5- "Je suis obligée de vous en parler ?" 2/2


– Mission accomplie !

Eliz sursauta violemment alors que Yerón atterrissait en douceur devant elle. Le jeune homme avait l'air ravi et lui fourra un gros paquet dans les bras.

– Regarde, j'ai récupéré nos affaires ! On a eu de la chance, ils n'ont pas l'air d'avoir fouillé nos chambres. J'ai laissé un message à Razilda, comme prévu ; si elle repasse par ici, elle ne devrait pas le rater. Je suis assez fier de moi, d'ailleurs, le message est plutôt subtil... Et surtout, j'ai retrouvé nos manteaux ! Enfin... des manteaux, je ne suis pas tout à fait sûr que ce soit les nôtres...

Devant l'absence de réaction de son amie, le jeune homme qui s'attendait à un peu plus d'enthousiasme, finit par s'interrompre, interloqué.

– Que t'arrive-t-il ? Tu es livide, on dirait que tu as vu un fantôme.

– Je crois que ce ne sera pas nécessaire, marmonna Eliz le regard fixe.

– Qu'est-ce qui ne sera pas nécessaire ? Les manteaux ? demanda Yerón sans comprendre. Bien sûr que si ! Tu grelottes de froid !

Et comme à une enfant, il lui fit passer une pelisse fourrée qu'il lui boutonna. Toute à ses préoccupations, Eliz se laissa faire en secouant la tête.

– Non, dit-elle, le message pour Razilda.

Le jeune homme fronça les sourcils.

– Comment ça ? interrogea-t-il, soudain inquiet, comprenant que le froid n'avait rien à voir avec l'état de son amie.

– Commençons par filer d'ici, c'est un miracle que les soldats ne nous aient pas repérés.

Eliz attrapa le bras du jeune homme et l'entraîna dans les rues en direction de leur cachette. En chemin, elle lui raconta en détail sa rencontre avec Razilda. Son récit ranima sa fureur et il s'acheva, entrecoupé d'insultes et de promesses de vengeance sanglante, à laquelle Griffe fit écho, l'assurant de tout son soutien.

Yerón fut tout aussi horrifié qu'Eliz l'avait été.

– Mais elle est au courant de tout ! s'affola-t-il. Elle sait où est la princesse ! Et nous avons perdu une journée entière ! Nous devons retourner chez Wolfang tout de suite !

A peine calmée, Eliz convint que c'était ce qu'ils devaient faire. Comme ils étaient pressés par le temps, ils commencèrent à jeter les premières idées qui leur passaient par la tête.

– Peut-on repartir de la même manière que nous sommes entrés ? commença Yerón.

– Impossible, les portes de la ville sont fermées la nuit.

– Le fleuve est-il praticable ?

– Vraiment en dernier recours, barboter dans le Reikstrom en cette saison, c'est le meilleur moyen d'attraper une pneumonie. Et il est barré d'une grille au niveau du rempart, il est impossible pour un homme de passer à travers.

– Et pour une...

– Pour une femme non plus, ne joue pas sur les mots !

– Alors il faut traverser les remparts.

– Hé, attention ! Interdiction d'attenter à leur intégrité physique !

– Je pensais plutôt « par-dessus » et non « à travers ». Connais-tu un endroit plus discret, ou moins gardé, où ce serait possible ?

Eliz ne répondit pas tout de suite, perdue dans ses pensées ; puis elle leva la main, comme frappée par une idée.

– J'ai bien trop faim pour réfléchir correctement. Qu'est-ce qu'il te reste dans ton sac ?

***

Le soldat Sayaad faisait les cent pas sur les remparts de Riven, ne s'éloignant jamais trop du brasero qui fournissait chaleur et lumière. Son regard scrutait la nuit à s'en faire mal aux yeux. Il faisait partie de ceux qu'Ull avait bénis d'une acuité visuelle exceptionnelle. Aussi était-il tout désigné pour la tâche de sentinelle. Aujourd'hui, ils avaient eu pour consigne d'être encore plus vigilant qu'à l'accoutumée. Il y avait eu du grabuge la nuit dernière. Une rebelle rivenz aidée d'un Pwynys avaient mis en déroute toute une escouade. Certains des soldats avaient été gravement brûlés, il les avait vu de ses propres yeux à l'infirmerie, lorsqu'il s'y était précipité, incapable de croire les nouvelles qui circulaient dans le baraquement. Et dire qu'il commençait à s'habituer à la vie sur cette île ! Rivenz et Pwynys n'étaient que des barbares, lâches et cruels.

