2- "Les rencontres aléatoires, quel cliché !" 3/3

Eliz regarda sa petite troupe à la lueur du chandelier posé sur la table. Comme pour la première fois, elle prit conscience qu'ils étaient là pour elle, qu'ils l'avaient tous suivie de leur plein gré, même si leurs raisons étaient diverses.

– Ce sont mes amis, dit-elle avec une soudaine bouffée d'affection pour eux tous. Je les ai rencontrés sur mon chemin pour revenir à Riven'th. Nous avons besoin d'aide et d'informations et je ne sais à qui me fier d'autre qu'à toi.

– Bien sûr, prenez place à table et... n'importe où où vous trouverez de la place, dit l'homme avec un geste de bienvenue. Je m'excuse, cette maison n'est pas faite pour accueillir autant de monde.

– Salut Wolfang, mon vieux, lança Griffe à son tour, ça fait plaisir de te revoir.

– Hé Griffe ! répondit l'homme avec chaleur. J'espère que tu veilles bien sur elle !

Puis il alla à chaque fenêtre, vérifiant que les volets étaient hermétiquement clos.

– Wolfang est bûcheron. C'est mon ami d'enfance, le présenta Eliz, nous avons quasiment grandi ensemble et j'ai toute confiance en lui.

L'homme tourna la tête et la fixa curieusement par-dessus son épaule, sans dire un mot. Il semblait attendre qu'elle ajoute des détails à sa présentation succincte, mais ce ne fut pas le cas et l'homme fronça les sourcils. Inconsciente de son regard, Eliz enchaîna en présentant ses compagnons. Elle resta cependant évasive en ce qui concernait Hermeline. Après tout, la confiance n'excluait pas la prudence.

La vision de Kaolan fut assez extraordinaire pour faire oublier à Wolfang sa brève contrariété, aussi vint-il rejoindre le groupe autour de la table à grandes enjambées.

– Explique-moi donc ce que je peux faire pour vous, dit-il avec un intérêt curieux.

Eliz réfléchit un instant, rassemblant ses idées. Par où commencer ? Il y avait tellement d'interrogations qui se bousculaient dans son esprit.

– Je n'ai qu'une très vague idée de ce qu'il s'est passé ici depuis que j'ai fui Schelligen, finit-elle par dire. J'ai besoin de savoir l'état du pays, où sont les Sulnites, comment se comportent-ils ? Qui gouverne ? Que s'est-il passé, comment avons-nous pu perdre si facilement ?

Le visage de Wolfang se fit grave et il se recueillit un instant.

– Les Sulnites ont attaqué Riven directement, au milieu de la nuit, dit-il enfin. Je ne connais pas les détails mais la ville n'a pas tenu longtemps. Ils étaient plusieurs milliers, huit ou dix mille, à ce que j'ai entendu. Peut-être que l'absence du roi et d'une partie des troupes a joué dans cette défaite, je ne saurais te dire. La rumeur a commencé à se répandre que Riven était tombée, mais les gens étaient incrédules. Jusqu'à ce que les troupes sulnites se répandent dans les villages, proclamant la mort du roi et la fin de la dynastie des Soltanhart. Ils ont forcé les bourgmestres de chaque village à prêter allégeance au nouveau gouverneur sulnite de Riven'th.

"Les seigneurs de la région ont bien tenté de résister, ils ont levé des troupes et se sont alliés pour libérer Riven, mais cela a été une défaite cuisante. Il manquait un chef pour aplanir les dissensions qui existaient déjà entre eux. Nous y avons perdu beaucoup d'hommes et de femmes. Nos troupes n'étaient pas assez entraînées, ni assez aguerries. Les seigneurs se sont accusés entre eux de cette défaite. Le peuple en a tenu pour responsable les combattants, incapable de les protéger malgré les impôts pour les entretenir. Et bien sûr, les combattants ont jugé que le peuple n'était qu'une bande moutons apeurés incapable de se défendre. Cet échec a fait perdre espoir à bon nombre d'entre nous.

La princesse Hermeline avait refermé ses mains sur ses genoux, avec une force à s'en faire blanchir les articulations, réussissant à garder le silence au prix de toute sa volonté. Inconscient de la fureur que ses paroles déclenchaient, Wolfang continua :

– Le plus effrayant, c'est que nul ne comprend qui ils sont et d'où ils viennent. Leur taille et leur force anormales terrifient les gens ! Ils ont installé des garnisons un peu partout dans le pays et on voit régulièrement passer des détachements. De temps en temps, des soldats passent au village pour réquisitionner des provisions, des chevaux ou du matériel divers. Ils se comportent de façon civilisée la plupart du temps, sauf...

