruer ainsi dans le palais en se débarrassant de tous les gardes encombrants, j'ai trouvé cela grandiose.
« Bref, je suis inquiet de ce qui peut se passer à Riven'th. La guerre, ce n'est jamais bon pour les affaires, voyez-vous. J'ignore si vous avez un plan d'action pour la suite des événements, mais je suppose que vous risquez de vous heurter à un obstacle très embarrassant. »
L'homme ouvrit un de ses tiroirs pour en tirer une grosse bourse en cuir qu'il posa devant lui, laissant agréablement tinter son contenu.
– L'argent.
Les narines d'Eliz frémirent de colère retenue.
– J'ai peur de ne pas bien vous comprendre, dit-elle. Il me semble vous avoir déjà dit que je n'étais pas un mercenaire. Que me demandez-vous de faire en échange de cet argent ?
– Simplement réussir la mission que vous vous êtes vous-même fixée, répondit le Maître Marchand visiblement très content de lui. Retourner sur Riven'th. Voir ce qu'il s'y passe. Faire revenir la paix si besoin.
"Je vais vous donner une lettre de recommandation à porter à chacun des sièges de la Guilde que vous pourrez croiser sur votre route. Dans tous les cas, vous serez obligée d'y passer pour changer votre monnaie. Je leur demanderais également de vous apporter toute l'aide dont ils seraient capables au cas où vous auriez des besoins particuliers.
Stupéfaite, Eliz avait du mal à croire ce qu'elle entendait.
– Un instant, ne vous emballez pas ! J'avoue que j'ai du mal à croire que vos raisons soient simplement celles que vous venez d'énoncer. Évidemment, cette aide que vous m'offrez serait plus que bienvenue. Mais... ce que je n'aimerais pas, c'est qu'une raison secrète que vous seriez le seul à connaître vienne me mettre des bâtons dans les roues. Et puis... malgré tout... je suis tout de même une parfaite inconnue. Je vous trouve bien prompt à accorder votre confiance.
Le marchand sourit en joignant le bout de ses doigts boudinés devant son visage. Cette femme n'était pas facilement manipulable, c'était parfait.
– On ne devient pas Maître Marchand comme cela, expliqua-t-il, j'ai beaucoup voyagé contrairement à la plupart de mes compatriotes. Ayant vécu plusieurs années sur Riven'th, je connais parfaitement la signification des Armes de Loyauté. Votre fidélité à la famille royale est censée être indéfectible. Vous feriez n'importe quoi pour les protéger, ou restaurer leur trône si besoin. Puisque je pense connaître le principal moteur qui vous anime, je n'ai pas besoin d'en savoir plus. Cela rejoint mes vœux.
« Quant à la possibilité que je puisse me servir de vous à des fins inavouables, ma défense sera simple. Je vous donne cet argent et vous partez. Aucun paquet suspect à transporter. Vous n'êtes pas même obligée de passer aux sièges de la Guilde comme je vous l'ai demandé.
Et enfin... »
Pour la première fois, sa voix se fit moins assurée et son discours parut dévier de l'argumentation qu'il s'était tracée.
– ... si cela peut vous rassurer sur mes intentions, j'ai laissé à Riven'th des personnes qui me sont chères, et je ne voudrais pas qu'elles aient à souffrir de la guerre.
Embarrassé, il détourna brièvement les yeux de son interlocutrice, il n'avait pas prévu de faire apparaître ainsi cette faiblesse. Mais si cela pouvait la tranquilliser sur ses intentions, alors cela en valait la peine.
– Je... je ne sais vraiment pas quoi dire..., balbutia Eliz en se passant une main dans ses courtes boucles.
Il lui paraissait irréel de trouver, sur cette île où tout le monde la regardait de travers, quelqu'un qui lui proposait une telle aide sans avoir plus de garanties. Bien sûr ce n'était pas un geste désintéressé, c'était d'ailleurs la seule chose qui allait lui faire accepter cette proposition ; mais il s'agissait tout de même d'un formidable investissement sur l'avenir.
— Soyez extrêmement prudente, lui dit encore le marchand alors qu'elle prenait congé. Le Seigneur Terasu ne vous a certainement pas laissée repartir sans vous garder sous surveillance. Vous représentez un danger imprévisible dans sa ville. Et il déteste tout ce qui est imprévisible.
Eliz acquiesça gravement et le remercia encore une fois avant de le quitter.
Sitôt dehors, elle rejoignit Saï qui musardait dans une des rues les plus commerçantes de la ville. Elle lui fit signe alors que la jeune fille dévorait des yeux un présentoir chargé de robes aux couleurs chatoyantes.
— Allez, viens, allons boire quelque chose.
— Et comment ? Dans l'auge des chevaux ? soupira Saï amèrement, bien consciente de leur absence de moyens. Ce n'est pas la peine, merci.
Eliz ne répondit que d'un clin d'œil narquois. Tandis qu'elle l'entraînait, elle ne put s'empêcher de scruter avec méfiance la foule autour d'elles, l'avertissement du Maître Marchand encore vif dans son esprit. Elle ne remarqua rien d'anormal, mais n'en fut pas tranquillisée pour autant.
Lorsqu'elles furent attablées à la terrasse accueillante d'une taverne, ignorant les regards réprobateurs que les autres clients leur lançaient, Eliz raconta à voix basse le marché qu'elle venait de conclure.
