3- "Eliz m'a choisi pour l'accompagner !" 1/3

"J'étais si heureux qu'Eliz m'ait choisi pour l'accompagner !
Et malgré la suite des événements, je ne l'ai pas regretté. Presque pas."
Yerón, optimiste avant tout.


Ils passèrent une journée complète de repos chez Wolfang. En guise de petit déjeuner, le bûcheron, toujours attentionné, leur avait préparé une grande marmite de porridge au miel, dont le contenu fut englouti en un temps record par les voyageurs affamés de nourriture plus élaborées que leurs rations habituelles. Leur hôte alla même leur puiser de l'eau au puits pour leur permettre de faire un minimum de toilette et fournit ciseaux et rasoir à un Yerón impatient. Eliz profita de la journée pour rattraper le temps perdu et discuter longuement avec son ami d'enfance tandis que ses compagnons dormaient ou réparaient leur équipement.

Wolfang leur apprit que le lendemain était le jour de la Fête des Dieux Aînés, une des principales fêtes du calendrier rivenz. Les Sulnites avaient décidé de conserver les festivités. Même si peu de Rivenz seraient d'humeur à célébrer, il fallait s'attendre à une certaine animation dans les rues de la ville.

Avec le temps passé sur les routes, Eliz avait fini par perdre la notion du temps, mais elle se félicita de cette aubaine. Ils pourraient plus aisément se noyer dans la foule.

Le soir-même, elle réunit ses compagnons pour leur expliquer la suite des événements.

– Yerón, Razilda et moi allons partir à Riven avec Wolfang, expliqua-t-elle. Nous reviendrons probablement après-demain dans la matinée, je ne sais pas vraiment le temps qu'il nous faudra pour réaliser tout ce que nous avons prévu.

Yerón, cheveux raccourcis et rasé de près, sembla soudain rayonner alors que Saï et Hermeline se rembrunissaient.

– Mais qu'est-ce qu'on va faire ici, nous ? grogna Saï avec une moue boudeuse.

– Rien d'imprudent ! se hâta de répondre Eliz. Reposez-vous, comme aujourd'hui. Profitez d'une journée tranquille de plus où vous n'aurez pas besoin de marcher. Je vous ai assez entendu vous plaindre que vous aviez mal aux pieds. Vous serez en sécurité.

– Il ne s'agissait pas de plainte, juste d'un partage d'informations, remarqua Hermeline amèrement.

– Vous pouvez disposer de ma maison comme vous l'entendez, ajouta Wolfang, usez de mes provisions à votre guise. Mais surtout ne faites pas de feu ou quoi que ce soit qui puisse révéler une présence ici alors que je serai absent. En cas de danger, j'ai aménagé des caches dissimulées sous le foin de l'étage, je vous les montrerai.

" Quant à nous, ajouta-t-il en se tournant vers les autres, nous allons partir dans ma charrette. Hé hé, j'y ai fait quelques améliorations également. J'ai ajouté un double fond, vous serez un peu à l'étroit, mais au moins personne ne vous verra.

Le lendemain, bien avant les premières lueurs de l'aube, Eliz réveilla ceux de ses compagnons qui devaient l'accompagner jusqu'à la capitale. La journée démarrait sous les meilleurs auspices. Après une bonne journée de repos et une nuit confortable, ils envisageaient enfin de passer à l'action.

Une fois prêts, tous se retrouvèrent dans la grange, piaffant d'impatience.

– D'habitude, je passe une nuit à Riven avant de repartir, fit remarquer Wolfang en s'activant autour de sa charrette. Tu sais, l'auberge du Gobelet de la Belette est assez tranquille, et en général, les Sulnites ne la fréquentent pas. J'espère juste qu'il y aura de la place, malgré les festivités.

– Effectivement, réfléchit Eliz, et on pourrait toujours s'en servir comme point de rendez-vous, pour te prévenir si nous sommes obligés de changer nos plans.

– Ah, non... je... je ne pensais pas dormir là-bas, se troubla alors Wolfang, je... dors chez une amie normalement... Mais je pourrais toujours y passer à une heure précise.

Le bûcheron frotta sa nuque devenue écarlate. Le regard d'Eliz pétilla soudain malicieusement.

– On aura le temps d'y réfléchir pendant le trajet, répondit-elle. À moins que tu ne sois trop occupé à penser à autre chose...

Les compagnons aidèrent Wolfang à atteler les chevaux à la charrette et à la remplir des bûches entreposées dans la grange. Lorsque les préparatifs furent terminés, il se tourna vers Eliz.

