3- "Eliz m'a choisi pour l'accompagner !" 2/3

La charrette de Wolfang roula tranquillement pendant près de cinq longues heures. La route qui menait à Riven était large et bien pavée, ce qui évita trop de heurts et de cahots aux passagers clandestins.

Soudain, alors que le bruit monocorde des roues et des claquements des sabots sur la route changea, Eliz se tendit.

– C'est l'odeur du Reikstrom ! s'exclama-t-elle.

Et au milieu de l'indifférence de ses compagnons, davantage préoccupés par les parties de leur corps qui les faisaient souffrir, ou pire, qu'ils ne sentaient plus du tout, elle se souleva pour coller son œil contre la fente entre les planches ; ce qu'elle avait renoncé à faire il y a plus d'une heure, menacée par le torticolis.

La charrette s'était en effet engagée sur le grand pont de pierre à plusieurs arches qui traversait le Reikstrom. C'était le plus grand fleuve de l'île, qui descendait tumultueusement des montagnes loin vers l'est avant de s'assagir dans les plaines et de venir traverser Riven de son courant paisible pour finir par se jeter dans l'océan. De lourdes barges chargées de marchandises en descendaient paresseusement le courant et l'on pouvait entendre les cris des bateliers se réverbérer sur la surface de ses eaux troubles.

– Nous approchons de Riven, plus un mot, avertit Eliz à voix basse, au cas où l'un de ses compagnons serait brusquement pris d'un irrépressible besoin de bavarder, bien peu dans son caractère.

Les passagers sentirent en effet que la charrette commençait à ralentir. Tout autour d'eux, le son sec des sabots sur les pavés se multiplia et la rumeur d'une foule enfla peu à peu. Ils arrivaient à la porte sud de Riven, la porte aux Bestiaux.

Les hauts remparts de pierres claires de la ville étaient percés de plusieurs portes et les habitants de la ville, peuple bon vivant souvent préoccupé par le contenu de son assiette, les avaient surnommés d'après les marchandises principales qui y transitaient. Désormais, ce n'étaient cependant plus des gardes rivenz postés en sentinelles aux entrées de la grande ville, mais des soldats sulnites, vêtus de leur uniforme rouge et or. Quoi qu'occupants, ils filtraient la foule avec une certaine bonhommie, fouillant des chargements au hasard et demandant aux capuches relevées de se baisser. Ils avaient reçu pour consigne de ne pas laisser la foule s'agglutiner aux portes mais également de fouiller tout ce qui leur semblerait suspect. Aussi s'efforçaient-ils d'atteindre un équilibre délicat situé à peu près entre les deux.

Le passage de Wolfang n'éveilla aucunement leur intérêt. L'un des soldats tapota distraitement les bûches de son chargement de la pointe de sa lance, avant de lui faire signe de circuler. Le Rivenz mena son attelage non loin de là, à un grand espace au pied des remparts réservé aux marchés de biens encombrants tels que les matériaux ou les bestiaux. De nombreux ouvriers venaient ici proposer leur service pour la journée.

Wolfang s'empressa de garer sa charrette sur un emplacement encore libre le long des remparts et fit discrètement descendre les passagers de leur inconfortable cachette. Dissimulés entre le mur de pierre et les roues des véhicules environnants, tous trois roulèrent hors de la charrette avec des grognements, soulagés de retrouver enfin l'air libre. Yerón sentit ses jambes se dérober sous lui au moment où elles touchaient enfin terre. Il se releva en chancelant, tentant de rassembler les lambeaux de sa dignité.

S'étant entendue avec Wolfang sur les façons de se contacter en cas de besoin, Eliz lui souhaita une bonne journée avec une accolade chaleureuse assortie d'un clin d'œil. Puis elle attrapa ses deux compagnons par les épaules pour les entraîner avec elle.

– Voyons à quoi ressemble Riven, maintenant, dit-elle d'un air décidé.

Et Riven ressemblait à une ville charmante, constata Yerón.

