4- "Je ne ferai aucun commentaire sur cette journée." 2/3


Le contact de Razilda était marchand et possédait des bureaux accolés à l'entrepôt où il stockait ses marchandises, sur les quais. La Jultèque savait à peu près ce qu'elle devait chercher, et trouva assez rapidement les bâtiments. Arrivée devant une lourde porte ornée de ferrures, elle souleva un gros anneau de métal et frappa deux fois à la porte avant d'entrer sans y être invitée. Elle pénétra dans une petite pièce fort encombrée. Deux chaises se trouvaient dans l'entrée. Des petites caisses au contenu indéterminé, empilées de guingois, composaient un étrange parcours d'obstacle pour traverser la pièce. Au fond, derrière un bureau enseveli sous des piles de papiers, une tête surmontée d'une tignasse blond paille pointa pour apercevoir la visiteuse.

– Est-ce que je peux vous aider ? demanda le jeune homme d'une voix haut perchée.

– Je me nomme Razilda de Grisval et je dois m'entretenir d'un sujet de la plus haute importance avec Jéromus Grandié, expliqua celle-ci en louvoyant entre les obstacles pour s'approcher.

– Avez-vous rendez-vous ? Je ne vous vois notée nulle part, constata le secrétaire qui avait à nouveau disparu derrière la pile de dossiers. Nous pouvons fixer une date ensemble si vous le souhaitez. Quelle est la raison de votre venue ?

– Cette information est malheureusement confidentielle, dit fermement Razilda qui, enfin arrivée devant le bureau, toisait le jeune homme de toute sa taille. Je suis persuadée que si vous lui transmettez mon nom, il me recevra sans tarder.

– M. Grandié est très occupé en ce moment, répondit le jeune homme d'un ton impatienté. Je ne peux pas laisser entrer n'importe qui dans son bureau sans rendez-vous.

Les coups d'œil fréquents qu'il jetait à la porte à sa droite confirmèrent à Razilda qu'il s'agissait certainement du bureau de son patron et que celui-ci était présent. Elle posa les mains où elle put sur les documents en vrac et se pencha vers le jeune homme.

– Quelle heureuse coïncidence, je ne suis pas n'importe qui, dit-elle, le visage soudain menaçant. Écoutez-moi bien, jeune paltoquet, vous avez le choix, soit vous allez immédiatement prévenir M. Grandié de ma présence, soit je me passerais de votre permission et j'irais me présenter moi-même. Je ne crois pas que vous soyez taillé pour m'en empêcher.

Saisi de crainte, le jeune homme regarda fixement Razilda et comprit rapidement où était son intérêt. Il était secrétaire, après tout, pas garde du corps.

– Je... je vais aller voir, bredouilla-t-il en se levant brusquement.

Il se précipita vers la porte sur le mur à sa droite en étant sûr de passer le plus loin possible de Razilda et y frappa trois coups pressés. Une voix lui répondit à l'intérieur et il s'engouffra dans le bureau en refermant soigneusement la porte derrière lui. Des bruits de conversation parvinrent à Razilda, durant plus longtemps qu'elle n'avait imaginé. Elle fronça les sourcils. Finalement après quelques minutes, le secrétaire ressortit.

– Vous pouvez entrer, dit-il d'un ton fuyant avant de retourner s'asseoir.

Razilda lui adressa un bref signe de tête et passa la porte.

Le bureau de l'agent jultèque était meublé avec plus de soin que son antichambre, tout en restant sobre. Tables et placards étaient en beau bois, travaillés avec soin mais sans ostentation. Jéromus Grandié se leva de derrière son bureau pour accueillir la visiteuse. C'était un homme d'âge moyen, de taille et de corpulence moyenne aux cheveux d'un brun moyen. Pour combattre cette apparente banalité, il entretenait un petit bouc qu'il lui donnait un air sardonique lorsqu'il se laissait aller à rire.

– Ma dame de Grisval ! dit-il avec affabilité. Soyez la bienvenue. Je vous attends depuis une bonne dizaine de jours. Installez-vous, je vous en prie. Désirez-vous boire quelque chose ?

Razilda s'assit et déclina la proposition. Elle eut le plus grand mal à faire taire son intuition qui recommençait à s'affoler.

– Notre voyage était loin d'être direct, puisque la discrétion était de mise, fit remarquer Razilda d'un ton pincé.

– Bien sûr, bien sûr ! Ce n'était pas un reproche ! Alors, racontez-moi, que vos pérégrinations vous ont-elles appris ? Cette infiltration a-t-elle été fructueuse ?

Razilda se dérida enfin et se pencha en avant.

– Je pense que vous serez d'accord avec moi pour dire que c'est le cas. La princesse héritière est avec nous.

