3- "Eliz m'a choisi pour l'accompagner !" 3/3
La conversation avait d'ailleurs déjà commencé sans lui.
– La Résistance utilise la résonance lumineuse des Armes de Loyauté comme un signe de reconnaissance, expliquait le seigneur Hammerstein. Aux dernières nouvelles, c'est un secret dont les Sulnites ne sont pas au courant. Mais pour combien de temps encore ? Je ne vous cache pas qu'il y a un risque de taille... Lorsque Sa Majesté est tombée, les envahisseurs se sont emparés de Soleil Triomphant.
– Soleil Triomphant ? interrogea Razilda, pressentant la réponse.
– Oui, Soleil Triomphant est l'épée des Soltanhart depuis des générations, expliqua Eliz le regard sombre, c'est la seule arme qui se transmet au sein d'une famille. Toutes les autres Armes de Loyauté doivent être méritées par un haut-fait personnel. C'est une catastrophe qu'elle soit aux mains des Sulnites.
Ludo Hammerstein acquiesça et continua :
– On ne sait pas vraiment ce qu'ils en ont fait, mais on suppose qu'elle doit être conservée quelque part au palais, à Riven. Quoi qu'il en soit, dans le doute, tous les porteurs ont interdiction formelle de pénétrer dans son enceinte équipés de leur arme, pour préserver le secret.
Eliz hocha la tête avec sérieux, la consigne n'était pas inutile. Elle avait envisagé de franchir discrètement les murs du palais le jour-même pour se rendre compte de la situation. Elle devait y renoncer.
– Avez-vous un plan de bataille ? demanda alors le seigneur Hammerstein.
– Rien de précis, dit Eliz en secouant la tête. Je comptais rejoindre le groupe de résistants le plus proche, dès que possible.
– Le capitaine Feuerbach fait du bon travail pour asticoter les Sulnites. Si vous liez vos forces aux siennes, l'espoir et la motivation devraient renaître pour nous tous !
– Qu'en est-il de vous-même et de votre famille ? s'enquit soudain Eliz, n'avez-vous pas été inquiétés ?
– Aucunement. Par chance, j'ai toujours très peu fréquenté la cour et je n'y ai aucune charge. Je passe inaperçu. Cela me permet de servir d'informateur. Quelques oreilles bien placées au palais et ailleurs me font des rapports réguliers. Je fais profiter la Résistance de tout ce qui me semble intéressant.
Son sourire satisfait s'effaça et il fixa Eliz intensément de ses yeux gris.
– Nous devons tout faire pour nous débarrasser des Sulnites, vous m'entendez ? Ils essayent de se fondre dans le décor, de nous laisser l'illusion que rien n'a changé dans nos vies... Mais c'est faux ! Je ne comprends pas leur but, mais je sais les exactions qu'ils commettent contre les membres de la famille royale et les villages soupçonnés d'abriter des résistants ! Nous devons faire en sorte qu'ils fuient la queue entre les jambes !
Eliz acquiesça gravement.
– Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour retrouver notre souveraineté, dit Eliz solennellement en se dressant d'un coup. Tous ensemble, nous parviendrons à les rejeter à la mer !
Les deux Rivenz se serrèrent la main avec feu au-dessus de la table. À cet élan de patriotisme cérémonieux, Razilda et Yerón échangèrent un regard involontaire, brillant de la même étincelle de dérision.
– Je vous offre l'hospitalité aussi longtemps que vos affaires le nécessitent, proposa alors le seigneur Hammerstein. Considérez cette demeure comme la vôtre !
– C'est très aimable, je vous en remercie, dit Eliz en s'inclinant légèrement. Mais nous ne voudrions pas vous envahir, il ne faudrait pas que ça dérange votre épouse.
– Pensez-vous ! Amelia en sera ravie ! Pour tout vous dire, nous partageons certaines activités, à l'heure actuelle, dit-il avec un large sourire. Si nous avions tendu l'oreille tout à l'heure devant le salon, ce n'est sûrement pas de chiffons et de potins de voisinage dont nous aurions entendu parler.