Tout au moins, si les quartiers que leur faisait traverser Eliz étaient représentatifs du reste de la cité. Le long des ruelles étroites, les petites maisons à colombages alignaient leur façade, aussi blanche que les remparts de la ville. Les rues ne semblaient avoir aucune régularité. Elles montaient, descendaient, et zigzaguaient, croisant de temps à autre des volées de marches qui disparaissaient vers on ne sait quel secret. Il avait peine à croire que cette ville-même venait de perdre une bataille deux mois plus tôt. Il ne voyait en effet aucune trace de destruction. La bataille avait dû être particulièrement rapide et la défense rivenz inexistante.

Les rues bourdonnaient d'animation. Moins qu'à l'accoutumée pour un jour de fête, leur fit remarquer Eliz. Les Rivenz qui avaient fait le choix d'ignorer l'occupation déambulaient dans leurs plus beaux atours. Mais lorsqu'une patrouille sulnite apparaissait, les gens s'écartaient sur son passage et le brouhaha ambiant s'assagissait un instant. Midi ayant déjà sonné depuis longtemps, les trois compagnons s'arrêtèrent à un étal de pains à la saucisse où Eliz en acheta un pour chacun.

Yerón mordit avec plaisir dans le pain chaud, délicieusement réconfortant, tandis qu'Eliz, la bouche pleine, les prévenait de ne pas la perdre de vue dans la foule qui s'intensifiait. Le jeune homme appréciait plus qu'il n'aurait osé l'avouer de retrouver l'ambiance citadine, même la cohue dans les rues lui était plaisante après si longtemps à traverser champs et forêts désertes. Il commençait à se demander si Eliz se rappelait toujours de la raison de sa présence à Riven, lorsqu'il sentit un léger tiraillement sur son manteau.

Il n'eut pas le temps de s'interroger que Razilda surgit soudain à ses côtés. Il lui jeta un coup d'œil interrogateur et vit avec incompréhension qu'elle était en train de tordre le bras d'un jeune homme efflanqué qu'il n'avait pas remarqué. Elle lui murmura quelques mots qui, vu l'expression de son visage, devaient ressembler à des menaces de mort, et finit par le laisser partir.

– Surveille tes possessions, lui dit-elle alors, dans cette foule, les voleurs à la tire s'en donnent à cœur joie.

Le visage de Yerón s'éclaira.

– Oh, merci, je ne m'étais rendu compte de rien ! Je serai plus prudent à l'avenir, assura-t-il un peu embarrassé.

Lui qui se félicitait du retour en ville, voilà qu'il se laissait déjà berner comme un campagnard naïf. Il referma étroitement son manteau en jetant des regards soupçonneux autour de lui.

Les rues s'élargissaient peu à peu et ils finirent par déboucher sur une grande place. Ici la foule était dense, entourant une estrade sur laquelle musiciens et danseurs avaient pris place. Flûtes et tambours résonnaient joyeusement, rythmant les pas énergiques des danseurs, grimés et costumés de manière outrancière.

Eliz attira ses compagnons à l'écart. Ses paroles se perdirent dans le vacarme qui les entourait et ils durent joindre leur tête pour entendre ce qu'elle avait à leur dire.

– Yerón, la bibliothèque n'est plus très loin, répéta-t-elle. Nous pouvons nous donner rendez-vous ici même dans quelques...

– Eliz... l'interrompit Yerón.

– Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a, tu as changé d'avis ?

– Non, pas du tout ! Regarde Griffe....

En effet, dans l'ombre de la cape d'Eliz, on pouvait deviner la faible lueur qui émanait soudain de sa lame.

– Ça fait un moment que j'essaye de vous prévenir mais vous m'ignorez honteusement, confirma Griffe dans un visible effort pour parler bas. Vu qu'Eliz m'a menacé de toutes sortes de représailles si je me faisais remarquer, j'ai préféré ne pas insister.

Eliz leva les yeux au ciel.

– Depuis combien de temps ? demanda-t-elle sèchement.

– Depuis que nous avons quitté le quartier des artisans.

– Alors, nous avons dû être repérés, dit Eliz, quelqu'un doit nous chercher.

– Ami ou ennemi ? demanda brièvement Razilda.

– Ami, plus probablement, répondit Eliz, mais comment être sûre ?