Ses paroles produisirent l'effet escompté. Les yeux de son interlocuteur s'agrandirent démesurément.

– Vous avez trouvé la princesse Hermeline ? s'exclama-t-il. Savez-vous que les Sulnites la recherchent frénétiquement ? Où est-elle ?

Razilda hésita un infime instant. Alors qu'elle allait parler, elle se rendit compte avec saisissement qu'elle n'avait aucune idée du nom du village où ils avaient passé la nuit. Erreur de débutante.

– Dans un village à l'orée d'une forêt à environ cinq heures de charrette d'ici. Je le situerai facilement sur une carte, dit-elle avec assurance.

– C'est formidable ! Y a-t-il d'autres informations que nous pouvons communiquer à nos alliés sulnites ?

– Savent-ils qu'Eliz... la capitaine Drabenaugen n'est pas morte lors de l'invasion ?

– C'est un détail qui ne m'a pas paru important, dit Jéromus en haussant les épaules. J'attendais d'avoir davantage d'informations à leur communiquer, pour donner à Jultéca'th plus de poids. Ces Sulnites n'ont pas l'air de nous considérer comme des alliés sérieux, mais maintenant, grâce à vous, cela devrait changer !

Razilda sentit une brève irritation à l'égard du marchand.

– Il faut se méfier d'Eliz, insista-t-elle. Jusqu'ici, elle a facilement obtenu le soutien de la population. Son but est d'intégrer au plus vite un groupe de résistants. Il serait sûrement profitable pour nous tous de ne pas agir tant que ce n'est pas fait. Je reste sous couverture jusqu'à ce moment-là et une fois sur place, je me débrouille pour vous transmettre leur localisation. Les Sulnites nous devrons un fameux coup de filet, princesse comprise !

Jéromus acquiesça en caressant pensivement sa barbichette. Il finit par prendre une plume et du papier et commença à écrire.

– Ce serait parfait, dit-il. Même si je ne donne pas cher des rebelles. J'ai entendu dire que les Sulnites étaient en train de monter une unité spéciale pour en venir à bout. L'homme qui en prendra la tête est connu pour sa cruauté, il aura carte blanche pour trouver et exterminer tous les résistants. Je vous garantis que Riven'th va connaître la terreur.

« Et sinon, il y a-t-il autre chose que je devrais savoir ? demanda-t-il encore avec entrain, comme s'il ne venait pas de proférer les pires menaces.

Razilda sourit et allongea ses jambes.

– Nous avons trouvé une ancienne mine de maënite, dit-elle.

– Vraiment ? s'étonna le marchand en relevant la tête. Eh bien dites-moi, vous n'avez pas perdu votre temps, ces dix jours ont été bien employés !

– Mon avis serait de garder cette information pour nous et d'en informer uniquement Sa Majesté l'Empereur. Vu son importance nous pouvons la monnayer contre de solides avantages... ou la garder pour nous et l'exploiter.

– Bien sûr, vous avez parfaitement raison, commenta Jéromus sans cesser d'écrire.

– Pensez-vous que je pourrais entrer en contact directement avec le gouverneur sulnite ? demanda Razilda qui trouvait inconsciemment le marchand jultèque de plus en plus antipathique.

Celui-ci releva la tête vivement, comme piqué par un taon. Razilda perçut une peur fugace émaner de lui.

– Je... je crains que ce ne soit pas possible, se troubla-t-il. Il est préférable que les Sulnites aient un interlocuteur unique, et vu que je reçois directement les ordres de l'Empereur, je suis tout désigné pour être celui-ci.

– Je comprends, acquiesça Razilda en le perçant de ses yeux bruns.

Il lui restait encore un atout dans sa manche et elle répugnait à le jouer maintenant. Elle se serait soudain sentie bien trop vulnérable, comme un pion sacrifiable une fois sa mission accomplie. Aussi, après avoir mûrement pesé le pour et le contre, elle se tut et ne souffla mot sur la brillance des Armes de Loyauté.

– Où pourrais-je vous contacter en cas de besoin ? demanda alors le marchand qui semblait vouloir clore l'entretien.

– Nous sommes ce soir au manoir de la famille Hammerstein, qui soit dit en passant, collabore activement avec la Résistance, commença Razilda.

– Aha, intéressant, nota Jéromus en ajoutant une ligne sur son document.

– Mais nous n'y resterons pas, nous reprendrons rapidement la route. Je vous enverrai des messages réguliers pour vous informer de notre progression.