La vue de ses compagnons, régulièrement espacés le long des remparts, qui montaient la garde de part et d'autre de sa position, le rasséréna quelque peu. Les gradés avaient eu beau leur répéter que leurs capacités physiques étaient bien supérieures à celles des autres peuples, il ne pouvait s'empêcher d'être inquiet. Certes, certains d'entre eux étaient plus forts, d'autres plus rapides, d'autres encore plus résistants. Pour une poignée d'entre eux, comme lui-même, c'était un de leur sens qui était plus affûté. Mais aucun d'eux ne possédait tous ces avantages. Ils n'étaient pas les surhommes invincibles qu'ils aimaient à prétendre.

Soudain, les poils de son cou se hérissèrent. Affermissant son arbalète entre ses mains, il se retourna vers la ville. À ses pieds, en bas des remparts, un petit bois s'étalait. Il y avait peu d'habitations dans ce quartier de Riven, et les citadins aimaient venir se promener dans ce petit bout de nature lorsque leurs activités le leur permettaient. Pour l'heure, le couvert des arbres représentait plutôt un obstacle.

Sayaad fouilla l'obscurité des yeux mais il n'y détecta pas le moindre mouvement. Mal à l'aise, il se tourna à nouveau vers l'extérieur de la ville. Soudain, une lueur flamboya à quelques toises sur sa droite, le long du rempart. La silhouette de l'une des tours de garde se découpa vivement soulignée par la lumière mouvante des flammes. Des flammes ? Sayaad se raidit. Il entendit les cris de ses camarades, surpris par l'incendie. Devait-il quitter son poste ? Et s'il restait là, serait-ce de l'obéissance ou de la lâcheté ? Ces questions existentielles le paralysaient sur place lorsque deux autres soldats, de ceux qui montaient la garde à sa gauche, passèrent devant lui au pas de course.

– Qu'est-ce que tu fous, Sayaad ? Viens, les gars là-bas vont avoir besoin d'aide ! lui jetèrent-ils au passage.

– Oui... oui, je vous suis ! s'écria-t-il sans pour autant leur emboîter le pas.

Il prit une grande inspiration, rassembla son courage et.... sentit soudain son casque quitter le sommet de sa tête. Il n'eut pas le temps de se retourner. Un violent coup s'abattit à l'arrière de son crâne. Il heurta du front les pierres de la tour et tout devint noir.

– Pourquoi il n'est pas parti avec les autres, celui-là ? grogna Eliz, son épée au poing.

– Il mourrait sûrement d'envie de faire ma rencontre, proposa Griffe.

– Pas le temps de se poser des questions ! intervint Yerón d'une voix pressante. J'ai juste pu jeter une lanterne sur un stock de flèches ; même en augmentant au maximum la puissance du feu, je crains que l'incendie ne dure pas bien longtemps ! Allez, accroche-toi à moi !

Dans un fracas métallique, il laissa retomber le casque qui flottait absurdement au-dessus de son propriétaire. Eliz lui attrapa le bras et ils franchirent ensemble les quelques pas du chemin de ronde, grimpèrent sur les créneaux puis, au mépris de la hauteur, sautèrent dans le vide sans hésiter.

Yerón ralentit leur chute sans difficulté, comme il avait l'habitude de le faire. Il sentit Eliz se crisper et l'entendit s'exclamer à mi-voix. Mais son premier vol se passa sans encombre et ils atterrirent en douceur au pied des hauts murs.

Soulagés d'avoir franchi l'enceinte, ils se regardèrent et hochèrent la tête. Le plus dangereux restait à venir. Ils devaient maintenant quitter l'ombre protectrice des remparts pour se lancer à découvert, en espérant que les soldats fussent suffisamment occupés par le départ d'incendie pour ne pas les remarquer.

– Il faut courir jusqu'au bosquet, là-bas, murmura Eliz. Alors, on sera hors de portée de leurs arbalètes. Tu es prêt ?

Yerón hocha la tête. Les deux amis se séparèrent et partirent en courant. Ils n'eurent fait que quelques pas, qu'un cri d'alerte retentit derrière eux. Un premier carreau frôla la tête d'Eliz en sifflant. La guerrière jura et rentra le cou dans les épaules. Elle se mit à courir en zigzag en redoublant de vitesse. Une nouvelle salve de projectiles vrombit à leurs oreilles. Craignant à chaque instant de sentir une pointe s'enfoncer dans ses chairs, Eliz jeta un bref coup d'œil vers Yerón pour s'assurer de son intégrité physique. Un carreau vint se planter avec un bruit mat à quelques pouces des pieds du jeune homme. Il glapit et se propulsa en avant. Les deux fuyards se jetèrent dans les buissons, enfin hors de portée.

Allongé dans l'herbe, les bras en croix, Yerón reprenait difficilement son souffle.