Ils se retournèrent pour scruter la foule.

– Ça approche, souffla Griffe.

Razilda tenta de concentrer son intuition mais les interférences autour d'eux brouillaient sa perception.

– Par-là ! dit-elle soudain en indiquant la direction de la scène.

Une silhouette ressortait enfin à ses yeux, fendant la foule vers eux.

– Un homme, manteau bleu marine, cheveux noirs, proche de la cinquantaine, décrivit-elle brièvement, sa main venant se poser sur sa rapière, tandis que ses compagnons tentaient de l'identifier dans la foule.

– Ah, c'est Fleur-de-Lys, se renfrogna soudain Griffe, elle est tellement maniérée, celle-là...

Tandis qu'Eliz, la main crispée sur son pommeau, fouillait sa mémoire pour se rappeler qui avait nommé son arme ainsi, l'homme arriva à leur niveau. De taille moyenne, les épaules larges et le visage allongé, il portait ses cheveux réunis en un catogan qui dégageait ses tempes grisonnantes. D'une main, il tenait un pan de son manteau rabattu sur la garde de son épée. Ses yeux perçants se posèrent à la ceinture de chacun puis s'arrêtèrent sur Eliz. Les deux Rivenz se dévisagèrent gravement, tentant de s'identifier.

– Salutations à Griffe Écarlate et à sa porteuse, dit soudain une voix claire et pompeuse qui ne pouvait venir que de l'arme cachée sous le manteau.

– Salutations ! répondit Griffe à contrecœur avec un grognement tellement théâtral qu'il remplaçait à la perfection un roulement d'yeux au ciel.

L'homme plissa les yeux et finit par dire :

– Capitaine Drabenaugen, c'est bien ça ? J'ai entendu dire que vous aviez péri à la bataille de Schelligen.

– Et c'est bien mieux si tout le monde le croit, Messire Ludo Hammerstein, répliqua Eliz avec un mince sourire et un regard en coin à Yerón.

Cela ne manqua pas.

– Ham... Hammerstein, balbutia le jeune homme, les yeux écarquillés. Seriez-vous donc un descendant de Bastian Hammerstein ?

L'homme parut surpris. Bastian était effectivement un de ses ancêtres, excentrique certes, mais connu seulement dans le cercle familial. Ses travaux de recensement de métaux et de minéraux de l'île lui avaient valu une certaine notoriété à l'époque, vite retombée après sa mort. Pour la plupart de ses descendants, son nom était synonyme d'une encombrante collection de pierres qui prenait la poussière dans une pièce du manoir familial.

– Oui, c'est exact, finit par dire le Seigneur Hammerstein, vous devez vraiment être féru de géologie pour en avoir entendu parler.

Yerón eut un sourire embarrassé et resta coi.

Abandonnant les considérations sur sa famille, Ludo Hammerstein réfléchissait rapidement aux implications de la présence d'Eliz.

– Êtes-vous en mission ? Puis-je vous apporter mon aide ? murmura-t-il en se baissant vers elle.

– Je viens juste d'arriver à Riven, répondit Eliz sur le même ton. Je voulais me rendre compte de la situation par moi-même.

– Capitaine, si aucune affaire urgente ne vous occupe, je souhaiterais vous convier chez moi, reprit le Rivenz après un bref instant de réflexion. Je suis sûr qu'échanger nos informations ne pourrait que nous être mutuellement profitable.

– Bien sûr, avec plaisir ! s'écria Yerón spontanément.

Il devint aussitôt écarlate et se couvrit la bouche de ses mains, lançant un regard suppliant à Eliz. Celle-ci sourit. Elle connaissait mal l'homme, qui fréquentait peu la cour, mais elle n'avait aucune raison de refuser. Elle savait qu'elle devait maintenant nouer un réseau autour d'elle et l'épée de Loyauté qui battait aux côtés de Ludo Hammerstein était pour elle un gage suffisant pour lui accorder sa confiance. Elle hocha la tête.

– Nous serons mieux qu'au milieu de la rue, acquiesça-t-elle.

– Suivez-moi.