Le seigneur Hammerstein semblait très fier de sa femme. Il continua :
– Je vais demander qu'on prépare des chambres. Mettez-vous à l'aise, et surtout dites-moi si vous avez besoin de quoi que ce soit.
– Razilda et moi devons ressortir vaquer à certaines occupations, répondit Eliz, mais il me semble que Yerón aurait une requête particulière à formuler.
Le visage du jeune homme rayonna de gratitude.
– Je souhaiterai rassembler des informations sur votre ancêtre, Bastian, expliqua-t-il avec empressement. Si vous possédez quelques documents que ce soit que je pourrai consulter, je vous en serais vraiment reconnaissant.
Ludo Hammerstein sembla amusé.
– Bien sûr, ce serait avec plaisir ! Vu qu'il s'agit de la célébrité de la famille, nous avons une pièce qui lui est réservée. Si vous voulez bien me suivre...
Le maître des lieux prit sur une desserte un chandelier qu'il alluma, puis il conduisit ses hôtes à travers plusieurs couloirs pour rejoindre une aile à l'écart dans laquelle la température aussi bien que la luminosité baissa subitement.
Poussant une porte, il les fit entrer dans une pièce sombre et glaciale. Il posa le chandelier sur une table et alla ouvrir les panneaux de bois qui obstruaient la fenêtre. La lumière du jour révéla une pièce endormie, des housses recouvraient les quelques fauteuils qui n'avaient pas été déplacés vers les pièces plus vivantes du manoir. La cheminée était vide et des vitrines basses s'alignaient le long des murs.
Le seigneur Hammerstein désigna un secrétaire entre la cheminée et la fenêtre, au pied duquel un grand coffre était placé.
– Vous pouvez vous installer ici, dit-il, tous les documents concernant Bastian que nous avons en notre possession sont dans ce coffre et les tiroirs de ce bureau. Je vais appeler quelqu'un pour faire du feu et vous mettre de la lumière.
Ravi, Yerón commença par inspecter le contenu des vitrines. Cristaux, fossiles et échantillons de pierres variés, leur contenu était plus que prévisible. Aussi le jeune homme ne s'attarda-t-il pas davantage et s'installa au bureau ; il passa ses mains tremblantes d'excitation sur le cuir usé qui le revêtait . Enfin, il allait avancer dans ses recherches. Et ce, par le hasard le plus complet ! Bastian correspondait-il avec Kadwyn et les autres membres du convent ? Avait-il relaté dans un quelconque journal ce que l'explorateur leur avait montré ?
Perdu dans ses pensées, il n'avait pas remarqué qu'il se trouvait maintenant seul dans la pièce. Devant lui, sur le secrétaire, s'alignait une dizaine de carnets reliés de cuir numérotés sur la tranche. Il saisit le premier et l'ouvrit délicatement.
Le volume était recouvert d'une grande écriture élégante et de schémas soignés. Des croquis de formations rocheuses ou de cristaux étaient datés et annotés avec soins. Yerón feuilleta rapidement tous les carnets. Ce n'étaient pas les travaux de Bastian qui l'intéressaient, mais il ne voulait négliger aucune information. L'homme avait visiblement peu voyagé, et fait l'ensemble de ses observations sur Riven'th même. À travers les pages, un mot répété plusieurs fois attira soudain les yeux du jeune homme. « Maënite ». S'il se souvenait bien, c'était ainsi qu'Eliz avait nommé le minerai dont ils avaient découvert la mine, celui à partir duquel les Rivenz forgeaient leurs Armes de Loyauté. Bastian avait dessiné un filon de maënite, fort semblable à celui qu'ils avaient vu, et des pépites de minerai brut. Suivaient quelques remarques sur les meilleurs métaux avec lesquels créer un alliage bénéficiant de ses propriétés. La page qui lui était consacrée se terminait par deux lignes soulignées plusieurs fois.