Jéromus acquiesça et se leva pour aller chercher un rouleau dans une armoire derrière lui. Il s'agissait d'une carte de Riven'th qu'il étala sur son bureau. Razilda lui localisa le village de Wolfang et l'emplacement approximatif de la mine abandonnée. Ils échangèrent encore quelques mots. Jéromus évoqua l'état de l'île mais rien dans ses propos n'était nouveau pour Razilda. Ayant ainsi épuisé leurs informations respectives, ils décidèrent alors qu'il était temps de prendre congé.

– Savez-vous si d'autres agents ont été dépêchés ici depuis mon départ ? demanda Razilda en se relevant. Il serait bon de se sentir épaulé, nous serons plus forts si nous constituons un réseau.

– O... oui, bien sûr, je vous mettrai en contact dès qu'ils se seront présentés à moi, se hâta de répondre le marchand en l'escortant vers la porte. Je vous souhaite bonne fortune et que les dieux vous soient favorables !

La porte claqua derrière elle et Razilda se retrouva seule dans l'antichambre. Le secrétaire n'était plus là. Sans doute s'était-il hâté de finir sa journée pour profiter de la fête de ce soir.

Une sensation inconfortable lui tenaillait la poitrine. Jéromus Grandié avait semblé pressé de la voir partir et peu disposé à planifier des actions futures. Peut-être avait-il simplement hâte lui aussi de retrouver sa famille pour la Fête des Dieux Aînés. Pourtant, Razilda secoua la tête, mal à l'aise. Son intuition continuait de lui hurler Trahison ! aux oreilles.

Merci, elle était au courant ! C'était maintenant fait et assumé, il n'y avait nul besoin de s'appesantir dessus.

Lorsque Razilda sortit du bâtiment, le soleil était en train de se coucher sur la mer. Excités par les déchets d'une journée de pêche, les goélands tournoyaient au-dessus de la baie en lançant des cris rauques. Se balançant doucement à leur mouillage, les hautes silhouettes des navires à quai se découpaient, sombre comme de l'encre, sur la palette de roses et d'oranges qui embrasait le ciel.

Ce spectacle ne suffit pas à détendre la jultèque. Quelque chose clochait. Elle traversa les ruelles sinueuses du quartier du port, la main sur la garde de sa rapière et le cœur battant.

Le ciel s'assombrissait à une allure folle, et au moment précis où la ruelle fut totalement plongée dans l'ombre, Razilda dégaina son arme et se jeta sur le côté.

La dague effilée qui visait son dos ne mordit que le vide. La jultèque se retourna vivement et para de justesse la seconde attaque qui visait à lui ôter la vie. Son assaillant était svelte et faisait une tête de moins qu'elle. Son visage était masqué. Silencieux et efficace, il ne pouvait s'agir que d'un assassin, et non de n'importe quel truand que l'on pouvait trouver dans ce genre de coupe-gorge.

Razilda se fendit vivement. Sa lame effleura les côtes de son assaillant. Celui-ci esquiva pour se rapprocher d'elle. Sa main droite jaillit, visant le cou de Razilda. La lame heurta la garde de la rapière avec un tintement sonore. Ce fut alors qu'une deuxième arme apparut dans la main gauche de l'assassin, filant droit vers le flanc de la jultèque. Elle n'eut que le temps de parer de sa main-gauche. Razilda repoussa violemment son adversaire contre une des façades miteuses de la ruelle.

Et soudain, elle sut que le danger venait de l'arrière. Elle se retourna adroitement pour bloquer l'assaut du deuxième assassin qui venait d'apparaître derrière elle. Une violente douleur lui déchira le bas du dos alors que la dague du premier assassin s'enfonçait dans sa chair. Razilda poussa un grondement de rage. Elle tournoya autour du deuxième assassin pour qu'il lui serve de bouclier face au premier.

Elle ne pouvait pas se permettre de laisser le combat s'éterniser. Aussi pressa-t-elle vigoureusement son adversaire de toute sa technique. Elle parvint à lui transpercer la jambe et l'épaule tout en gardant le deuxième à distance. Sa blessure la faisait cruellement souffrir et la précision de ses gestes commençait à s'en ressentir. Il en était heureusement de même pour son adversaire direct dont les mouvements ralentissaient notablement.

Razilda décida de jouer le tout pour le tout. Elle devait se défaire de lui avant de se laisser déborder par l'autre assassin. L'espace d'une brève seconde, elle baissa sa garde pour inviter à l'attaque. Son adversaire blessé s'engouffra dans la brèche avec l'énergie du désespoir. Mais la jultèque l'attendait. Elle esquiva d'un simple pas sur le côté et abattit sa main-gauche entre ses côtes. La manœuvre avait été rapide mais avait nécessité toute sa concentration focalisée sur son adversaire. Le second assassin n'avait pas raté l'occasion. Il bondit pour esquiver son collègue titubant et frappa de sa main gauche. D'une torsion désespérée du poignet, Razilda repoussa l'attaque de sa rapière. Elle était en déséquilibre et son adversaire enchaîna d'une attaque montante de sa main droite. La Jultèque eut beau se contorsionner, la lame s'enfonça profondément jusqu'à son épaule.

