3- "J'ai bien aimé le spectacle." 3/3
Contraints à la discrétion, ses amis ne purent pas s'exprimer avec la vigueur qu'ils auraient souhaitée.
– Quoi ?
– Tu délires ?
– Un gradé en moins, c'est toujours ça de gagné. Ça peut les désorganiser un temps, continua Eliz, d'un ton ferme.
– Ils le remplaceront aussitôt, objecta Yerón. C'est prendre un gros risque pour rien.
Si le jeune homme avait choisi la voie de la raison pour atteindre Eliz, Saï n'y songea même pas une seconde.
– Tu ne peux pas aller tuer comme ça un type qui ne t'a rien fait ! protesta-t-elle, bouleversée. Hermie, dis-le-lui ! Utilise ton autorité !
Mais la princesse arborait soudain le même air que sa capitaine. L'idée n'avait pas l'air de lui déplaire.
– Nous pourrions aussi l'interroger avant de le tuer, dit-elle, pensive. Il doit posséder des informations qui pourraient nous être utiles.
Le regard horrifié de Saï circulait entre ses deux amies. Elle n'arrivait pas à croire ce qu'elle entendait.
– Kaolan, tu es d'accord avec ça ? demanda-t-elle encore, cherchant un allié.
L'homme-félin détourna la tête avec embarras.
– Si frapper un ennemi à terre peut permettre de sauver les tiens, alors ça doit être fait, marmonna-t-il, les mains crispées entre ses jambes.
Saï esquissa un geste d'impatience.
– Eliz, réfléchis ! C'est peut-être quelqu'un de bien, ce gars ! Il aurait pu débarquer avec tous ses soldats, réquisitionner les chambres et forcer Saphir à recommencer sa représentation. Et il ne l'a pas fait ! Pense qu'une femme et des enfants doivent l'attendre sur Sulnya'th !
La diatribe de Saï ne parut pas émouvoir Eliz, au contraire. Ses sourcils se froncèrent dangereusement.
– Parmi tous ceux que les Sulnites ont tués, je suis sûre qu'il y avait beaucoup de gens bien, aussi, qui avaient une famille, siffla-t-elle avec une violence contenue. Personne ne les a forcés à venir jusqu'ici pour semer le chaos !
Eliz se tourna alors vers Hermeline.
– Et vous ne savez pas tout. Saphir nous a appris que le prince sulnite a débarqué il y a peu avec des colons prêts à s'installer, ajouta-t-elle. Nous ne pouvons plus rester sans rien faire !
Les yeux d'Hermeline s'écarquillèrent démesurément.
– Comment ? clama-t-elle avant d'être sévèrement rappelée à l'ordre par ses compagnons.
« Ils ont perdu la tête ? continua-t-elle un ton plus bas, mais tout aussi virulent. Ils pensent vraiment que Riven'th est pacifiée, à leur merci ? Nous ne pouvons pas les laisser faire !
Sa voix frémissait de rage et elle cherchait du regard un objet à fracasser entre ses mains. Son émotion ne fit que renforcer la détermination d'Eliz.
– Il faut leur montrer qu'ils ne sont pas en sécurité, reprit-elle, inflexible. Les colons doivent comprendre que c'est leur vie qu'ils risquent en s'installant ici ! Instaurons un climat de terreur, et celui-ci ne sera que la première victime.
Saï se mordit les lèvres avec désespoir. Que pourrait-elle dire pour atteindre son amie ? Yerón prit la suite, tentant de faire valoir son raisonnement.
– Et pratiquement, tu envisages de faire comment ? demanda-t-il. Tu vas défoncer la porte d'un coup de pied et tuer tout le monde dans la pièce ? Bravo la discrétion. On pourrait aussi bien partir tout de suite et aller t'attendre à l'extérieur de la ville. Tu vas attirer l'attention des Sulnites sur Laudengen, et sur l'auberge. Tu risques de mettre Saphir en danger !
– Si tu m'aides, ce serait bien plus facile, rétorqua Eliz. Pour ouvrir la porte, ou pour effacer les traces. Qu'en penses-tu ? Cela nous garantirait efficacité et discrétion.
Le visage de Yerón se contracta. Il n'avait pas envisagé qu'elle retournât ainsi ses arguments. Il jeta un rapide coup d'œil à Saï qui le foudroyait du regard, mais il n'avait pas besoin de sa désapprobation pour prendre une décision. Il secoua la tête.
– Non, je suis désolé, je ne t'aiderai pas à assassiner un homme dans son sommeil.
Eliz inclina brièvement la tête, à aucun moment elle n'avait songé sérieusement à inclure ses amis dans ses desseins.