Wolfang marqua un arrêt et son visage se crispa.

– ... sauf lorsqu'ils sont à la recherche d'un résistant ou d'un membre de la famille royale... Dans ces conditions, ils peuvent vite devenir violents. C'est... très étrange, on dirait qu'ils font tout pour s'assurer que la famille Soltanhart ne dirigera plus jamais le pays. Plusieurs nobles de la lignée ont été emprisonnés et forcés de signer un acte de renonciation à leur droit au trône.

"Mais le pire c'est que les Sulnites sont parvenus à capturer le frère du roi, le Grand-Duc d'Ostmarch. Beaucoup d'entre nous avaient placé leur espoir en lui. Mais comme il refusait de signer leur acte et de livrer sa femme et ses enfants qu'il avait cachés, ils l'ont... ils l'ont exécuté il y a quelques jours.

C'en fut trop.

– Non ! cria Hermeline d'une voix déchirante en se dressant d'un bond.

La réaction d'Eliz fut similaire et eut le mérite de détourner l'attention de Wolfang de la jeune fille. Saï l'attrapa prestement par le bras pour la faire se rasseoir et lui serra la main de toutes ses forces, n'osant faire plus pour lui montrer son soutien.

Eliz était debout, les poings sur la table. Dans la lueur vacillante de bougies, ses yeux flamboyaient de rage. Le Seigneur Almarick, le Grand-Duc d'Ostermarch, avait toujours été proche de son frère aîné. Il occupait le poste de Grand Argentier à la cour et elle avait l'habitude de le côtoyer lui, ainsi que sa famille. Elle avait toujours apprécié son côté pince-sans-rire et sa distinction sans faille alliés à un profond intérêt pour le bien-être du royaume.

– Et les autres ? finit-elle par demander d'une voix altérée.

– Il est le seul à avoir été exécuté publiquement. Pour les autres rien n'est sûr. Certains sont en prison ou en résidence surveillée, d'autres sont en fuite.

Eliz se rassit et resta silencieuse un instant. Elle se décida enfin à poser la question dont elle redoutait le plus la réponse.

– As-tu eu des nouvelles d'Ellena et des enfants ? demanda-t-elle la gorge serrée.

– Ne t'inquiètes pas, ta sœur et sa famille vont bien, dit Wolfang avec un sourire rassurant, heureux de pouvoir enfin lui annoncer de bonnes nouvelles. Je les ai vu il y a trois semaines à la Foire de l'Automne. Elle et Steffen se plaignaient surtout que les Sulnites aiment un peu trop venir se servir à la ferme. Et tous les deux ont eu le plus grand mal à dissuader Elsa et Anna de monter des embuscades aux soldats pour venger la mort de leur tante préférée.

Eliz eut un sourire attendri mais non dénué de culpabilité. Sa sœur la croyait morte, et pour l'instant, cela devait rester ainsi.

Ses compagnons suivaient la conversation avec intérêt. Jamais, au cours de leur voyage, leur amie n'avait parlé de sa famille. Pourtant, il suffisait de voir l'expression de son visage, pour comprendre à quel point elle s'en souciait. Qui aurait pu croire que même Eliz pouvait se montrer pudique ?

– Que pouvez-vous nous dire sur la Résistance ? demanda soudain Yerón dans le silence qui s'était installé, faisant sursauter tout le monde.

Avant de répondre, Wolfang ne put s'empêcher de jeter un bref coup d'œil à Eliz qui acquiesça imperceptiblement.

– Ce sont les survivants des Gardes Saphir et Céruléenne qui ont lancé le mouvement dès leur retour de Schelligen, expliqua-t-il. Puis ils ont été rejoints par les membres de la Garde Azur stationnée en ville, qui refusaient de servir le nouveau gouverneur. Les effectifs ont très vite été gonflés par des déserteurs de l'armée et par des notables et des hauts dignitaires en fuite. Ils se sont organisés en petits groupes disséminés un peu partout. Ils mettent en place des opérations diverses, vol de matériel, sabotage, libération de prisonniers...

"J'ai entendu dire que c'était ton collègue, le capitaine Feuerbach qui était à leur tête, ajouta-t-il en touchant le bras d'Eliz.

Elle hocha la tête avec un léger sourire, cela ne l'étonnait pas du tout de la part de Johann.

– Tu m'as l'air très bien renseigné sur le sujet, taquina-t-elle.

– Eh oui... Je leur donne un coup de main quand je peux, j'ai quelques contacts... dit-il évasivement en se grattant la barbe avec embarras.

