4- "Tous ces Seigneurs pompeux..." 3/3


– Que faisons-nous de cette femme ? demanda le Seigneur Erato après qu'Eliz eut été raccompagnée aux portes du Palais. Nous n'allons tout de même pas la laisser disparaître comme ça dans la nature, n'est-ce pas ? Les informations qu'elle nous a apportées sont édifiantes, mais elle n'a aucune légitimité officielle. Elle est totalement imprévisible.

Le Seigneur Terasu eut un petit sourire.

– Vous avez absolument raison, et j'espère que vous ne m'en voudrez pas, Messieurs, si j'ai déjà donné l'ordre de la garder sous surveillance tant qu'elle est sur notre territoire. Je devais agir vite pour ne pas la laisser disparaître. Mais je ne crois pas qu'elle s'éternisera longtemps ici maintenant qu'elle sait qu'elle n'obtiendra aucune aide.

" Si vous le permettez, revenons aux problèmes vraiment graves qui nous occupent.

                                                      ***

Plusieurs fois, la terre trembla. Isfarak jaillit hors du kiosque élégant où il était venu soulager sa migraine, peu confiant en sa robustesse. Le sol se déroba sous ses pieds et il trébucha, à genoux dans le gazon. Il y resta immobile, attendant que les secousses cessent, les bras croisés sur ses cheveux noirs.

Enfin, lorsque le sol redevint stable, il se redressa lentement en s'aidant du banc de pierre qui se trouvait là. Ses jambes flageolaient encore. Il scruta avec inquiétude le palais et ses tours élancées coiffées de coupoles turquoise. Aucun dommage ne semblait avoir altéré l'harmonie du bâtiment. Cette fois-ci, les secousses n'avaient pas été trop violentes, mais qu'en serait-il de la prochaine fois ? L'homme se hâta vers le palais, craignant pour la sécurité de ses occupants.

– Seigneur Isfarak ! Seigneur Isfarak !

Deux gardes apparurent entre les massifs de fleurs du jardin, le casque de travers et le pas encore incertain. Le soulagement éclata sur leur visage à la vue de l'homme osseux au visage sévère qui venait vers eux.

– Seigneur, allez-vous bien ? N'êtes-vous pas blessé ? s'exclamèrent-ils de concert en se précipitant vers lui.

– Je vais parfaitement bien, je vous remercie, répondit le prince Isfarak d'un ton guindé.

Il dut repousser les mains pleines de sollicitude qui s'accrochaient à lui, vérifiant son intégrité physique et tapotant sa chemise noire, au col et aux manches bouffantes brodés d'or.

– Dites-moi plutôt ce qu'il en est à l'intérieur, y-a-t-il des blessés ? Mon épouse et mon fils, comment vont-ils ? s'enquit-il anxieusement.

– Pardon, Seigneur, nous l'ignorons !

– Nous étions de garde à l'extérieur !

– Nous vous avions vu sortir !

– Et nous sommes tout de suite venus voir si vous étiez sauf !

Les deux hommes semblaient inquiets d'avoir encouru son déplaisir. Mais Isfarak n'avait pas le temps de les rassurer. Il leur adressa un geste bref, les enjoignant à le suivre et reprit son avancée inquiète vers le palais.

La migraine lui martelait toujours les tempes. Dans le plus grand chaos, les pensées de personnes habitant à des milliers de lieues de l'île s'entrechoquaient avec des savoirs vieux de plusieurs siècles. Il était incapable d'y mettre de l'ordre ou d'accéder à des informations qui pouvaient lui être utiles. Il ne pouvait que subir, et cela altérait foncièrement son comportement. Il était plus nerveux, plus revêche, moins patient.

Et ce, depuis l'accident. Il avait bien cru mourir, ce jour-là. Les secours avaient pu le sortir de la crevasse, mais il y était resté longtemps, et bien trop profondément. Ce qu'il s'était passé en bas, il ne l'avait jamais raconté à personne.

Mais depuis, il savait qu'il devait agir. Dans l'apparent chaos qui envahissait son esprit, peu à peu, de grandes tendances s'étaient dégagées. Et il avait compris. Même si parfois l'envie lui prenait de se taper la tête contre les murs pour faire taire toutes ces voix. Oui, il savait que Pwynyth' devait être protégée, que c'était là que les conséquences de la guerre seraient les plus dramatiques. La vie était précieuse, il en était conscient. Il avait fait son possible pour détourner l'attention de l'empereur jultèque de l'île, maintenant il fallait attendre. De grâce, qu'on lui laisse le temps !