– Écoutez, dit-elle alors. Ne vous inquiétez pas pour les occupants de l'auberge. Je déplacerai les corps à l'extérieur de la ville. J'irai m'entendre avec la propriétaire pour qu'elle dise qu'elle ne les a jamais vus. Avec un peu de chance, le reste de l'escouade n'a aucune idée de ce que son chef est venu faire ici.
« Vous, vous allez dormir tranquillement et profiter d'avoir de vrais lits pour vous reposer. Vous partirez demain avant l'aube. Je passerai à l'action après votre départ et je vous rejoindrai sur la route du Sud. La Résistance a établi son nouveau quartier général dans les ruines du château du Roi-Brigand, Altesse, je pense que vous devez connaître.
La guerrière avait donné ses instructions d'une voix ferme, pourtant son regard s'obstinait à ne croiser celui d'aucun de ses compagnons. Elle se détourna et posa la main sur la poignée de la porte.
– Allez, chacun dans sa chambre, ordonna-t-elle.
– Attends, Eliz.
Razilda l'attrapa par l'épaule pour l'arrêter.
– Ce que tu t'apprêtes à faire, c'est tuer de sang-froid, un homme dans son sommeil, dit-elle gravement en se penchant vers elle. Tu t'en sens capable ? Ça n'est pas du tout ton genre.
Pour la première fois, la résolution vacilla dans les yeux d'Eliz. Sa mâchoire se crispa.
– Je ferai ce que j'ai à faire, marmonna-t-elle en se détournant à nouveau.
Elle quitta la pièce escortée d'Hermeline.
Yerón et Kaolan rejoignirent également leur chambre et Saï resta seule avec Razilda. Désemparée, elle se laissa tomber sur le lit.
– Vous croyez qu'elle va vraiment le faire ? l'interrogea-t-elle d'une voix tremblante.
La Jultèque soupira en ôtant sa veste de cuir.
– Je l'ignore. Tu sais aussi bien que moi à quel point elle peut se monter entêtée. Nous ne serions pas là tous ensemble, si ce n'était pas le cas.
Saï défit les bottines qui lui comprimaient les pieds depuis trop longtemps, toutefois elle n'abandonna pas la partie pour autant.
– Mais c'est mal, n'est-ce pas ? gémit-elle en s'asseyant en tailleur sur son lit. Elle va bien le comprendre, non ?
Razilda posa sa ceinture sur le coffre qui lui était attribué et sourit avec indulgence.
– Saï, tu es encore jeune. Tu ne peux pas te rendre compte des sacrifices nécessaires pour une cause, ou pendant une guerre. Je sais que tu l'idéalises, mais Eliz a sûrement déjà commis des actes dont elle n'est pas fière et qu'elle ne risque pas de te raconter.
– Sauf que là, rien ne l'y oblige ! s'emporta la jeune fille. Vous, elle vous écouterait ! Elle vous fait confiance. Je vous en prie, allez la voir, essayez de la convaincre !
Un éclair de peine traversa les yeux bruns de la Jultèque.
– Tu m'accordes un trop grand crédit, je ne pense pas avoir une telle influence sur elle. Et je n'ai vraiment aucune légitimité pour lui dire ce qui est bien ou mal. On ne peut qu'espérer qu'elle prenne la meilleure décision par elle-même.
– C'est impossible ! Avec Hermeline et Griffe, elles vont se monter la tête toutes les trois dans leur chambre !
Saï se tordait les mains rien qu'en imaginant la scène. Mal à l'aise, Razilda s'approcha d'elle et lui tapota le sommet du crâne.
– Ne t'inquiète pas, tout va bien se passer, la rassura-t-elle maladroitement. N'y pense plus et essaye de dormir, je te réveillerai avant l'aube.
Saï s'allongea entre les draps propres, et tourna résolument le dos à Razilda qui se couchait à son tour. Ses yeux flamboyaient de rage. Tout le monde la prenait pour une gamine immature, elle le savait. On lui demandait de dormir bien gentiment alors qu'Eliz allait commettre un acte abominable ? Eliz, la première à l'avoir acceptée comme elle était ? Eliz avec laquelle elle n'avait jamais eu besoin de jouer un rôle ?
Des larmes cuisantes débordèrent sur ses joues alors qu'elle se mordait les lèvres pour ne pas crier. Ce que la guerrière s'apprêtait à faire était mal et rien ne pourrait l'en faire démordre. Elle eut l'impression déchirante qu'elle allait perdre son amie qu'elle admirait tant. Les paroles de Razilda s'imposèrent soudain dans son esprit. Cette Eliz-là existait-elle réellement ou l'avait-elle inventée de toutes pièces dans son besoin de modèle ? Elle réprima le sanglot qui convulsa sa poitrine. Avait-elle le droit de l'empêcher de faire ce qu'elle pensait juste pour son pays ? Pour qui se prenait-elle donc ?