Razilda grimaça de rage. D'un coup de pied, elle repoussa l'assassin blessé contre le mur où il s'avachit, inerte, la main crispée sur sa blessure. Maintenant qu'elle y voyait plus clair, elle pouvait se concentrer sur son dernier adversaire.

Razilda rompit le combat un instant. Ses blessures la faisaient cruellement souffrir et elle dut faire appel à toutes ses ressources pour rester calme et garder la main ferme malgré le sang qu'elle sentait imbiber lentement ses vêtements. Elle décida de laisser son intuition diriger le combat et ferma à demi les yeux. Sa vision commençait de toute façon à se troubler. Ainsi, elle percevait mieux les mouvements de son adversaire.

Lorsque la dague fusa, elle rencontra la lame de la rapière, une première fois, puis une deuxième et une troisième, sans faillir. Razilda anticipait toutes les attaques de l'assassin, et celui-ci, pensant en finir rapidement avec son adversaire blessé, commençait à perdre son sang-froid. Lorsque cela commença à transparaître dans ses coups, Razilda contre-attaqua. L'assassin récolta tout d'abord une simple estafilade sur la main, puis une profonde coupure au biceps. Avant qu'il n'ait pu réaliser qu'il était en train de se laisser déborder, la lame de la jultèque vint lui transpercer la gorge.

Alors que son adversaire s'écroulait en tentant inutilement de compresser sa blessure grande ouverte, Razilda chancela et dut se retenir au mur. Son front et son dos ruisselaient d'une sueur glacée. Elle reprit son souffle en détaillant froidement ses deux adversaires agonisants. Deux assassins pour elle toute seule. Vraiment, c'était flatteur. Il s'en était fallu de peu qu'ils n'aient exécuté leur mission avec succès.

Elle commença par repousser les interrogations qui fleurissaient dans son esprit pour parer au plus pressé. En grimaçant, elle dénuda ses blessures qui saignaient abondamment, décollant et découpant les parties gênantes de ses vêtements maintenant tout poisseux. Elle acheva de déchiqueter sa chemise en longues lanières et s'en banda au mieux l'épaule et la taille. Le nettoyage devrait malheureusement attendre.

Se sentant à peine mieux, Razilda s'accroupit auprès de l'un des deux assassins et posa une main sur sa tête. Elle ouvrit son esprit, au lieu de filtrer comme elle faisait usuellement. Quelques images incohérentes y défilèrent. Au milieu de ce ramassis d'impressions impossible à interpréter, un visage familier se détacha. Un visage qu'elle avait vu très récemment. Razilda fronça les sourcils.

Le secrétaire de Jéromus Grandié.

Elle se redressa un peu trop rapidement et la tête lui tourna.

Qu'est-ce que cela voulait dire ? Grandié avait-il demandé à son secrétaire d'embaucher des assassins pour la liquider ? Il était peu probable que le secrétaire ait agit de son propre chef, à moins qu'il n'ait obéi à un autre patron ?

Même si plusieurs explications étaient possibles, pour Razilda, une seule s'imposait. Son contact à Riven l'avait trahie et avec elle, les ordres donnés par l'Empereur. Cela expliquait son peu d'empressement à établir un plan pour des actions futures. Voilà quelle était la trahison que son sixième sens lui hurlait aux oreilles depuis des heures ! Cela lui apprendrait à tenter de le museler avec des raisonnements oiseux. Se soigner devrait attendre, il y avait une visite qu'elle devait faire avant toute autre chose.

Lorsqu'elle se retrouva à nouveau devant l'entrepôt de Jéromus Grandié, la nuit était complètement tombée et les seules lueurs venaient de quelques lanternes accrochées le long des façades des bâtiments qui bordaient les quais. Aucune lumière ne filtrait ni de l'entrepôt ni des bureaux qui le jouxtaient. Par habitude, Razilda nota les fenêtres qui perçaient l'immense bâtiment à au moins trois toises de hauteur. Mais dans l'état où elle se trouvait, elle n'avait aucune chance d'arriver à escalader la façade jusque-là. Une fois n'était pas coutume, elle allait tenter une approche plus directe. Elle repéra la fenêtre du bureau où le marchand l'avait reçue et jeta un coup d'œil circulaire autour d'elle. Les rues étaient désertes. De la garde de sa rapière, elle entreprit de défoncer la fenêtre jusqu'à pouvoir actionner la poignée.

Elle enjamba le rebord et s'introduisit dans le bureau.


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