Puis il soupira et reprit :

– Il y a autre chose que tu dois savoir. La chasse aux Ravageurs est totalement désorganisée. Nous nous servons toujours du système d'alerte, mais les Sulnites ne nous aident en rien. Ils nous prennent pour des paysans superstitieux. Heureusement qu'il n'y a pas eu beaucoup d'apparition. À chaque fois, ce sont de petits groupes de résistants qui ont dû s'en charger.

Devant les expressions confuses de ses amis, Eliz expliqua :

– Les Ravageurs sont des sortes de créatures aberrantes qui apparaissent de temps à autre. Comme la limace que nous avons croisée dans la mine abandonnée. D'ordinaire, ce sont les porteurs d'Arme de Loyauté qui sont responsables de leur extermination.

– Les Ravageurs ? demanda Yerón. Qu'est-ce que c'est ? Véra les a mentionné aussi, il me semble.

Devant les expressions confuses de ses amis, Eliz expliqua :

– Les Ravageurs sont des sortes de créatures aberrantes qui apparaissent de temps à autre. Ils font beaucoup de dégâts si on les laisse faire. D'ordinaire, ce sont les porteurs d'Arme de Loyauté qui sont responsables de leur extermination.

– Des créatures aberrantes ? intervint soudain Kaolan, sourcils froncés Qu'est-ce que tu veux dire par là ?

– Comme la limace que nous avons croisée dans la mine. Ce sont souvent des insectes ou des serpents géants qui dévastent tout sur leur passage.

Kaolan hocha lentement la tête et le silence retomba.


– Bien, quelle sera donc la suite des opérations, maintenant ? intervint soudain Razilda.

La Jultèque était restée silencieuse depuis le début, mais elle n'avait pas perdu une miette de ce qui avait été dit.

Eliz ne réfléchit que quelques secondes, une ébauche de plans commençait à se dessiner dans son esprit.

– Je dois à aller à Riven, pour plusieurs raisons, commença-t-elle. En premier lieu, il nous faut des chevaux. J'en ai plus qu'assez de me traîner sur les chemins à cette vitesse d'escargot anémique que nous avons depuis notre arrivée. Lorsque nous en aurons acheté et regarni nos provisions, il ne nous restera presque plus d'argent. Je compte aller au siège de la Guilde des Marchands et utiliser la lettre de recommandation du Maître Marchand de Derusto'th pour regarnir notre bourse. Je veux également voir de mes propres yeux l'état des défenses de la ville et du palais royal et évaluer la présence militaire sulnite sur place. Après cela nous devrions tenter de rejoindre un groupe de résistants au plus vite. Nous ne pourrons pas agir seuls. Est-ce que vous avez d'autres suggestions ?

– Je dois également me rendre à Riven, dit Razilda à son tour. Il me faut retrouver mon contact pour l'informer de nos avancées. Je suis persuadée qu'il pourra également nous fournir des informations et un soutien précieux.

– Ce serait parfait, il serait temps que les Jultèques entrent dans la danse pour de bon, dit Eliz en lui décochant un regard railleur.

Razilda le soutint sans sourciller.

– N'aie pas d'inquiétudes, tu ne seras pas déçue, dit-elle simplement.

– Pardon, excusez-moi, mais qu'est-ce que les Jultèques viennent faire là-dedans ? intervint Wolfang en levant la main, un peu perdu.

– Oui, j'ai tout de même réussi à me faire quelques alliés sur le chemin du retour, je t'expliquerai ça en détail plus tard, répondit Eliz avec un geste faussement négligeant.

Yerón s'éclaircit soudain la voix.

– J'ai besoin d'aller à Riven également, j'ai des choses à y faire, dit-il avec toute l'assurance dont il était capable.

Tous les regards se tournèrent vers lui et il sentit sa résolution vaciller.

– Des choses à y faire ? répéta Eliz en levant un sourcil amusé.

– Oui, dit-il fermement, je vous rappelle que je poursuis une quête personnelle et que j'aimerais avancer dans sa résolution. Je connais la bibliothèque de Riven de réputation et je souhaiterais y faire des recherches sur Bastian Hammerstein. Je ne veux pas laisser passer l'occasion, Fawan seul sait quand elle se représentera.

Eliz le regarda fixement, comme peinant à analyser sa requête. Une armée d'arguments se télescopa dans son esprit avec une telle violence qu'elle ne put en choisir aucun. Pourtant, avait-elle vraiment le droit de l'empêcher de faire ce petit pas après tout ce qu'il avait fait pour le groupe ? Yerón attendait son verdict en tripotant nerveusement la chevalière à son doigt.

– Si je te dis oui, est-ce que tu couperas tes mèches rouges ? finit-elle par demander.