– Si vous êtes prêts, il va falloir vous faufiler là-dedans, dit-il en ouvrant une trappe située à l'arrière du véhicule.

Yerón se glissa en premier dans l'étroit compartiment, suivi d'Eliz puis de Razilda qui avait insisté pour se tenir proche de l'issue au cas infortuné où la trappe ne serait pas ouverte pas la bonne personne. Tous les trois se retrouvèrent donc allongés sur le dos, côte à côte comme des harengs dans un tonneau, avec le plancher de la charrette à quelques pouces seulement au-dessus de leur nez. Quand le véhicule s'ébranla, un concert de jurons s'éleva lorsqu'ils roulèrent les uns contre les autres.

– Vous m'écrasez ! protesta Razilda ulcérée en recevant le poids combiné de ses compagnons dans la cage thoracique.

– Commence par enlever tes coudes pointus de ma poitrine, rétorqua Eliz le souffle court, comprimée contre elle.

– Et toi, range tes pieds, au lieu de les mettre vers moi ! Tu as largement la place ! gronda Yerón.

Des coups sourds retentirent au-dessus de leurs têtes.

– Je vous signale qu'on entend tout, alors bouclez-la ! prévint la voix assourdie de Wolfang.

Après quelques cahots inconfortables de plus, les chevaux prirent leur vitesse de croisière, et les trois passagers purent se stabiliser chacun dans leur espace personnel. Une fente étroite qui courrait le long du compartiment permettait de voir défiler l'extérieur et d'éviter la claustrophobie.

Ils quittèrent le village de Dunkelberg alors que les premiers rayons de soleil coloraient tout juste le ciel. Riven était au bout de la route avec, espéraient-ils, son lot de réponses à leurs interrogations.

                                              ***

Dans la grange, une demi-heure après le départ de la charrette, chacun tentait de s'occuper comme il pouvait. Après avoir retendu son arc, Kaolan était maintenant penché sur une bûchette qu'il taillait avec application. Saï s'était confortablement allongée dans le foin, et lisait avec intérêt le carnet de notes que Trilyu lui avait donné.

Bigre, Tempête allait bientôt muer, troquant son duvet juvénile contre un plumage d'hiver. Que devait-elle faire ? Le brosser ? Était-il seulement possible de brosser des plumes ? Seulement la croupe peut-être ? Il devait également, en cette période, bénéficier d'une alimentation riche en vitamines. Des plus pratiques lorsqu'on est fugitif. La jeune fille reposa le cahier et roula sur le dos en se frictionnant les tempes avec agacement. Son attention se reporta sur Hermeline. La princesse avait légèrement décalé le panneau qui obstruait l'ouverture servant à hisser les balles de foin pour observer ce qui se passait à l'extérieur.

– Dis Hermie, c'est quoi, la Fête des Dieux Aînés ? demanda Saï sans préambule.

– Vous n'avez pas la même chose à Derusto'th ? s'étonna la princesse. C'est une fête très ancienne, qui rend hommage aux Dieux Aînés. Nous organisons des processions, des chants et des danses. Les plus riches partagent des friandises avec les plus pauvres. Tout est mis en œuvre pour montrer aux dieux que les hommes ont changé, qu'ils ont compris que la vie est précieuse et qu'ils ne méritent plus leur courroux. Pour les dissuader de provoquer un nouveau cataclysme tel que celui qui a créé nos îles, en somme.

– Pas bête, commenta Saï, étendue les bras en croix. Chez nous, nous misons plutôt sur les offrandes régulières, mais ça doit marcher aussi, vu que nous sommes encore là pour en parler.

Hermeline retourna à sa surveillance de l'extérieur. Surveillance qui n'avait rien de bien palpitant. Dans la portion de rue qui était visible depuis son poste d'observation, elle pouvait voir les villageois aller et venir à leurs tâches. Une certaine effervescence était perceptible. Ici aussi, les Rivenz préparaient la Fête des Dieux Aînés.

Soudain des coups répétés retentirent à la porte de la chaumière. Tous sursautèrent et s'entre-regardèrent avec inquiétude. Hermeline s'aplatit encore davantage contre le mur de la grange et baissa les yeux. Deux jeunes gens étaient sur le pas de la porte, un panier au bras et appelaient Wolfang en tambourinant contre le panneau de bois. Plissant les yeux, la princesse crut reconnaître deux des garçons qu'ils avaient croisés la nuit même, mais sans aucune certitude. Ils finirent par s'éloigner.

Hermeline s'appuya contre la cloison et se laissa glisser jusqu'au sol.

