2- "Les rencontres aléatoires, quel cliché !" 2/3


De son côté, jugeant qu'elle ne pouvait pas se permettre de perdre autant de temps sur un duel, Razilda accéléra le rythme. Son adversaire n'était pas maladroit, mais échaudé par les estafilades toujours plus nombreuses qu'il recevait, il cédait du terrain pas à pas. Razilda le pressa soudain, visant brusquement son visage. Il para avec fébrilité et bondit en arrière. Son dos heurta rudement le tronc de l'arbre vers lequel Razilda l'avait poussé. La rapière décrivit une courbe gracieuse et vint lui transpercer le flanc.

L'homme cria et lâcha son arme.

– Pitié ! supplia-t-il en haletant. Véra, ils sont trop forts pour nous ! Il faut laisser tomber !

– Sages paroles, dit froidement Razilda en se baissant pour ramasser l'épée à terre. Tu vas donc rester là sans bouger le moindre orteil, sinon je te cloue pour de bon contre cet arbre.

Et d'un geste vif, elle enfonça l'arme de l'homme dans le tronc de l'arbre, y épinglant un pan de sa chemise à un doigt de sa peau. Il s'affaissa, livide d'avoir cru sa dernière heure arrivée.

Razilda se retourna, sa longue queue de cheval virevoltant derrière elle, et analysa le champ de bataille d'un œil critique. Les jeunes semblaient avoir renoncé à toute cohérence et s'entassaient les uns sur les autres en un étrange pugilat. Saï leur jetait de fréquents coups d'œil et, malgré son envie évidente de participer, elle gardait son bâton fermement appuyé sur la gorge d'un homme à terre. La Jultèque eut un imperceptible mouvement d'approbation. Voyant que l'homme-félin accourait à leur rescousse, elle reporta son attention sur Eliz. Sans surprise, la guerrière avait un style tout en puissance et repoussait ses adversaires avec une étonnante facilité. Mais l'indécision émanait d'elle et retenait ses coups de manière évidente. Forcément, après avoir passé des mois à ne vivre que dans l'idée de secourir son peuple, en passer les premiers représentants qu'elle croisait au fil de l'épée n'était pas une décision facile à prendre.

Heureusement, elle-même n'était pas embarrassée de semblables scrupules. Razilda soupesa sa main-gauche.

– Eliz, esquive à gauche ! cria-t-elle.

Avec une rigueur toute militaire, la Rivenz obtempéra sans poser de questions. La main-gauche fusa et alla se planter dans la poitrine du deuxième adversaire d'Eliz.

– Joli ! commenta celle-ci avec un bref coup d'œil appréciateur vers la Jultèque.

Enfin libérée de l'importun, Eliz se jeta sur la cheffe des brigands. Celle-ci avait paru déstabilisée en voyant son compagnon s'écrouler et la Rivenz en profita sans vergogne. Elle repoussa l'épée qui l'attaquait d'un brusque revers de Griffe. Sa main gauche en lâcha la poignée et elle projeta son avant-bras sous le cou de la femme. D'une poussée brutale, elle la déséquilibra en arrière jusqu'à ce qu'elle heurte le tronc rugueux d'un grand chêne.

– Maintenant, écoute-moi bien, Véra, la menaça Eliz avec une violence contenue. Tu vas laisser tomber cette arme qui ne te sert pas à grand-chose et tu vas dire à tes acolytes de t'imiter. De toute évidence, vous n'êtes pas à la hauteur.

La femme grimaça de colère mais un regard circulaire sur le champ de bataille lui confirma qu'ils n'avaient aucune chance de l'emporter. Son adversaire lui écrasait la gorge et elle sentait la morsure de la lame contre son bras. Elle était coincée.

– D'accord.... murmura-t-elle avec effort.

Ses doigts lâchèrent son arme qui tomba au sol avec un tintement métallique.

– C'est bien, l'encouragea Eliz en relâchant légèrement la pression sur son cou. Maintenant, rappelle tes laquais.

– Lâ... lâchez vos armes, cria la femme d'une voix étranglée. On abandonne !

« Dépêchez-vous ! » ajouta-t-elle hâtivement, sentant soudain la lame de Griffe presser ses côtes.