– Sans hésitation !

– Alors je vais y réfléchir...

Wolfang se recula dans sa chaise, et croisa les bras.

– S'il vous faut de l'aide pour tout ça, comptez sur moi, dit-il. Je peux vous faire rentrer à Riven, ou vous cacher ici un moment si besoin. Je peux même vous aider à prendre contact avec la Résistance quand le moment sera propice.

A ses mots, le visage d'Eliz s'éclaira aussitôt.

– Vraiment, tu ferais tout ça pour nous ? s'enthousiasma-t-elle. Que Soltan te protège, je savais que j'avais raison de te faire confiance. Donc pour cette nuit, tu pourrais nous héberger ?

Il hocha la tête.

– Bien sûr, dit-il, la grange est à votre disposition. Tu verras, j'y ai apporté quelques améliorations.

– Allons-y, dit Eliz en se levant, la nuit est déjà bien avancée et nous avons tous besoin de repos.

Tous se levèrent à sa suite et la suivirent vers la porte d'entrée.

– Attendez, les rappela Wolfang. Pas par-là, soyons plus prudents.

Il les conduisit à l'arrière de la chaumière, dans sa chambre. Il poussa sans effort une grande armoire qui se trouvait contre le mur, révélant ainsi une porte étroite.

– J'ai bricolé un passage discret entre la grange et la maison pour dissimuler certains aller-retours qui auraient pu paraître suspects, expliqua-t-il, semblant assez fier de lui.

– Excellente idée, approuva Eliz. Allez-y, installez-vous, je vous rejoins dans un petit moment. Nous avons encore quelques détails à discuter avec Wolfang.

Elle ouvrit la porte et s'effaça pour laisser passer ses compagnons après avoir laissé sa lanterne à Razilda. Ils se retrouvèrent dehors dans un étroit passage. Sur leur gauche poussait une haie broussailleuse qui délimitait la cour de Wolfang, et sur leur droite, un entassement de planches, d'outils, de sacs et de tonneaux intelligemment disposés les cachaient aux regards. Dès qu'ils furent dehors, Tempête qui les attendait, perché sur le toit, les rejoignit en deux coups d'aile. Quelques pas suffirent à rejoindre la grange, où des planches descellées leur permirent de se faufiler dans le bâtiment.

La grange de Wolfang était vaste et sentait bon le bois sec et le foin. Une charrette occupait la plus grande part de l'espace ainsi que les stalles de deux robustes chevaux de trait. Le long des murs, des rondins de bois s'empilaient à hauteur d'homme. Une échelle menait à l'étage où étaient entreposées des bottes de paille et de foin pour les chevaux.

Ce fut là qu'ils montèrent. Ils posèrent leurs sacs et rassemblèrent des brassées de foin pour leur servir de couche. La journée avait été bien remplie et tous songeaient en silence aux diverses implications des informations qu'ils avaient rassemblées.

Seule Saï désirait en parler. Elle aurait voulu l'avis de ses amis sur certains détails qu'elle avait remarqués mais ce n'était visiblement pas le moment. Le cœur brisé, elle regardait Hermeline s'activer dans son coin, alors que sur son visage coulaient les larmes silencieuses qu'elle avait retenues jusqu'à présent. Qu'aurait-elle pu lui dire ? Yerón était plongé dans ses pensées, songeant probablement à ses recherches. Quant à Kaolan et Razilda, ils étaient aussi ouverts et avenants qu'à l'ordinaire et n'invitaient en rien à la discussion.

Saï s'allongea sur son matelas de fortune, la tête sur son sac, bien décidée à attendre le retour d'Eliz. Mais elle était épuisée et le sommeil la ravit en quelques minutes. Elle n'était pas la seule dans ce cas et bientôt la grange ne résonna plus que du bruit tranquille de leur respiration.

Razilda, seule, ne dormait pas. Les bras croisés sous sa tête, elle réfléchissait en fixant les poutres de la grange au-dessus d'elle. Elle était déjà en possession de quelques informations majeures, mais si elle infiltrait la Résistance, elle pourrait en obtenir bien davantage. Il s'agissait du genre de détails qu'elle allait devoir régler avec son contact à Riven. Il serait dommage de se contenter de livrer la princesse, elle pouvait faire bien plus. Pour l'instant, il était impossible que quiconque ait des soupçons à son égard, elle pouvait encore rester dans le groupe sans risque. Ils étaient tous bien trop confiants.

Razilda finit par s'endormir à son tour en songeant à l'avantage décisif qu'elle allait donner à l'Empereur dans ses négociations avec les Sulnites.


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