Ludo Hammerstein les entraîna derrière lui à travers la foule. Ils traversèrent la grande place et enfilèrent les rues à sa suite. Ils arrivaient dans un quartier aisé. Les maisons étaient soudain plus grandes, entourées de cours et de jardins. Toujours blanches, les façades s'ornaient parfois de frise de carreaux colorés. Devant un portail, une femme simplement vêtue distribuait aux passants de petites brioches rondes qu'elle sortait d'un grand panier à son bras.

– De la part de ma maîtresse, la Dame Wenzell ! répétait-elle. La Dame Wenzell et sa famille vous souhaitent une joyeuse fête !

La scène se reproduisait à l'identique devant les grilles des autres demeures. Yerón fut tenté de s'écarter du sillon tracé dans la foule par ses compagnons pour en profiter, mais le risque de les perdre de vue était trop élevé et une brioche, aussi délicieuse soit-elle, ne valait pas la peine de risquer la somme des informations sur Bastian Hammerstein qu'il espérait glaner.

Leur guide les conduisit jusqu'à une rue plus tranquille et ils passèrent les grilles d'un beau manoir au toit d'ardoise bleue, flanqué de deux petites tours. Ludo Hammerstein les fit entrer sans façon. Des serviteurs se précipitèrent à leur entrée et tentèrent de les extraire de leurs manteaux avant qu'ils n'aient eu le temps de comprendre ce qui leur arrivait. Ceci fait, le seigneur Hammerstein les congédia et fit signe à ses hôtes de le suivre dans les grands escaliers du hall d'entrée.

– Mon épouse reçoit à l'occasion de la Fête des Dieux Aînés, expliqua-t-il en désignant d'un signe de tête les portes entrouvertes d'un salon sur leur gauche duquel provenaient des éclats de voix et des rires. Ne les dérangeons pas.

L'intérieur du manoir était chaleureux. Des tapisseries et des portraits d'ancêtres ornaient les murs. Un examen attentif révéla à Yerón que les fils des tapisseries s'effilochaient et que la peinture des tableaux s'écaillait par endroit. Les marches de pierres étaient concaves, usées par le passage de générations de pieds. Les Hammerstein devaient vivre ici depuis plusieurs siècles.

– Voici Bastian, dit leur hôte en désignant un portrait en haut du grand escalier.

Enthousiasmé, Yerón découvrit un jeune homme en chemise à jabot, le teint clair et les cheveux noirs, qui souriait d'un air séducteur à tous ceux qui débouchaient des escaliers.

– À le voir aussi heureux, il est difficile à croire qu'il s'est suicidé à trente ans à peine, soupira le Seigneur Hammerstein.

– Il s'est suicidé ? répéta Yerón stupéfait. Est-ce que... est-ce qu'on en connaît la raison ?

Le maître de maison secoua la tête.

– La folie l'avait frappée quelques mois avant sa mort. La raison n'en est pas venue jusqu'à nous. Tout ce que nous savons c'est qu'il a fini par mettre fin à ses jours en se jetant du haut de la falaise, au nord de Riven.

Yerón sentit un frisson glacé traverser son échine. Bastian Hammerstein était devenu fou à la fin de sa vie. Comme Charif Al Dîn, l'astronome jezzeran. Se pouvait-il que ce ne soit qu'une coïncidence ? Cela serait bien trop étrange. Il vit Razilda lui jeter un regard inquisiteur, elle aussi avait dû faire le lien.

Ce fut dans un étrange état de flottement que Yerón prit place dans le petit bureau dans lequel Ludo Hammerstein les invita à entrer. Il essayait de se replonger mentalement dans les notes qu'il avait prises. Si les dates des différents voyages de Kadwyn étaient parfaitement connues, l'âge des participants au convent n'était pas précisé. Il n'avait jamais pensé que l'information pouvait être pertinente. Trouver les dates qui jalonnaient la vie de Charif Al Dîn ne devraient pas être très compliqué, vu la notoriété de l'astronome. Mais en ce qui concernait Bastian... Dès qu'Eliz et le Seigneur Hammerstein en aurait fini avec leur point sur l'état de Riven'th, il devait absolument interroger leur hôte sur la vie de son ancêtre.


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top