Les brigands encore valides lâchèrent un à un leur arme, levant les mains avec circonspection. Kaolan recula vivement, arrêtant son bras avant de frapper l'homme musclé qui s'était jeté en avant pour ramasser une dague par terre. Il fit encore un pas en arrière lorsqu'un coup violent s'abattit à l'arrière de son crâne. Il tomba à genoux, à moitié sonné.

La dernière porteuse de torche que tout le monde avait oubliée, avait passé le combat à rassembler son courage pour aider ses amis. Voyant Kaolan reculer vers elle, elle avait jugé le moment idéal pour intervenir et lui avait abattu le manche de la torche derrière les oreilles.

– Qu'est-ce que j'ai dit ? rugit Eliz.

Et le sang commença à couler sur la lame de Griffe.

– Pitié ! cria la chef des bandits. Cessez le combat ! Tout de suite !

La porteuse de torche vit soudain les regards hostiles tournés vers elle et la couleur quitta son visage.

– Je suis désolée ! lança-t-elle, paniquée. Il fallait se rendre, c'est ça ? Je me rends, ne me faites pas de mal !

Elle jeta sa torche à terre pour lever les mains en signe de reddition.

Eliz laissa le reste du groupe se précipiter pour éteindre le début d'incendie causé par la chute de la torche et concentra son attention sur la femme contre l'arbre.

– Un détail me chagrine tout de même, Véra, dit-elle, faisant mine de réfléchir. Que se passera-t-il si je vous laisse partir ? Vous allez continuer à dénoncer des résistants, j'imagine, ou peut-être même juste n'importe qui qui vous gênerait. Ce n'est pas très patriotique, tout ça.

— Patriotique ? cracha la femme. Qu'est-ce que ça peut bien m'apporter d'être patriote ? J'ai déjà dû quitter mon village que vous n'avez pas su protéger d'un Ravageur. Ça fait des années que je vis comme ça, sur les routes. Le roi s'est jamais soucié de mon sort. Qu'est-ce que ça change pour moi, qui gouverne l'île ? Au moins, les Sulnites payent bien les informations qu'on leur donne.

Son aigreur désarçonna Eliz.

— Comment ça ? demanda-t-elle soudain concernée. Quel village ?

Razilda n'apprécia pas la tournure que prenait la conversation. Elle récupéra sans aucune empathie sa main-gauche dans la poitrine du bandit qui hoqueta. Puis elle vint se planter aux côtés d'Eliz, en renfort.

— Qu'est-ce que ça peut bien faire ? se hâta-t-elle de dire avant que vînt la réponse. Elle peut te raconter n'importe quoi. Revenons-en à l'essentiel. Moi, j'ai bien quelques idées de ce que nous pourrions faire pour nous assurer qu'ils ne recommenceront pas.

– J'ai bien quelques idées de ce que nous pourrions faire pour nous assurer qu'ils ne recommenceront pas, dit-elle.

Elle promena sa main-gauche ensanglantée sur la joue de la chef des brigands.

– Une belle balafre par exemple, nous permettrait de la retrouver facilement en cas de dérapage, dit-elle.

– Ça, je veux le faire ! proposa Griffe avec empressement.

Les yeux de la femme s'agrandirent d'horreur, mais Razilda n'en avait pas fini avec elle. Elle posa sa main sur son épaule, essayant de percevoir autre chose que la peur qui émanait d'elle.

– ... la retrouver, elle, ou l'un de ses trois enfants, ils ne sont pas loin d'ici, continua-t-elle impitoyablement.

La femme blêmit, et Eliz ne put s'empêcher de jeter un regard inquiet à la jultèque.

– Non, je vous en supplie, balbutia Véra avec désespoir. Je ferai tout ce que vous me demanderez, nous ne ferons plus affaire avec les Sulnites. Je vous le jure !

Eliz et Razilda firent mine de se consulter du regard.

– Je veux bien t'accorder ma confiance, dit finalement Eliz. Mais Soltan m'en soit témoin, si tu la trahis, tu n'auras pas assez de toute ta vie pour le regretter. Et cela vaut bien sûr aussi pour ta bande de marauds, je te considère comme responsable d'eux.

La femme hocha vivement la tête et Eliz relâcha la pression qu'elle maintenait sur elle. Pendant ce temps, le reste du groupe n'avait pas perdu son temps. Ils avaient rassemblé les armes éparses des brigands et avaient regroupé ceux qui pouvaient tenir debout.