Soudain, comme une douce caresse, elle sentit l'attention inquiète de Tempête dans son esprit. Il proposa de voler la rejoindre et de lui amener une proie si elle avait faim. Saï sourit à travers ses larmes et eut le plus grand mal à le dissuader de mettre son plan à exécution. Mais Tempête n'en resta pas là, il voulait savoir ce qui n'allait pas. Plus il grandissait et plus ses pensées étaient précises et complexes. Le jeu, la nourriture et le sommeil n'étaient plus les seuls concepts qui l'intéressaient, et même s'il ne s'exprimait pas avec des mots, Saï le comprenait tout aussi facilement.
Pour une fois, la jeune fille ne lui dissimula pas ses sentiments, et lui projeta toute la source de sa détresse. Il resta si longtemps silencieux qu'elle crut l'avoir noyé dans des émotions trop humaines, mais elle sentit soudain toute sa compassion se déverser sur elle, comme s'il la couvrait d'une aile protectrice. La douleur s'estompait. Avant qu'elle en eût conscience, ses yeux se fermèrent et elle s'endormit pendant que l'ultime pensée de Tempête se fixait dans son esprit. "Les amis protègent leurs amis, même d'eux-mêmes".
***
Une fois dans leur chambre, Eliz se laissa tomber lourdement sur un des deux lits.
– Vous savez, rien ne vous oblige à l'assassiner, même si je suis folle de rage, déclara alors Hermeline. J'adorerais commencer à rendre aux Sulnites la monnaie de leur pièce, mais nous pouvons nous y prendre autrement.
Eliz soupira et repoussa les courtes boucles qui collaient à son front.
– C'est une occasion en or, dit-elle, je m'en voudrais de la rater au nom de je ne sais quelle considération. Qu'en penses-tu, Griffe ?
– Franchement, je préfèrerais un bon duel un peu classe où on pourrait montrer tout notre savoir-faire avant d'achever notre adversaire, grogna l'épée. Mais si tu juges que c'est nécessaire, je te soutiens complètement. Tant pis s'il faut faire le sale boulot. Quelqu'un doit bien s'en charger, après tout.
Eliz eut un sourire sans joie.
– Merci, ma vieille, dit-elle en caressant son pommeau.
Elle ôta ses bottes et sa ceinture et s'allongea sur le lit, bras croisés sous sa tête. Comprenant qu'elle n'était pas d'humeur à faire la conversation, Hermeline se coucha à son tour. Eliz ferma les yeux, mais ce fut pour voir apparaître derrière ses paupières le visage bouleversé de Saï.
Bien sûr que son amie ne saisissait pas. Elle était jeune et encore innocente. Pourtant elle devait bien se douter que ce n'était pas de gaieté de cœur qu'elle avait pris cette décision. Yerón désapprouvait également, quant à Razilda, c'était difficile à dire. La Jultèque s'était sûrement déjà retrouvée plus d'une fois confrontée à ce genre de dilemme. Elle ne la jugerait pas, quel que fût son choix. Tout comme Kaolan.
Eliz pressa une main contre son front. Pourquoi cette pensée soudaine ? Son choix n'avait-il pas déjà été arrêté ? Pour être honnête avec elle-même, elle n'avait aucune envie d'aller transpercer le corps d'un homme endormi. Elle ne pouvait s'empêcher de se demander si cette exécution valait le coup. Elle ne saurait probablement jamais si la disparition de ce pauvre homme allait gêner les Sulnites. En outre, elle devrait aussi très certainement tuer son ordonnance pour que l'alerte ne fût pas donnée trop vite. Elle serra les dents avec agacement. Si instaurer un climat d'insécurité pouvait dissuader les colons de s'installer, alors son action était tout à fait justifiée.
Ses lèvres exhalèrent un long soupir. Décider une bonne fois pour toutes. Et s'y tenir. Voilà ce qu'elle devait faire. Elle voulut rallumer sa haine des Sulnites en songeant à l'attaque de la carrière, aux villages brûlés, aux exécutions de résistants. Rapidement, tout son corps se mit à crier vengeance. Les Sulnites devaient comprendre qu'ils n'étaient pas encore en terrain conquis.