– Et donc, conclut-elle, comme nous en avons parlé hier soir, j'ai décidé de prendre le prochain bateau pour Jultéca'th, peut-être aurais-je plus de chance là-bas. Les Jultèques ont toujours été plus prêts à la guerre que vous, les pacifiques Derujins. Et je n'aurais pas besoin de me faufiler en tant que passager clandestin, j'aime autant ça.
Les yeux étincelants d'anticipation, Saï faisait des bonds sur sa chaise.
– Jultéca'th ! Il paraît que les villes là-bas sont sacrément impressionnantes ! Et j'ai toujours rêvé de prendre le bateau !
– Hum... Saï... JE vais prendre le bateau, précisa Eliz mal à l'aise.
Le sourire de la jeune fille s'évanouit.
— Pourquoi ? gémit-elle. Et moi ? Tu as assez d'argent pourtant, n'est-ce pas ?
Eliz perdit contenance devant son regard implorant. Ce n'était pas une situation qu'elle avait l'habitude de gérer.
– Saï, écoute-moi, dit-elle d'une voix pressante. Je ne peux pas t'arracher à ton île natale comme ça, sur un coup de tête ! Je ne sais pas ce que l'avenir me réserve, mais je n'ai rien à perdre. Ce n'est pas ton cas. As-tu seulement pensé à Tempête ? On ne sait même pas si les griffons peuvent vivre ailleurs qu'ici !
A l'air déconcerté de Saï, Eliz vit qu'elle avait marqué un point. Pas pour longtemps. Le visage de la jeune fille se durcit très vite.
– Mon père m'a reniée, et par là même c'est tout Derusto'th qui me rejette. Je veux voir autre chose que cette île odieuse, et si Tempête n'y survit pas, alors je mourrais aussi ! De toute façon, je ne manquerais à personne !
Voilà que l'adolescente versait dans le mélodramatique. Eliz soupira.
– Tu as bien compris que je vais à la rencontre de la guerre ? Ça ne te fait pas peur ?
– Moins peur que de retourner repriser les chaussettes chez mes parents, répliqua Saï avec défi.
— Tu n'as pas besoin de retourner chez tes parents. Je te laisserai une partie de l'argent du Maître Marchand pour que tu puisses commencer une nouvelle vie, là où tu voudras.
Saï haussa les épaules.
— Même avec de l'argent, une femme qui vit seule sera toujours une paria, ici. Tu n'as pas encore compris ?
Eliz tapa du plat de la main sur la table, manquant renverser son verre.
— Enfin Saï, tu m'as sauvé la vie, tu m'as apporté une aide que je n'aurais jamais cru recevoir, laisse-moi rembourser cette dette ! Et non l'alourdir en t'entraînant avec moi vers l'incertitude et le danger !
Chacun de ses arguments ne paraissait que renforcer l'entêtement de la jeune fille.
— Rester seule ici ne me sauvera pas du danger. En plus, tu ne seras plus là pour me protéger.
Saï grimaça intérieurement, craignant que sa dernière phrase fût de trop. Or, sans le savoir, elle avait joué sur une corde sensible et Eliz marqua le coup.
— Je t'en supplie, laisse-moi t'accompagner, je me ferai toute petite, je ne te gênerai pas ! s'écria alors la jeune fille d'une voix implorante. Je resterai loin des combats, je me cacherai !
Eliz se frotta le visage avec accablement. Envisager ne serait-ce qu'un seul instant d'emmener Saï avec elle lui paraissait d'un égoïsme absolu. Elle commençait à bien l'aimer, et sa compagnie lui manquerait certainement. En outre, elle ne demandait pas mieux que de lui montrer que la vie pouvait se résumer à autre chose qu'une maison bien tenue et la production d'enfants à la chaîne. Elle dut se forcer à imaginer ce que l'existence de Saï serait si elle restait sur son île. Seule, en fuite, avec le devoir de protéger un compagnon qui lui serait impitoyablement retiré si elle était prise.
Peut-être que l'égoïsme n'était pas où elle croyait.
Lorsque Eliz la regarda à nouveau, Saï comprit à son air faussement sévère que la partie était gagnée.
– Entendu, tu m'accompagnes. Mais c'est bien parce qu'un griffon constitue une arme secrète déterminante.
La jeune fille esquissa quelques pas de danse autour de la table.
– Il faudrait peut-être que tu envoies un message à ta famille pour les rassurer. Nous aurons aussi quelques achats à faire pour nous préparer, en premier lieu pour trouver de quoi camoufler notre ami à fourrure.
Saï se figea, en équilibre sur une jambe.
– QUOI ?
Eliz haussa un sourcil amusé.
— Tu crois que la force de sa volonté est inférieure à la tienne ? Je n'ai aucune idée de la « quête » que poursuit ce garçon – Saï grimaça en entendant le terme – mais ce n'est certainement pas de traverser la mer qui l'arrêtera. Si je n'ai pas pu te convaincre de rester ici, je n'essayerai même pas avec lui.
La victoire que Saï venait de remporter se teinta soudain d'aigreur et elle ne pipa plus un mot de tout le trajet du retour. Elle ne remarqua pas les détours qu'Eliz leur fit emprunter pour quitter la ville.
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Le chapitre original n'est pas évident à découper !
Le résultat va être deux petites parties assez courtes, par rapport à la longueur habituelles de mes chapitres.
Merci d'avoir lu et, encore une fois, n'hésitez pas à laisser une trace de votre passage ;) !
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