– Je crois que je n'ai jamais eu aussi peur de toute ma vie, haleta-t-il.

– Je dois avouer que ces bougres de Sulnites visent plutôt bien, surtout en pleine nuit, concéda Eliz. Allez, relève-toi, nous ne pouvons pas rester ici. Il faut avancer.

Et elle lui tendit une main secourable.

Les deux amis quittèrent le couvert du bosquet et filèrent à travers les champs, mettant le plus de distance possible entre eux et Riven.

– Crois-tu qu'ils vont lancer des troupes à notre poursuite ? demanda Yerón, profitant qu'ils ralentissaient enfin leur allure.

– Les Sulnites possèdent déjà les informations que leur a livré cette traîtresse de Razilda, dit Eliz en haussant les épaules. Toutes les garnisons doivent être en alerte. Je ne suis pas sûre que notre fuite change quoi que ce soit. Et ça m'étonnerait que les gardes aient eu le temps de nous identifier formellement.

Après quelques instants de silence, elle s'exclama avec agacement :

– Tonnerre ! Nous voilà encore à nous traîner à pied alors que ma bourse est pleine à ras bord ! Il nous faut des chevaux !

– Ne connaîtrais-tu pas un maquignon, dans les parages ? demanda Yerón. Nous pouvons bien le réveiller au milieu de la nuit. Il s'agit tout de même d'une urgence.

– J'aimerais éviter d'être vue, contra Eliz. Ce serait le départ de la piste qui mènerait jusqu'à nous.

– Alors, nous pourrions juste prendre les chevaux et laisser l'argent sur place. J'imagine que tu as une idée de la valeur d'un animal.

– Hmmm, pourquoi pas, songea Eliz qui ne demandait qu'à se laisser convaincre.

S'ouvrit alors ce qui était certainement le paragraphe de leur épopée méritant le moins d'être relaté. Même les protagonistes le passaient sous silence lorsque, bien plus tard, ils racontaient leurs aventures à un public conquis d'avance.

Les trop longues heures qu'ils passèrent à crapahuter dans la nuit, pendant qu'Eliz tentait de se rappeler où aller. Leur épuisement de ne pas avoir dormi pendant presque deux nuits et les discussions surréalistes qui en résultèrent. L'intervention de Griffe, contrainte de prendre les choses en main pour les guider dans ce qui commençait à ressembler à la plus maladroite intrusion de l'histoire du cambriolage. Le marchandage avec elle-même qu'Eliz tint à faire pour laisser sur place la somme la plus juste. La chute de Yerón, tellement fatigué qu'il avait du mal à tenir en selle. Rien de tout cela ne valait la peine d'être conté, hormis, peut-être, le choix de leur monture.

Eliz avait choisi un grand hongre noir dont la fougue lui avait tout de suite plu. Yerón, quant à lui, avait préféré une jument gris souris qui lui semblait plus calme et plus patiente. Sitôt les chevaux sellés, les deux compagnons s'enfoncèrent dans la nuit, aussi vite qu'ils l'osèrent.

Ils filèrent vers le village de Wolfang, une désagréable impression de déjà-vu au creux de l'estomac. Impression qui ne fit que se renforcer lorsque, deux heures plus tard, ils sentirent une tenace odeur de brûlé qui flottait en l'air, à peine arrivés en vue des premières maisons. Le cœur battant, ils poussèrent leurs chevaux dans les rues de Dunkelberg endormi, sans plus de souci de passer inaperçus. Les demeures étaient intactes, constatèrent-ils avec soulagement. Le village n'avait visiblement pas été le théâtre d'une expédition punitive.

Mais lorsqu'ils arrivèrent devant la chaumière de Wolfang, le spectacle qui les attendait les glaça d'effroi. Il ne restait de la maison et de la grange que des murs noircis. Des fumerolles s'élevaient encore au-dessus des cendres rougeoyantes. L'incendie n'avait pas tout ravagé, et ça et là, on apercevait dans les ruines une chaise intacte, une roue de charrette, ou un morceau de couverture ensevelie.

Eliz glissa du dos de sa monture et tomba à genoux, horrifiée. Non ! Non ! C'était impossible ! Elle se prit la tête entre les mains, qu'avait-elle fait ? Tout cela était de sa faute ! Elle n'aurait pas ramené Razilda, elle n'aurait pas séparé son groupe, elle ne serait pas allée chercher de l'aide auprès de Wolfang... Toutes les mauvaises décisions qu'elle avait prises semblaient avoir pris corps devant ses yeux. Pétrifié sur sa selle, Yerón ne put articuler le moindre mot de réconfort. Il était terrassé par l'ampleur du désastre.

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