Le prince Isfarak comprima vivement son front entre ses mains pour revenir à la réalité, et gravit d'un pas rapide les marches qui menaient au palais, inquiet pour sa famille.

                                                    ***

Un jour plus tôt, Yerón descendait enfin du bateau. Il aurait embrassé le sol de soulagement si le spectacle étonnant de Jultéca n'avait pas déjà capturé ses yeux. Rien n'aurait pu être plus différent des tours blanches et fines de Pwynyth qu'il avait laissées derrière lui. Ici les maisons étaient massives et sombres, serrées les unes contre les autres. La première bouffée d'air jultèque qu'il respira le fit tousser. Ce qu'il relia immédiatement au ciel grisâtre qu'il avait vu surplombant la ville alors que leur vaisseau s'approchait du port.

Le jeune homme se chargea de ses bagages et se lança courageusement dans la ville inconnue. Jultéca semblait très populeuse ; Yerón dut se frayer un chemin dans les rues qui grouillaient de vie. Son premier geste fut de s'enquérir de la Guilde des Marchands. Celle-ci se trouvait non loin des quais et il put y changer ses lunes contre les monarques jultèques. Il pesta d'ailleurs un moment avant d'arriver à faire tenir dans sa bourse les grandes pièces lourdes et encombrantes. Ainsi nanti des armes nécessaires pour devenir un parfait consommateur, le jeune homme se mit à la recherche d'une auberge. Pour quitter le quartier du port, il n'eut d'autre choix que celui de traverser une large place sur laquelle s'élevait une gigantesque statue de granite noir. Le bras étendu vers l'océan, l'ancien empereur mettait n'importe quel envahisseur au défi de prendre sa cité. Une première ligne de remparts épais semblait appuyer cette orgueilleuse provocation.

Le nez en l'air, à la recherche d'une enseigne accueillante, Yerón fut surpris de la profusion de cheminées qui fleurissaient sur les maisons, parfois sur un toit, parfois sur un mur, toutes exhalant une fumée grisâtre. Ce début d'automne était pourtant bien doux, surtout pour un pwynys tout frais débarqué de sa froide patrie.

Distrait par la nouveauté, il faillit rentrer dans un groupe d'hommes qui s'affairaient autour d'un bâtiment en construction. Suffisamment surpris par le spectacle, Yerón s'arrêta un instant. Les ouvriers étaient tous vêtus d'une tunique et d'un pantalon bleu marine. L'un d'eux alimentait en bois ce qui ressemblait à un four métallique. Accolé à cette structure tournait un mécanisme qui entraînait un monte-charge rempli de pierres taillées et de planches. Intrigué, le jeune homme admira l'ingéniosité de la machine, sans en comprendre le fonctionnement. Bien sûr, sur Pwynyth' déplacer de lourdes charges était une tâche aisée, à condition de choisir des citoyens capables. Mais il semblait que les jultèques avaient su pallier leur absence de pouvoirs mentaux.

Laissant sa curiosité le guider, Yerón s'égara bientôt dans un quartier où il comprit très vite qu'il ne trouverait pas d'auberge, ou tout au moins aucune correspondant à ses moyens. Les rues s'étaient progressivement élargies sans qu'il s'en rende compte et l'avaient jeté nez à nez avec un spectacle impressionnant. L'artère qu'il suivait s'élançait à l'assaut d'une colline couronnée de bâtiments colossaux, et soigneusement ceinte d'une nouvelle muraille. Le jeune pwynys imagina aisément que le sommet des tours qu'il apercevait devant lui devait appartenir au palais impérial. D'étranges monuments pyramidaux l'entouraient, alourdissant encore l'édifice. Yerón s'arracha à la fascination de l'imposante architecture jultèque pour retourner dans les bas quartiers.

La fatigue aidant, la découverte de la ville devenait plus pénible, aussi aiguillonné par la nécessité, le pwynys se décida enfin à jeter son dévolu sur une hôtellerie. Un établissement simple et qui semblait plutôt propre. Yerón n'avait, de toute façon, pas l'intention de s'y éterniser. Il y resterait juste le temps de planifier son expédition.