– Allez ouste ! clama Eliz. Ramassez vos copains qui pissent le sang et fichez le camp ! Et par tous les dieux, rappelez-vous que vous êtes des Rivenz ! Nous ne nous soumettons pas à l'envahisseur, et nous nous battons pour notre liberté ! Rappelez-vous mes paroles, le jour où les Sulnites fuiront la queue entre les jambes, et j'espère que ce jour-là, vous serez du bon côté !

Eliz n'aurait pas été contre quelques hourras à son discours patriotique, mais elle se contenta des yeux baissés de honte devant elle.

Les brigands s'exécutèrent en silence, ramassant les blessés et évacuant la scène du combat. Kaolan s'éclipsa à leur suite afin de s'assurer que leur humeur n'était pas à la rébellion. Avant de quitter les lieux, Eliz se pencha sur le tas des armes confisquées et en pêcha une épée qu'elle tendit à la princesse Hermeline. Celle-ci fit la moue en constatant la facture de l'arme mais l'accepta tout de même.

Ils se remirent en route, et lorsqu'ils sortirent enfin de la forêt, ils distinguèrent, sous un ciel d'encre piqueté d'étoiles, les toits d'ardoise du village qu'Eliz visait. Bordé de bosquets et de buissons exubérants, le chemin qui y menait était désert. C'était l'heure nocturne où les honnêtes gens dormaient du sommeil du juste.

Eliz entreprit de contourner le village par le nord, entraînant ses compagnons à sa suite sans hésitation. Dans l'air de la nuit qui sentait encore les relents de soupe et le feu de cheminée, ils se glissèrent à pas feutrés à l'arrière des maisons. Ils s'engagèrent enfin dans un chemin de terre qui s'enfonçait à l'intérieur du village. Alors qu'ils allaient rejoindre une placette, Eliz les fit s'arrêter net. Ils s'immobilisèrent dans les ombres des maisons. Saï se mit sur la pointe des pieds pour comprendre la raison de cet arrêt brutal et fronça les sourcils, peinant à comprendre le spectacle qui s'offrait à eux.

Ils n'étaient pas seuls. Deux jeunes gens leur tournaient le dos. Ils se tenaient face à un mur, un seau à leur pied. L'un d'eux, armé d'un pinceau, étalait de grandes lettres écarlates dégoulinantes sur la chaux blanche du mur.

« MORT AU TR... »

Il s'arrêta un instant, le bras en l'air et consulta son camarade à voix basse avant de reprendre son œuvre.

Eliz franchit la petite place comme une furie et fut sur eux en quelques pas. Elle les attrapa par le collet.

– Par Soltan, mais qu'est-ce que vous fichez ?! leur siffla-t-elle aux oreilles.

Les deux garçons poussèrent un glapissement de terreur étranglé.

– Ne nous faites pas de mal ! bêla le premier.

– Où est Marcus, il faisait le guet, qu'est-ce que vous lui avez fait ? s'affola le second.

A cet instant, Razilda sortit de l'ombre, tenant un troisième garçon par le col de sa veste.

– Regardez ce que j'ai trouvé, annonça-t-elle. Est-ce que c'est ça, Marcus ?

– Désolé les gars, j'ai eu une envie pressante, souffla-t-il penaud.

Razilda le laissa tomber aux côtés de ses comparses.

Tous les compagnons s'étaient approchés. Yerón considéra le contenu du seau avec circonspection.

– Qu'est-ce que c'est que ça ? On dirait du sang, dit-il d'un air dégoûté.

– Ce n'est que du sang de poulet ! se hâta de répondre l'un des garçons qui avait le visage couvert de taches de rousseur. Je vous jure que nous n'avons fait de mal à personne !

– Va dire ça aux poulets, ne put s'empêcher de remarquer Hermeline.

– On voulait juste faire peur au vieil Eichler, ce sale traître qui collabore avec les Sulnites, se justifia le deuxième garçon en se dandinant sur ses longues jambes maigres. Lui montrer que la Résistance s'intéresse à son cas.

– Tais-toi donc, siffla Marcus, tentant en vain de lui flanquer un coup de pied dans les chevilles.

– Oh vraiment, alors comme ça, vous êtes des résistants, dit Eliz faussement impressionnée, mais son attention éveillée malgré tout.

– On ne fait que les aider de temps en temps, on ne sait rien d'important ! Vous pouvez nous torturer si vous voulez, ça ne servira à rien ! lança le premier avec défi.