Minerai extrêmement rare, il n'en existe que deux filons connus ; l'un d'eux découvert par votre humble serviteur en personne. Leur emplacement est bien évidemment un secret d'État.
Yerón referma le dernier carnet et le remit en place, pensif. Bastian semblait être une sommité dans son domaine. Peut-être était-ce pour cela que Kadwyn l'avait choisi. Tout cela était fort intéressant, mais il lui fallait maintenant des documents un peu plus personnels.
Le jeune homme se redressa un instant et se massa la nuque. Il constata avec surprise qu'un grand feu ronflait maintenant dans la cheminée et que plusieurs chandeliers répandaient leur lumière dans la pièce, devenue soudain beaucoup plus accueillante. Un domestique était-il venu pendant qu'il était plongé dans les écrits de Bastian ? Il n'en avait absolument pas eu conscience.
Yerón haussa les épaules. Peu importe. Il ouvrit un tiroir sur sa droite et en sortit une liasse de papiers jaunis maintenue par un ruban. Le jeune homme sourit : des lettres ! C'était exactement ce qu'il voulait. Il parcourut avec délicatesse les feuillets qui commençaient à s'effriter. Il s'agissait de la correspondance échangée entre Bastian et son épouse lorsque celui-ci parcourait Riven'th par monts et par vaux, son carnet de notes en main. Il lui décrivait les paysages et les villages qu'il traversait, les gens qu'il rencontrait. Il s'enquérait tendrement de sa santé, puis de celle de leurs enfants au fur et à mesure de leur naissance. Yerón fut ému par ces lettres qui lui donnaient un aperçu de la personnalité du jeune homme. Mais il ne faisait aucune mention de Kadwyn, nulle part. Voilà qui devenait frustrant.
Dans les autres tiroirs du meuble se trouvaient davantage de correspondances qu'il avait entretenues avec ses parents, et ses frères et sœurs, mais il n'y trouva aucune information valable.
Finalement, il ne lui resta que le coffre. Lorsqu'il en souleva le couvercle, il découvrit à l'intérieur quelques livres et de menus objets personnels : couteau de poche au manche de quartz, dés en ivoire, boucle de cape... et tout au-dessous se trouvaient d'autres lettres encore. Yerón prit la première de la pile et la lut en diagonale. L'auteur félicitait Bastian pour la rigueur et l'exhaustivité de ses travaux et l'invitait à Jultéca pour en parler. Inintéressant. Ce fut alors que ses yeux se posèrent sur la signature.
Jessera d'Airain.
Le cœur de Yerón manqua quelques battements.
Un examen rapide lui révéla que les lettres suivantes étaient également de la comtesse. Les doigts tremblants, il se mit à les lire avec attention. Les premières étaient très formelles, de scientifique à scientifique. Elle parlait des projets qu'elle finançait, ainsi que de ses centres d'intérêt. Mais petit à petit, le ton devenait plus familier, plus intime, mais sans jamais être ouvertement explicite ; si bien que Yerón commença à en ressentir un vague malaise. Balayant ses interrogations quant aux relations entretenues par les deux érudits, le jeune homme continua sa lecture. Et enfin, ses yeux accrochèrent le mot qu'il recherchait depuis le début.
Irez-vous à l'assemblée demandée par Kadwyn l'Aventureux ? J'avoue être d'une curiosité extrême quant à la nature des découvertes dont il souhaite nous faire part. Je ne le connais que de nom, mais ses voyages sont absolument fascinants. Son choix des érudits invités m'intrigue énormément. Pourquoi choisir un représentant de chaque île ? Les informations qu'il souhaite partager seraient-elles si capitales qu'il craindrait de donner un avantage à l'une ou l'autre île ? Je trouve cette idée terriblement excitante. N'est-ce point votre cas ? J'ai grande hâte de me rendre à Pwynyth pour connaître enfin le fin mot de l'histoire et j'espère vivement vous y retrouver. Il y a si longtemps que nous ne nous sommes vus !