– Je m'ennuie, constata-t-elle, le regard vitreux.

– Yerón a un jeu de cartes et des dés ! se rappela Saï en sautant sur ses pieds.

Elle alla fouiller sans vergogne dans le bric-à-brac que son ami avait laissé sur place pour alléger son sac. Elle en sortit un paquet de cartes à peine usées par l'usage qu'ils en avaient fait pour meubler les longues journées dans l'aéronef. Les deux jeunes filles rassemblèrent des bottes de paille pour leur servir de table et de sièges et s'installèrent.

Elles eurent le temps de s'apprendre mutuellement tous les jeux de cartes qu'elles connaissaient avant que la faim ne se fît sentir.

– Descendons chercher de quoi manger, je pourrais dévorer un ours tout entier ! finit par dire Saï en s'étirant, alors que les estomacs grondaient à l'unisson une fois de plus.

– Je doute que M. Wolfgang en ait dans son garde-manger, mais allons voir si nous trouvons quelque chose s'en approchant, répondit la princesse. Nous accompagneras-tu, Kaolan ? Tu dois avoir faim, toi aussi.

L'homme-félin leva la tête, interloqué. C'était sans doute la première fois qu'un humain s'adressait à lui aussi poliment. Il posa délicatement au sol le morceau de bois qu'il taillait, duquel semblait maintenant s'arracher une silhouette féminine et velue. Il hocha brièvement la tête et se leva.

Tous trois descendirent l'échelle et se glissèrent à travers les planches disjointes de la grange pour rejoindre le passage qui menait à la maison. Sitôt dehors, la rumeur du village en ébullition leur parvint.

Mais... pas uniquement.

Ils entendirent distinctement des bruits de voix très proches. Inquiets, les trois jeunes gens s'arrêtèrent et échangèrent des regards interrogateurs. Kaolan posa un doigt sur ses lèvres et pointa la haie sur leur droite.

– Pousse pas, j'veux pas me prendre une branche dans l'œil !

– Alors, tu y es ?

– Attends voir... là, c'est bon !

Sur ces dernières paroles, une tête et des épaules surgirent entre les branches de la haie. L'expression de soulagement du visage se figea soudain, voyant ce qui l'attendait de l'autre côté. Avant qu'il n'ait eu le temps de manifester sa surprise, Kaolan l'attrapa vivement par les épaules et tira violemment le reste du corps hors du buisson. Le garçon poussa un cri vite étouffé par une main griffue. L'homme-félin posa un genou sur sa poitrine pour le maintenir au sol et pressa une de ses lames courbes contre son cou.

Les yeux dilatés d'horreur devant la créature au-dessus de lui, le malheureux cessa de se débattre et chevrota des supplications humides dans la main qui le bâillonnait.

– Bon, Mattias, qu'est-ce que tu f...

Une seconde tête jaillit de la haie et Hermeline et Saï suivirent l'exemple de Kaolan. Avant que le garçon n'ait eu le temps de finir sa phrase, il se retrouva lui aussi plaqué au sol, maintenu par deux paires de bras énergiques.

– Mais c'est notre ami Marcus ! s'écria Saï en le reconnaissant.

– Oh, tu as raison ! confirma Hermeline. T'es-tu bien remis de ton escapade nocturne, chenapan ?

Les oreilles du prudent Kaolan s'aplatirent le long de son crâne. Voilà une coïncidence qui ne lui plaisait guère.

– Je vais enlever ma main, annonça-t-il, si jamais tu cries...

Il laissa sa phrase en suspens mais appuya sa lame de manière plus significative sur la gorge vulnérable.

Le garçon hocha prudemment la tête pour indiquer qu'il avait compris.

– Qu'est-ce que vous faites ici ? demanda Kaolan sévèrement.

– Moi et mon frère, on voulait voir M. Wolfang, commença Mattias avec circonspection.

– Mon frère et moi..., corrigea machinalement Hermeline.

– Et pour le voir, vous vous introduisez chez lui comme des voleurs ? continua Kaolan.

– C'était important et il n'a pas répondu quand on a frappé à la porte ! tenta de se justifier le garçon.

– Parce qu'il est absent, évidemment, dit Kaolan en secouant la tête avec incrédulité.

– Et qu'est-ce que vous faites chez lui, vous-même, d'abord ! s'indigna soudain Marcus en gigotant. Qui nous dit que c'est pas vous les voleurs ?

– Parce que M. Wolfang nous a offert l'hospitalité pour la nuit, répondit Saï aussi fermement que sa prise sur les jambes du garçon.