Si Eliz parvint à s'endormir cette nuit-là, ce fut grâce à son entraînement militaire. Son corps connaissait son devoir et n'avait pas besoin de l'accord de son cerveau pour procéder. Avec tout autant d'efficacité, il s'éveilla à l'heure voulue, un peu avant l'aube.
Eliz tâtonna pour allumer la chandelle sur la table et se leva pour réveiller Hermeline. Il faisait encore sombre, mais cela ne durerait pas. Avec la longue habitude de ceux qui vivent au rythme du soleil, elle le savait.
– Préparez-vous, allez réveiller les autres et partez le plus vite possible, chuchota-t-elle à la princesse qui se frottait les yeux.
Lorsque celle-ci fut prête, elle hésita un instant devant la porte. Elle se retourna vers Eliz, la dévisagea quelques secondes avant de lui adresser un signe de tête décidé. Puis elle quitta la pièce.
Eliz s'habilla à gestes lents, seule dans la petite chambre obscure. Lorsqu'elle accrocha sa ceinture, le poids de Griffe dans son fourreau accrut sa détermination. Son cœur battait fort dans sa poitrine, alors même qu'elle tentait d'écouter les bruits qui venaient du couloir. Après un temps qui lui parut infiniment long, elle l'entendit enfin. Le léger grincement d'une porte. Des pas discrets sur le plancher. Puis, à nouveau, un grincement, suivi du craquement de l'escalier.
Eliz resta immobile, l'oreille toujours collée contre la porte. Dans sa tête, elle imagina le chemin parcouru par ses compagnons. Le comptoir, l'entrée de l'auberge, le trajet pour retourner aux écuries, le temps nécessaire pour sceller les bêtes. Elle se forçait à respirer calmement. Enfin, elle jugea que ses amis avaient eu le temps de partir. Elle ouvrit doucement la porte et se glissa dans le couloir désert.
Désert ? Il ne l'était pas.
À la faible lueur qui venait du bas des escaliers, Eliz distingua une forme assise devant la porte de la chambre numéro douze. Les battements de son cœur s'accélérèrent.
Puis elle reconnut Saï.
Eliz sentit une bouffée de colère enflammer ses joues. En quelques pas, elle traversa le couloir et la jeune fille se releva pour l'affronter.
– Qu'est-ce que tu fais là ? articula Eliz le plus silencieusement qu'elle put. Laisse-moi passer !
Saï recula tout contre la porte et étendit les bras. Elle secoua la tête. Sur son visage s'inscrivait une détermination farouche.
– Pousse-toi ! répéta Eliz, la main contractée sur son fourreau.
– Non, s'entêta Saï, sans faiblir. Tu vaux mieux que ça.
– Je suis plus forte que toi, fit remarquer Eliz. Tu n'es pas un obstacle très retors.
– Je sais.
Il aurait été facile à la guerrière de saisir son amie par la taille pour la sortir de son chemin, mais elle répugnait à poser la main sur elle pour une telle démonstration de force.
– Pousse-toi ! insista Eliz alors que l'urgence de la situation lui faisait perdre patience. Je ne veux pas te faire de mal !
– Et moi je ne veux pas que tu te salisses, répondit Saï d'un air buté.
La jeune fille tendit les mains et les posa sur celle d'Eliz, crispée sur le pommeau de Griffe.
– Avec cette main, tu protèges ceux que tu aimes, c'est ça qui te guide. Tu n'assassines pas des gens dans leur sommeil.
La poitrine d'Eliz se souleva brusquement et la résolution sur son visage se craquela.
Saï s'accrocha à son bras et sentit ses muscles bandés sous sa manche
– Si tu l'assassines, si tu renonces à tes idéaux, tu t'en voudras pour toujours, continua-t-elle, encouragée par le silence d'Eliz.
– Tu te trompes, je... je ne suis pas aussi... commença celle-ci avec difficulté.
– Si, tu l'es, je le sais. Viens, partons. On va rejoindre les autres. Ils nous attendent. Ils comptent sur toi.
Le ton de Saï était suppliant, mais son emprise sur le bras d'Eliz ne s'affaiblissait pas. La guerrière considéra les grands yeux noirs levés sur elle, si pleins d'espoir et d'attentes. Elle regarda la porte devant elle, à travers laquelle un ronflement régulier lui parvenait. Elle sentit quelque chose se relâcher en elle, comme si un poids venait brusquement de disparaître. Eliz pressa une main tremblante contre sa bouche.
– Saï, tu es impossible, murmura-t-elle, les yeux soudain humides.
Saï comprit qu'elle avait gagné et lui adressa un sourire radieux.
– Allez viens, filons d'ici, souffla Eliz en l'entraînant vers les escaliers.
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