Yerón prit le temps de relire la lettre avec ravissement. Enfin, une source différente qui confirmait l'existence du sommet réuni par Kadwyn. Il la posa de côté avec soins, il la recopierait dès qu'il aurait fini d'inspecter les documents à sa disposition.
Il prit la lettre suivante avec espoir mais fronça aussitôt les sourcils. L'écriture qu'il avait sous les yeux n'avait rien à voir avec les belles lettres rondes et soignées qu'il avait si facilement déchiffrées. Elle était devenue hâtive et anguleuse.
Toutes ces voix dans ma tête, c'est infernal... Tout ce qu'elles me disent, ce qu'elles me suggèrent... Les repousser mobilise toute mon énergie. Parfois il me semble que l'eau de la Source m'aide à me concentrer et à contrôler ce que j'entends. Vous en ai-je déjà parlé ? Ai-je seulement le droit de le faire ? Je ne sais plus... Donnez-moi de vos nouvelles, je suis inquiète. Jamais nous n'aurions dû nous séparer... Ensemble nous aurions pu résister, nous entraider. Mon entourage ne m'est d'aucune aide, ils me croient tous au bord de la folie. Ils ne savent pas... ils ne comprennent pas... Et je crains que cela soit la même chose pour les autres et vous-même. Je leur ai envoyé un message chacun, nous devons nous retrouver. Je vous en prie, répondez-moi vite !
Yerón frémit. Quelles horreurs avaient-ils bien pu voir à cette assemblée pour leur déranger complètement l'esprit ? Et bon sang, personne n'allait-il relater clairement ce qu'il s'y était passé ?
Le jeune homme parcourut fébrilement les dernières lettres de la comtesse, mais elles étaient toutes du même acabit. Elle se plaignait de rêves étranges, de visions et de voix dans sa tête et déplorait de n'avoir aucune réponse de ses compagnons d'infortune.
Yerón soupira. Visiblement, il n'en saurait pas plus. Avec mélancolie, il récupéra dans le coffre un des livres qu'il avait ignorés jusque-là. C'était un livre illustré pour enfants, relatant les aventures de Soltan parmi les hommes. Le jeune homme l'ouvrit et retint un cri horrifié. Toutes les pages étaient griffonnées.
« Sortez-les de ma tête !» « Pourquoi ? » « Il faut que ça cesse ! » « Je dois sortir de cette pièce, pourquoi suis-je enfermé ? »
Les phrases désespérées s'étalaient sur les pages, barrant le texte et les illustrations. Les mains de Yerón se mirent à trembler et le livre faillit lui échapper. Un feuillet froissé plié en quatre en tomba. Le jeune homme le déplia et ressentit comme un choc au creux de l'estomac. Il s'agissait de l'invitation de Kadwyn à Pwynyth. Elle aussi était couverte d'inscriptions rageuses.
« Jamais, jamais je n'aurais dû ! » « Pourquoi m'avoir choisi ? » « Sois maudit, Kadwyn ! »
Yerón reposa doucement les documents, le cœur battant. Des larmes lui étaient montées aux yeux sans qu'il s'en rendît compte. Douce Lilan, que leur était-il arrivé ? La comtesse d'Airain était-elle celle qui était restée le plus lucide ? Grâce à l'eau de la Source dont elle parlait ? Qu'était-ce donc ? Cela n'évoquait rien au jeune homme. À moins qu'il ne s'agisse d'une expression jultèque qu'il ne connaissait pas ? Il devrait peut-être en parler à Razilda.
Il tentait vaillamment de se raccrocher à un raisonnement sensé, mais il était bouleversé. Et alors que ses mains tremblantes arrangeaient machinalement les lettres en une pile ordonnée, il commença à se demander avec inquiétude si le secret qu'il poursuivait valait la peine d'y laisser sa santé mentale.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top