– Nous n'allons jamais nous en sortir, à se méfier ainsi les uns des autres, soupira Hermeline.

– La nuit dernière, la dame effrayante nous a laissé finir notre inscription, dit Mattias lentement, comme s'il pesait chaque mot. Et elle nous a conseillé d'être plus prudents, même quand, hum, même quand j'ai trop parlé. On peut peut-être considérer que nous sommes dans le même camp ?

Kaolan soupira avec résignation, venir de si loin pour se retrouver dans le même camp qu'une poignée d'adolescents rebelles... Il fut surpris par le regard interrogateur que lui jeta Saï, visiblement hésitante sur la conduite à tenir, et finit par lui répondre d'un hochement de tête.

– D'accord, on vous lâche, mais pas de coup en douce, c'est compris ? dit la jeune fille en lâchant les jambes de Marcus.

Les deux garçons se relevèrent, époussetant ostensiblement leurs vêtements.

– Maintenant, dites-nous ce que vous êtes vraiment venus faire ici, ordonna Hermeline d'un ton de commandement qui aurait pu intriguer quant à sa véritable identité.

– Apporter un message de la Résistance à M. Wolfang, murmura Mattias en fourrant les mains dans ses poches.

– Quel genre de message ? continua Hermeline, qui avait pris l'interrogatoire en main avec l'accord tacite de ses compagnons.

– Ils ont besoin de lui pour monter une opération secrète, intervint Marcus avec un air mystérieux.

– Tais-toi ! lui jeta son frère aîné. On n'en sait rien, le message est codé. Mais c'est ce qu'on suppose, oui.

– Comment communiquez-vous avec la Résistance ? demanda encore la princesse.

Mattias grimaça ; les informations demandées commençaient vraiment à être sensibles.

– Alors ? insista Kaolan, lui rappelant d'un geste qu'il était armé.

– Un arbre creux dans la forêt, marmonna-t-il d'une voix si basse qu'il leur fallut tendre l'oreille pour entendre sa réponse.

– C'est parfait ! se réjouit Hermeline. La capitaine Eliz voulait que nous rejoignions la Résistance, nous pouvons nous en charger !

– Oui ! s'enthousiasma Saï, pour une fois, nous pourrons lui être utile ! Il faut que vous nous indiquiez cet arbre, et on y laissera un message !

– Hé, doucement... commença Kaolan qui trouvait que tout allait bien trop vite tout à coup.

Mais, exaltées par l'idée d'apporter une contribution efficace au groupe, les deux filles ne l'écoutaient pas.

– Allons chercher de quoi écrire dans la maison, dit Hermeline. Vous, les garçons, vous laisserez votre message sur la table et nous repartirons tous ensemble pour la forêt.

Son ton ne laissait aucune place à la discussion. Trouver une plume, de l'encre et un bout de papier ne fut pas chose aisée, mais une fois le matériel réuni, Hermeline s'installa à la table.

– Que vas-tu écrire, au juste ? demanda Kaolan, soucieux.

– Ne t'inquiètes donc pas ! le rassura Hermeline avec un sourire éclatant. Je vais coder le message.

– Mais tu ne peux pas utiliser n'importe quel...

Hermeline interrompit Kaolan en lui agitant impatiemment la plume sous le nez.

– Évidemment. Je vais utiliser le langage secret militaire. D'après ce que nous a dit M. Wolfang, ce ne devrait poser aucun mal aux résistants.

– Fabuleux ! s'extasia Saï, tu as appris un langage codé ?

– Bien sûr, l'héri... enfin, ça a fait partie de mon éducation, oui.

– Léri ? interrogea Mattias, qui semblait fasciné par l'assurance de la jeune fille.

Hermeline se mordit les lèvres.

– Oui, Léri, le vieux soldat qui m'a appris ce langage, improvisa-t-elle hâtivement. Bon, je dois également trouver des détours pour brouiller les identités et les lieux. Hmmm...

Voyant l'intelligence dont elle faisait preuve, Kaolan sembla soudain moins réticent à la laisser faire. Consciente des enjeux, la jeune princesse ne se laissait pas emporter par des impulsions irréfléchies. Après un instant d'intense réflexion, elle rédigea le message d'une seule traite, souffla dessus pour hâter le séchage de l'encre et le plia soigneusement trois fois de suite.

– Voilà qui est fait, dit-elle en se levant d'un bond, le visage rayonnant. Allons voir cet arbre creux !

A cet instant, un grondement de protestation s'éleva de son estomac.


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