Quelques heures plus tard, attablé solitaire devant les restes d'un copieux dîner dans la salle commune, Yerón tentait d'établir la liste du matériel dont il aurait besoin. Sa plume caressait distraitement sa joue. Le jeune homme avait du mal à se sortir de la rêveuse torpeur dans laquelle l'avait plongé le merveilleux bain chaud qu'il avait pris en arrivant. Aussi son attention dérivait-elle sur les discussions qui s'entrecroisaient dans la grande salle. Entre les petits tracas du quotidien et les suppositions peu flatteuses sur l'état de sénilité de l'empereur, le pwynys se sentait délicieusement étranger, libre de glaner les renseignements qui l'intéressaient sans aucunement en être affecté.

Ce fut ainsi qu'il finit par comprendre en fin de soirée que les ouvriers qu'il avait croisés un peu plus tôt étaient probablement des esclaves. Ceux-ci étaient tous la propriété exclusive de l'empereur qui pouvait à sa guise les attribuer dans les secteurs d'activité qu'il voulait soutenir. Et d'après les ronchonnements de l'aubergiste, l'hôtellerie n'en faisait pas partie.

C'était une information intéressante, mais complètement inutile pour la suite de son périple. Aussi fit-il un gros effort de concentration pour se replonger dans la carte.

Une chaîne de montagnes à la forme détaillée traversée par une rivière, des collines, des pistes coupant les forêts... il ne pouvait pas se plaindre de son manque de précision. Précision qui lui avait permis de localiser sur la grande carte de Jultéca'th la seule chaîne de montagne qui lui semblait cohérente. Du doigt, Yerón caressait pensivement le pic tronqué qui devait être le but de son voyage. Le fait que la carte recopiée par Aethel soit dépourvue de noms le faisait encore hésiter à se lancer sans plus de garanties.

– Alors beau blond, on est perdu ?

La voix moqueuse de la serveuse fit sursauter le jeune homme comme s'il avait été pris en faute. Celle-ci rit franchement en le voyant cacher la carte avec ses mains.

– Y'a pas de honte à être étranger vous savez, ça s'voit tout de suite qu'vous êtes pas jultèque. Mais on a l'habitude d'en voir ici, alors n'hésitez pas à demander si vous avez besoin de renseignements... ou de compagnie...

Une fois passé le choc de se voir abordé ainsi avec l'accent râpeux de Jultéca'th, Yerón lui lança son plus beau sourire et demanda innocemment :

– Effectivement, je pense que votre connaissance de Jultéca'th pourrait peut-être m'aider. Je cherche... je cherche des paysages de montagnes grandioses pour les peindre. Vers où me conseilleriez-vous d'aller ?

Le regard de la jeune femme oscilla un instant entre le respect pour l'artiste et l'incrédulité amusé que l'on a pour les simples d'esprit. Mais le client était mignon et la grande salle pratiquement vide. Aussi se pencha-t-elle sur la carte de l'île.

– Vous savez, les montagnes c'est toujours un peu pareil. Si vous voulez de la neige, y'a la chaîne Accrochenuages, au nord. Les deux autres massifs sont moins élevés.

– Un voyage vers le Nord me semblerait bien long. S'il n'y a rien d'autre qui différencie les deux autres massifs, j'irais sans doute au plus proche, constata Yerón comme parlant pour lui-même.

– Y'a bien une curiosité dans le Massif des Anciens Empereurs, un vieux cratère rempli d'eau. Et vous avez de la chance, c'est aussi le plus près. Mais il vous faudra quand même au moins six jours pour y aller, j'pense.

Yerón lui adressa un sourire radieux.

– Je vous remercie pour ces précieux renseignements. Je prendrais bien un autre verre de vin, s'il vous plaît.

Bien, il avait obtenu la confirmation qui lui manquait. Quoique muette, la carte d'Aethel la Sage regorgeait de détails, et l'entrée de la Bibliothèque était clairement indiquée au milieu d'un lac parfaitement rond, enserré dans les montagnes. Sa prochaine destination serait donc le Massif des Anciens Empereurs.

Il n'avait pas mené son enquête de manière franchement subtile, il devait bien l'avouer. Il aurait préféré que personne ne soit au courant de sa destination, mais il ne voulait pas non plus laisser sa paranoïa diriger le moindre de ses gestes.

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