Eliz lui asséna une calotte derrière le crâne.

– Et c'est bien ce qui aurait pu arriver ! rétorqua-t-elle. Vous avez eu de la chance de tomber sur nous. Nous avons croisé un groupe de bandits qui espérait tendre une embuscade à des résistants en mission. Je ne sais pas s'il s'agissait de vous, mais si c'est le cas, vous l'avez échappé belle. Vous devriez être plus prudents. L'un d'entre vous a peut-être la langue un peu trop bien pendue.

Les trois garçons blêmirent et s'entre-regardèrent.

– Nous sommes là depuis trop longtemps, intervint soudain Razilda, pressante. Le risque que quelqu'un nous voit augmente à chaque battement de cils. Il faut partir, laissons ces idiots.

Eliz hocha sèchement la tête à son adresse et se tourna vers les garçons.

– Allez, dépêchez-vous de finir votre truc, parce que là, ça ne veut rien dire. Et filez chez vos parents au galop.

– Traître s'écrit « aî », ajouta la princesse Hermeline avec obligeance. Si c'est ce qui te bloque.

Le premier garçon s'empressa de tremper son pinceau dans le seau de sang pour finir son travail à grands gestes, projetant des gouttelettes tout autour de lui. Le second se tourna vers Eliz.

– Merci M'dame, dit-il avec reconnaissance. On fera plus attention, promis ! Mais...

Le garçon plissa les yeux.

– ... c'est bizarre, j'ai l'impression de vous connaître. Il me semble que quand j'étais tout gamin...

– C'est impossible, mon garçon, trancha Eliz hâtivement. Maintenant décampez de là vite fait !

Comprenant que personne n'allait se faire découper en rondelles, le jeune Marcus avait pris de l'assurance. Lorsque son camarade eut terminé d'écrire, il se saisit du seau.

– Et voici la touche finale ! Pas de gaspillage ! annonça-t-il en en projetant le contenu restant contre le mur en un semblant de soulignage sanguinolent.

Enfin satisfaits, les trois garçons décampèrent dans deux directions différentes sans demander leur reste.

Les compagnons s'empressèrent de vider les lieux à leur tour.

– C'était tellement imprudent, Eliz, grommela Razilda avec contrariété. Malgré tes sermons, tu ne vaux pas mieux qu'eux.

Avant que la Rivenz outragée n'ait pu répondre, Saï et Yerón séparèrent brusquement les deux femmes en les poussant de part et d'autre.

– Peu importe, nous sommes arrivés, dit Eliz avec brusquerie en désignant une chaumière au bout de la ruelle.

Elle poussa le portillon et traversa la petite cour, suivie de ses compagnons. Arrivée devant la porte, elle y frappa une série de coups. Elle attendit une longue minute, tendant l'oreille au moindre bruit pouvant venir de l'intérieur. Rien ne bougea et elle réitéra la même série de coups. Un choc sourd retentit, puis plus rien. Eliz frappa de façon plus pressante et enfin, elle put entendre tout un chapelet de bruits variés, des pas lourds, des tintements métalliques puis finalement, le glissement d'un verrou. La porte s'entrouvrit à peine et l'occupant de la chaumière glissa un œil méfiant à l'extérieur.

– C'est moi, Eliz ! Laisse-nous entrer, vite ! souffla celle-ci, insistante, en pesant sur la porte.

Une exclamation étouffée lui répondit, et la porte s'ouvrit en grand. Ils s'y engouffrèrent tous et refermèrent prestement derrière eux.

L'homme qui leur avait ouvert avait une forte carrure qui le faisait paraître plus grand qu'il ne l'était réellement. Son visage s'ornait d'une moustache et d'une barbe roux foncé, fournies mais taillées avec soins. Il lâcha la hache dont il s'était armé et, à la stupéfaction de ses compagnons, il serra Eliz dans ses bras avec une force à la soulever de terre.

– Eliz ! On m'avait annoncé que tu avais péri à la bataille de Schelligen. Quel soulagement ! s'écria-t-il.

Lorsqu'il la lâcha enfin, il ne chercha pas à cacher son effarement.

– Qu'est-ce qui t'amène ? Qui sont tous ces gens ? demanda-t-il en considérant les membres du groupe hétéroclite qui avait envahi sa demeure.


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